Le compromis racial et sexuel des femmes d’extrême droite

Les sympathies féminines pour l’extrême droite sont en hausse ces dernières années. Dans son livre Les vigilantes, Léane Alestra analyse cette dynamique en l’inscrivant dans une réflexion plus globale sur les rapports entre genre et race dans les sociétés contemporaines. Entretien avec l’autrice.

Manifestantes du collectif Némésis
Militantes du collectif d’extrême droite Némésis protégées par la police lors de la manifestation du 8 mars 2025 à Paris
Nemesis

L’objectif du livre, c’est plutôt d’expliquer en quoi notre société peut créer des femmes d’extrême droite et pourquoi l’extrême droite a besoin de créer un certain type de femmes. Même si j’ai travaillé dessus lors de mon mémoire de master, ce n’est donc pas un livre sur les groupuscules d’extrême droite – je n’en suis pas spécialiste, d’autres personnes ont une connaissance bien plus fine de ces groupes. Je ne voulais pas réfléchir uniquement sur l’extrême droite, je voulais plutôt expliquer en quoi cette dernière est la face émergée de l’iceberg, de quelque chose de plus profond.

Un autre objectif, c’était de montrer la «complexité» des femmes et bousculer les travaux qui sont produits sur elles aujourd’hui. Les savoirs sur les femmes ayant été produits par des hommes pendant longtemps, les nouvelles recherches visent souvent à rétablir la vérité sur les femmes et à leur donner une image méliorative, notamment pour annihiler les stéréotypes misogynes qui les visent. Là-dedans, il n’y a généralement pas l’espace pour la complexité de dire qu’il existe des femmes d’extrême droite.

Le dernier élément que je trouvais important, c’est de clarifier la notion de fémonationalisme par rapport aux usages militants qui en sont faits. Celui-ci est très structurant dans la sphère politique, il ne se réduit pas du tout à l’extrême droite. Quand elle le formule, Sara R. Farris vise le féminisme d’État: elle critique l’institutionnalisation du féminisme, qui passe par un tamis nationaliste. 

En se focalisant uniquement sur les violences sexistes et sexuelles, sans rappeler qu’elles découlent d’une domination hétéro-­patriarcale solidement ancrée dans des rapports matériels, on les traite surtout comme une urgence punitive. En coupant les violences de leurs causes sociales, on renforce le réflexe sécuritaire ambiant: au lieu de transformer les structures qui les rendent possibles, on réclame encore davantage de police et de sanctions.

En plus de ça, le climat raciste (qui est le principal versant du climat sécuritaire) laisse certaines femmes blanches de classe moyenne penser que les enjeux de race peuvent passer avant les enjeux de genre. Cela repose notamment sur l’idée que le grand méchant, c’est l’homme racisé, qui s’approprierait complètement la rue. On retrouve aussi la croyance selon laquelle de nombreux lieux, y compris publics, seraient interdits aux femmes dans les grandes villes, et notamment à Paris.

Il faut aussi considérer le sujet à travers la recherche de respectabilité de l’extrême droite: des femmes politiques comme Marine Le Pen, Alice Weidel ou Giorgia Meloni représentent ainsi une forme de maternalisme nationaliste, qui peut rendre plus acceptable l’extrême droite aux yeux de certaines électrices. Au sein de l’extrême droite, les femmes apparaissent comme les gardiennes de la respectabilité et de la normativité.

Elle ne promet pas aux femmes de les protéger des hommes. Quand des hommes blancs sont accusés de violences sexuelles, l’extrême droite ne fait rien pour défendre les victimes. Ce qu’elle promet aux femmes, c’est qu’elles seront au-dessus des hommes racisés: si l’un d’entre eux les touche, il sera puni. En échange, elles restent toujours la propriété des hommes blancs. C’est un pacte racial!

Aucune amélioration matérielle de leurs conditions de vie n’est ainsi promise aux femmes. Cela s’inscrit dans le pessimisme ambiant: puisqu’il ne serait pas possible de changer le système, l’extrême droite ne promet pas des choses en plus aux femmes, mais elle leur offre plutôt l’opportunité d’exercer leur violence contre les corps racisés et contre les corps queer. C’est un défouloir de violence qui leur est ainsi concédé.

Le contrat de vigilance ne concerne pas que les femmes de droite et d’extrême droite, mais bien toutes les femmes. C’est un concept que je propose pour dépasser la notion de contrat sexuel qui avait été posée dans les années 70, car les droits des femmes ont quand même avancé: on ne peut plus dire qu’elles sont mises en-dehors de la citoyenneté – en tout cas, pas toutes les femmes, mais seulement celles qui ne cochent pas les cases de la blanchité, de l’hétérosexualité et de la respectabilité.

Comme le titre du livre, le con­cept est une référence au vigilantisme, une doctrine réactionnaire mais qui est appréhendée de manière complètement dépolitisée dans notre société – faire preuve de vigilance est effectivement perçu positivement. Le contrat de vigilance repose sur une double surveillance:  il est exigé des femmes qu’elles soient vigilantes vis-à-vis d’elles-mêmes, mais également qu’elles soient vigilantes vis-à-vis des autres femmes. Cette vigilance concerne aussi bien le fait d’être minces et de respecter certaines exigences d’apparence que de se conformer à certains comportements attendus des femmes – bref de rentrer dans la norme hétéropatriarcale de la respectabilité féminine.

