Ernesto Cardenal (1925–2020), poète, révolutionnaire et prêtre
Il se disait chrétien et marxiste. Il considérait que la poésie avait été la grande affaire de sa vie. Il fut aussi un adversaire résolu de la dictature somoziste au Nicaragua et ministre de la Culture de 1979–1987 dans le gouvernement sandiniste.
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Théologien de la libération, Ernesto Cardenal fut suspendu par Rome, avec son frère Fernando (jésuite, ministre de l’Éducation de 1984 à 1990) et un autre père, Miguel D’Escoto. Ainsi interdit de célébrer la messe et d’administrer les sacrements, il ne reniera pourtant rien de ses engagements.
Il participe à un premier assaut contre la dictature en 1954, dont l’échec le mènera en exil aux États-Unis. Ordonné prêtre (cistercien) en 1965, il fonde une communauté monastique et utopique dans les îles de Solentiname, au milieu du lac Nicaragua. Son Évangile de Solentiname, paru en 1966, est le récit de cette expérience impliquant l’alphabétisation des paysan·ne·s et pêcheurs·euses locaux et le développement de leur potentiel artistique. Il appuie la lutte du Front sandiniste de libération nationale (FSLN).
Francis Combes, poète et éditeur français, définit ainsi la poésie de Cardenal dans L’Humanité : « L’idée de la poésie qui était la sienne était celle d’une parole partageable, aussi accessible que possible, à la fois sensible et rationnelle. Il faisait figure de chef de file de tout un courant qu’on a baptisé l’extériorisme ou la poésie conversationnelle. »
Les funérailles d’Ernesto Cardenal furent perturbées par quelques sympathisants du dictateur Daniel Ortega, avec lequel le prêtre et ancien ministre avait rompu en 1988. Il quittera le FSLN en 1994. Un de ses derniers actes politiques sera la publication, en juin 2018, d’une lettre ouverte à Daniel Ortega, critiquant sa trahison des idéaux révolutionnaires et dénonçant la répression qui s’abattait sur les manifestant·e·s.Nous publions ci-dessous un poème inédit en français d’Ernesto Cardenal. (DS)
BARRICADE
Ce fut la tâche de tout le monde.
De ceux qui sont partis sans embrasser leur mère
Pour qu’elle ne sache pas qu’ils s’en allaient.
Celui qui a embrassé pour la dernière fois sa fiancée.
Et celle qui est sortie des bras de son fiancé pour saisir un fusil.
Celui qui a embrassé la grand-mère qui lui servait de maman
Et lui a dit qu’il revenait, a pris sa casquette et n’est pas revenu.
Ceux qui demeurèrent des années dans la montagne.
Des années dans la clandestinité, dans des villes plus dangereuses que la montagne.
Ceux qui servaient de courriers dans les sombres sentiers du nord,
Ou chauffeurs à Managua, chauffeurs de guérilleros tous les soirs.
Ceux qui achetaient des armes à l’étranger en traitant avec des bandits.
Ceux qui organisaient des meetings à l’étranger avec drapeaux et mots d’ordre
Ou foulaient le tapis de la salle d’audience de quelque président.
Ceux qui attaquaient les casernes au cri de «Patrie libre ou mourir! »
Le garçon qui surveillait au coin d’une rue libérée, le visage couvert d’un mouchoir rouge et noir.
Les enfants transportant des pavés de rues – qui furent un négoce de Somoza – pour faire des barricades dans le village
Celles qui portaient du café aux muchachos qui étaient sur les barricades.
Ceux qui ont réalisé des tâches importantes et ceux qui en faisaient de moins importantes.
Cela fut la tâche de tous.
En fait, nous avons tous mis des pavés sur la grande barricade
Ce fut la tâche de tout le monde. D’un peuple uni.
Et nous l’avons fait.
Traduction de Claude Lacaille, en hommage à E. Cardenal. Mondialisation.ca
Avili – Asservi – Abandonné – Méprisé
Les poèmes d’Ernesto Cardenal ont inspiré un autre chrétien de gauche, tout aussi réfractaire à l’embrigadement ecclésiastique, le compositeur suisse de musique contemporaine Klaus Huber (1924–2017). L’oratorio politique « Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet » repose pour l’essentiel sur des textes de Cardenal. Selon le livret du CD, « Des idées religieuses et politiques s’allient dans cet oratorio pour former la vision artistique d’une humanité qui se libère elle-même de ses chaînes et prend en main son destin : la compassion avec les opprimés, l’appel à la résistance politique et la promesse de la transcendance fusionnent en un alliage inimitable – une utopie chrétienne-socialiste tout à fait conforme à l’inspiration de Cardenal et de ses compagnons dans la foi. » (NEOS, 10809)
Contrairement à une idée reçue, la musique classique contemporaine n’est pas toujours coupée du monde. En témoignent deux œuvres récentes écrites sur la tragédie des migrant·e·s en mer Méditerranée. L’une, du compositeur français Philippe Manoury, s’intitule « Lab.Oratorium », l’autre, commandée par quatre des plus grands orchestres italiens, du compositeur hongrois Peter Eötvös, porte un titre plus explicite : « Alle vittime senza nome ».