Guerre contre l’Ukraine

Quel internationalisme face à ce basculement global?

Nous publions l’introduction de Hanna Perekhoda d’une conférence à Zurich le 2 juillet 2022. Cette réunion nationale a permis à une cinquantaine de militant·e·s de discuter des prochaines actions de solidarité en Suisse.

Le Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine et contre la guerre regroupe des représentant·e·s de multiples collectifs, organisations politiques et syndicales de gauche de nombreux pays. Le réseau part du principe que la solidarité internationale doit se constituer par en bas, en dialogue avec les organisations ukrainiennes, en privilégiant leur point de vue. Au mois de mai, une délégation de membres du réseau qui représentait une douzaine de pays s’est rendue en Ukraine afin de rencontrer les militant·e·s de gauche, les syndicats, les organisations féministes, antiracistes et antifascistes ukrainien·ne·s. 

La responsabilité de l’Occident

Tout d’abord, nous avons constaté une forte unanimité des camarades ukrainien·ne·s quant à l’analyse de la nature de cette guerre. Il s’agit pour elles et eux d’une agression nourrie par les prétentions impérialistes de la Russie, une agression absolument injustifiée et injustifiable. Toutes les personnes que nous avons rencontrées considèrent que le peuple ukrainien a le droit absolu à l’autodéfense et participent à la résistance armée soit directement, soit indirectement. Directement, dans la mesure où les membres de la plupart de ces organisations sont partis au front. Indirectement, parce que leurs camardes sont engagées dans des campagnes de collecte d’argent et de matériel pour la défense. Ces campagnes sont organisées y compris par des collectifs qui peuvent tout sauf être soupçonnés de sympathie initiale pour le militarisme viriliste. Par exemple, le coopératif Queer Lab réunissant les personnes LGBTQI+ verse actuellement 50% de son revenu à l’armée. 

S’il y a une critique de l’Occident qui se dégageait des discours que nous avons entendus, celle-ci pointait son hypocrisie. Les pays occidentaux ont nourri le monstre en continuant leur business as usual avec la Russie poutinienne et en fermant les yeux sur sa guerre coloniale atroce en Tchétchénie, l’annexion de la moitié de la Géorgie, les bombardements des civils en Syrie et l’intervention militaire en Ukraine. Même l’invasion de l’Ukraine, une violation des normes sécuritaires européennes à l’échelle sans précédent depuis la Deuxième Guerre mondiale, ne les empêche toujours pas d’acheter du gaz et du pétrole chez Poutine. Si son régime subsiste aussi longtemps, c’est qu’il existe à son égard un laissé faire, voir une complicité active, notamment dans des les milieux économiques et politiques d’Europe qui sont soit directement corrompus par la Russie, comme l’Allemagne, soit préoccupés avant tout par leurs intérêts financiers, comme la Suisse. 

Leur deuxième critique porte sur le soutien économique, diplomatique et militaire insuffisant. Il faut rappeler que le 24 février, la proposition faite au gouvernement ukrainien par les Étasuniens était la fuite et la capitulation. On assistait non seulement à un refus très ferme d’imposer la No Fly Zone, mais aussi à une très grande prudence sur la question de l’envoi des armes. L’Ukraine devait cependant faire face à la deuxième armée la plus puissante au monde. Même après les 5 mois d’aide militaire occidentale « massive », les combattants manquent presque de tout : casques, gilets pare-balles, médicaments, etc. Les réseaux des bénévoles, y compris les syndicalistes, essaient de se les procurer par eux-mêmes pour équiper leurs collègues qui partent au front. Quand on demande aux camarades ukrainien·ne·s quelles formes d’aide pourrait-on leur fournir, ils commencent invariablement par évoquer ces besoins matériels des combattant·e·s.

Cela ne veut pas dire qu’il existe chez nos camarades ukrainien·ne·s des illusions quant à la nature de l’OTAN, quant aux motivations plus particulièrement des États-Unis. Mais pour eux, il est erroné de penser que l’échec militaire russe va nécessairement renforcer les velléités interventionnistes l’OTAN. Au contraire la victoire l’impérialiste russe en Ukraine va inévitablement renforcer l’instabilité géopolitique mondiale et nourrir d’autres guerres d’agression. Il s’agit pour les Ukrainien·ne·s d’une attaque de l’impérialiste contre une ancienne colonie. Ils voient leur résistance comme une lutte décoloniale, une résistance unanime de tout le peuple contre l’envahisseur. Les féministes ukrainiennes, dans leur Manifeste Le droit de résister exigent avant toute autre chose «le droit à l’autodétermination, la protection de la vie et des libertés fondamentales et le droit à l’autodéfense (y compris armée) pour le peuple ukrainien – ainsi que pour les autres peuples – contre l’agression impérialiste».

Que veulent les Ukrainien·ne·s ?