C’est une proposition qui découle de discussions avec le philosophe Tanguy Grannis et la sociologue Hanane Karimi, spécialistes de l’agency, c’est-à-dire de la capacité d’agir des individus au sein d’environnements sociaux qui les déterminent. L’anthropologue Saba Mahmood développe la notion de docile agency qui décrit la manière dont certaines femmes naviguent dans l’ordre hétéropatriarcal en misant sur la docilité pour s’y ménager une place plus stable et confortable. Autrement dit, il n’y a pas de remise en cause du système ou de recherche d’émancipation, c’est plutôt une stratégie individuelle. 

Cette notion de docile agency ne permet toutefois pas de montrer comment certaines femmes – ou certaines minorités, plus largement – écrasent d’autres groupes afin d’arriver à leurs fins. Toutes les personnes qui se situent à l’intersection de plusieurs groupes sociaux minorisés sont ainsi susceptibles de faire preuve de dark agency pour défendre leurs intérêts particuliers contre ceux d’autres groupes minorisés. Le concept insiste ainsi sur la part sombre de l’agency, qui ne s’attaque pas aux conditions matérielles des vies minoritaires mais qui consiste en revanche en un exercice de violence contre l’Autre.

Le concept de dark agency complète celui de contrat de vigilance, en insistant davantage sur certaines stratégies individuelles. Cela permet notamment de caractériser les comportements de certaines transfuges réactionnaires, qui ont basculé vers l’extrême droite à partir des questions de genre, notamment par la transphobie.

Il y a toujours eu des femmes à l’extrême droite, voire des mouvements de femmes d’extrême droite. Des archives montrent par exemple que le fascisme italien comptait notamment une section féminine. La différence avec la situation actuelle, c’est plutôt la présence de femmes à la tête de mouvements d’extrême-droite. Beaucoup de choses ont changé entre temps: à l’époque, les femmes n’avaient pas le droit de vote, et les droits politiques étaient extrêmement réduits. 

Dans une perspective historique, il serait sûrement intéressant de creuser davantage sur le franquisme pour affiner l’analyse: dans l’administration franquiste, on retrouve effectivement quelques femmes placées très haut dans la hiérarchie. Il faut noter que c’est un régime fasciste qui a duré plus longtemps que l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste, et qui fut ainsi contemporain de vastes mobilisations féministes. 

Aujourd’hui, l’extrême droite insiste tout particulièrement sur le maternalisme nationaliste de ses dirigeantes, qui peut donner une dimension soi-disant plus douce. Ces dernières s’inscrivent généralement dans un héritage familial qui légitime leur place au sommet de la hiérarchie: Giorgia Meloni est engagée dans le néofascisme italien depuis son adolescence et présentée comme «mère de la nation» italienne, Marine Le Pen est l’héritière d’un dirigeant d’extrême droite, Alice Weidel est une petite-fille de nazi, etc. 

Cela peut sembler différent dans le cas de Trump, car le mouvement MAGA est empreint de virilisme et le président étasunien surfe sur la nostalgie misogyne de Reagan. En réalité, on a pu retrouver des femmes très haut dans l’administration trumpiste – même si elles ont souvent été évincées depuis.

Avancée par Geneviève Pruvost dans ses travaux sur la violence des femmes policières, le concept de «virilité alternée» permet bien d’analyser l’ambivalence du rapport aux normes de genre de groupes féminins d’extrême droite comme Nemesis: sur certaines photos, elles posent avec des armes à feu en performant une forme de virilité ; sur les photos suivantes, elles apparaissent en robes longues avec des fleurs blanches, les cheveux au vent. Jouer sur ces deux tableaux présente certes des intérêts en termes de communication, mais cela leur est également utile en interne. Elles montrent ainsi qu’elles sont capables d’exercer de la violence afin de légitimer leur place au sein de l’extrême-droite, tout en rassurant les hommes de leur camp en respectant également les normes de genre.

Je suis plutôt d’accord avec elle, et certaines évolutions récentes du mouvement féministe français lui donnent également raison. Lorsque Marlène Schiappa a été nommée ministre, certaines franges du mouvement féministe ont collaboré avec elle en pensant qu’elle pouvait vraiment être une alliée. Cela ne fut possible qu’en raison d’un important niveau de dépolitisation des questions féministes au début de la vague MeToo. Rapidement, les critiques se sont structurées et l’action de Schiappa a été identifiée comme fémonationaliste, bien plus que féministe. 

La Coordination féministe a émergé, permettant de réorienter le mouvement en avançant sur des sujets de fond. C’est le fait de se coordonner, de débattre ensemble et d’être dans une forme de transversalité a permis de construire une ligne féministe plus juste. Beaucoup de collectifs mettent aujourd’hui la question des femmes d’extrême droite à l’ordre du jour. Cela montre bien qu’il y a un intérêt militant pour prendre en charge cet enjeu et ajuster les réponses féministes y étant apportées.

Une première nécessité, c’est de tenir une ligne sur les questions matérielles et limiter les discours et revendications purement symboliques. Une autre piste serait de prioriser le maillage et la coordination entre groupes féministes, mais aussi avec les autres mouvements sociaux. Enfin, il me semble important de cultiver une forme de joie et de créativité dans les modes d’action qui permet de justement lutter contre le pessimisme ambiant. Celui-­ci sert les intérêts de l’extrême droite, parce qu’en se disant que rien ne peut changer, cela devient chacun pour soi. Tout ça doit permettre, depuis les marges jusqu’au centre, de construire un projet de société qui ne soit pas seulement contre l’extrême droite, mais qui vise vraiment l’émancipation sociale de toutes et tous.

Propos recueillis par Antoine Dubiau