Ouvrir les portes des crèches pour collectiviser le travail du care
Entretien avec Antonia Undurraga, éducatrice sociale et maman solo, autour d’un projet d’ouvertures nocturnes des crèches pour y accueillir des repas collectifs de quartier.

Peux-tu nous présenter «La Table du soir»?
C’est un projet qui est parti d’un double constat, lié à ma propre expérience personnelle et professionnelle.
Premièrement, en tant que maman solo, je faisais le constat que les moments de fin de journée avec mes deux enfants, notamment la préparation des repas du soir après une journée de travail fatigante, représentaient bien plus des moments de tension que des vrais moments de partage entre eux et moi. Je le vivais comme quelque chose de désagréable.
En tant que travailleuse dans une crèche, je me suis ensuite rendu compte que ce ressenti était en fait partagé très largement par les familles dont on accueille les enfants, et ça peu importe la configuration familiale (monoparentale ou biparentale) et même le statut socio-économique, même s’il y a évidemment des variations de degré. Et il y avait ce constat très pratique que les crèches sont des espaces qui disposent d’une infrastructure destinée à l’accueil et aux soins des enfants (cuisine, réfectoire, espaces de jeu, espaces de repos, etc) et qui, le soir, sont fermées.
C’est là qu’est née l’idée au centre de «La Table du soir»: faire de ces espaces inutilisés des lieux gratuits où des personnes habitant le quartier – les familles avec enfants bien sûr mais aussi des personnes âgées seules – puissent se réunir pour organiser collectivement ces tâches de soin que sont la préparation du repas ou le fait de jouer avec les enfants.
L’idée centrale, c’est d’apporter un soutien aux familles, sur le plan matériel – mais aussi dans une perspective de care – de lutter contre l’isolement et de renforcer la cohésion sociale et la solidarité intergénérationnelle au sein d’un quartier, par la convergence au sein d’un même espace de ces différents groupes de personnes.
L’idée c’est aussi de sortir de la logique prestataires – bénéficiaires qui organise en général le travail social et le travail de soin. À «La Table du soir», tout le monde participera à l’organisation concrète de la vie collective et en bénéficierait (élaboration d’un menu avec des invendus, préparation du repas, rangement et nettoyage de l’espace, activités pour les enfants…).
Je suis partie de cette image qu’on utilise dans le secteur de la petite enfance selon laquelle il faut un village pour élever un enfant, pour étendre cette idée en dehors des horaires d’ouverture de la crèche et comme un moyen pour venir adresser certains des problèmes rencontrés dans des cellules familiales nucléaires individualisantes.
En arrière-fond, même si ça n’a pas été pensé comme tel au départ, ce projet s’inscrit dans une dynamique plus large et une forme de circulation de pratiques de collectivisation du travail reproductif auxquelles je me suis beaucoup intéressée dans le cadre de mon engagement féministe et de discussions collectives sur la question du care. Et d’ailleurs il y a des défis concrets qui vont se poser sur comment éviter que des dynamiques patriarcales d’organisation du travail du care se reproduisent dans ce lieu. Autrement dit, comment éviter qu’après quelques semaines seulexs les personnes sexisées prennent la charge de la préparation des repas, pendant que les autres discutent entre eux ou remplissent des tâches plus valorisées socialement, comme celle de jouer avec les enfants.
Concrètement, le projet s’organisera autour d’une structure associative que je suis en train de monter avec d’autres personnes qui sont aussi issues du secteur de la petite enfance ou de l’animation socioculturelle. Les premières soirées d’ouverture auront lieu au printemps 2026.
Quels liens peux-tu faire entre ce projet et le contexte actuel d’austérité budgétaire et de coupes dans les services publics?
Avec son plan d’austérité, le Conseil d’État vient attaquer le service public et diminuer ses possibilités, alors qu’il faudrait au contraire en augmenter les moyens financiers et en termes de personnel. «La Table du soir» est une initiative qui part de citoyen·nes et vise à combler un manque de collectivisation des tâches liées à l’éducation, au care, à la reproduction sociale.
Pour moi, dans l’idéal, ce serait à l’État de venir garantir cette collectivisation. D’ailleurs le but à moyen terme est d’obtenir des subventions publiques pour permettre la pérennisation du projet et son développement à d‘autres structures que la crèche dans laquelle je travaille. Mon rêve, c’est qu’à ma retraite, il y ait des espaces comme ça dans tous les quartiers de Lausanne!
Plus largement, je pense que c’est une piste, à petite échelle pour le moment, pour dessiner un horizon concret de contre-exemple de ce à quoi les politiques austéritaires actuelles vont nous mener. Contre l’individualisation, l’isolement et la précarisation, trouver d’autres manières de faire collectivité et repenser le travail social et d’éducation comme quelque chose qui nous concerne bien touxtes!
Propos recueillis par Noémie Rentsch