Les Ukrainien·ne·s n’exigent pas seulement la paix, ils exigent le retrait immédiat des troupes d’occupation de tout le territoire ukrainien. Pour elles et eux, la paix ne peut pas signifier le démembrement du pays au mépris de son indépendance. Des voix qui s’élèvent pour appeler la victime de l’agression à faire des concessions à l’agresseur «au nom de la paix» ne sont pas une nouveauté historique. En montrant une copie de l’accord de Munich en 1938, qui laissait Hitler envahir les Sudètes, le premier ministre britannique Chamberlain avait déclaré qu’il apportait «la paix pour sa génération». Onze mois plus tard, la guerre mondiale a éclaté… On peut continuer à apaiser Poutine et le ménager, mais l’histoire nous montre que tant que l’agresseur n’est pas arrêté sur le champ de bataille, la guerre continuera et avancera inévitablement plus loin.

L’objectif pour les Ukrainien·ne·s est bien évidemment de terminer cette guerre. Mais il ne s’agit pas de prôner la paix à tout prix, comme peuvent le faire ceux qui occupent des positions du pacifisme abstrait ou de l’opposition de principe à toute implication occidentale dans une guerre. Cette position ne permet pas de saisir la spécificité du projet néocolonial de la Russie, ni d’entendre la voix des Ukrainien·ne·s, ni de reconnaître leur droit à l’autodéfense. Le pacifisme abstrait laisse tomber le sujet de la lutte. En appelant abstraitement à la paix, il ne propose pas de moyens réalistes d’y parvenir. La position du réseau consiste à reconnaître le droit des Ukrainien·ne·s à la résistance (armée et non armée), qui s’est affirmée comme un phénomène populaire massif, débordant largement l’appareil de l’État. 

Il faut aussi noter que l’unité de la résistance face à l’envahisseur n’a pas fait disparaître les conflits de classe. En pleine guerre, le gouvernement ukrainien tente d’adopter une loi qui prévoit toute une série de dérogations par rapport au Code du travail: facilitation des contrats à durée déterminée, possibilité de changement des conditions de travail sans respecter un délai de préavis, etc. Le rôle du réseau c’est donc d’appuyer la lutte de la gauche ukrainienne à la fois contre l’agresseur impérialiste russe et les mesures antisociales de son propre gouvernement, en soutenant les organisations comme Sotsialny Rukh

Pour lutter, il faut d’abord vivre

C’est une idée essentielle qui revenait à chaque fois dans les discours des Ukrainien·me·s. L’occupation russe signifie concrètement non seulement la fin du syndicalisme indépendant, des mouvements féministe et LGBT, ainsi que globalement la fin de tout mouvement social et politique de contestation, mais elle signifie avant tout des meurtres arbitraires, des viols comme arme de guerre, des tortures, des disparitions, des déplacements forcés. C’est la raison pour laquelle les féministes, pourtant très fermes dans leur critique de la militarisation soutiennent, elles aussi, l’armée. Pour elles il s’agit non seulement de la survie même du mouvement féministe en Ukraine, mais de leur survie physique tout court. «Si la société ukrainienne dépose les armes, il n’y aura plus de société ukrainienne, si la Russie dépose les armes, la guerre prendra fin» dit leur manifeste.

Que faire en Suisse ?

  1. Dénoncer clairement l’agresseur. Insister sur le caractère colonial et impérialiste de l’invasion russe. Soutenir le peuple en lutte contre l’oppresseur c’est notre devoir internationaliste élémentaire. 
  2. Déclarer clairement que défendre le droit de résistance armée des Ukrainiens ne peut pas servir de prétexte au réarmement et à la militarisation dans nos pays. Insister sur le fait que la droite qui veut augmenter les budgets militaires de la Suisse, alors que ces mêmes milieux ont rendu possible cette guerre qui menace la sécurité européenne. Ils l’ont rendue possible en protégeant les intérêts russes et en mettant à disposition des fauteurs de guerre russes tous les outils nécessaires pour éviter les sanctions. 
  3. Exiger des sanctions, allant jusqu’à la confiscation de la propriété des oligarques russes pour compenser les dégâts causés par la guerre. Dans les coffres de banques, on trouve environ 200 milliards de francs appartenant aux oligarques russes. Jusqu’à présent, environ 5% du total ont été gelés. La Suisse applique les sanctions de manière inefficace, et c’est délibéré. Le refus de s’engager activement dans la recherche des avoirs russes sera tout simplement l’un des plus grands scandales de l’histoire récente de la Suisse. Nous devons, au minimum, le dénoncer publiquement. 
  4. Plus de 65 milliards d’euros d’énergies fossiles ont été payés à la Russie par l’UE depuis le début de l’invasion. Cette somme dépasse largement tout aide à l’Ukraine de la part de ces pays pris ensemble. La Suisse est une plate-forme centrale de négociation pour la vente du pétrole et du gaz russes. Il faut donc exiger l’adoption d’une réglementation stricte du commerce des matières premières, exiger un embargo sur le gaz et le pétrole russe ainsi que le lancement d’un programme de transition énergétique pour mettre fin à la dépendance des hydrocarbures et aux dérives politiques qui en découlent. 
  5. Exiger l’accueil inconditionnel de tous les réfugiés, indépendamment de leurs origines, qui fuient l’Ukraine et les autres pays en guerre.
  6. Apporter le soutien, tant financier et matériel que symbolique, au peuple ukrainien en lutte. Soutenir la gauche ukrainienne pour que l’Ukraine puisse devenir véritablement démocratique et que la reconstruction du pays ne se fasse pas au détriment des travailleurs·ses.

Hanna Perekhoda