Réflexions sur la violence et létat du mouvement
Réflexions sur la violence
et létat du mouvement
Après Göteborg, les manifestations de Gênes ont reposé la question du rapport à la violence. Un débat indispensable au sein du mouvement contre la mondialisation néolibérale.
Le capitalisme, comme les autres systèmes basés sur la domination dune classe sociale sur lensemble de la société, a été instauré dans la violence. Il a construit un mode de domination qui mélange de façon différente, suivant les époques et les circonstances, violence directe et recherche dun consensus visant à masquer la brutalité oppressive du système, les grandes avancées sociales ayant toujours eu lieu dans un contexte daffrontements plus ou moins violent.
Enjeux stratégiques
Pour lutter contre ce système, lemploi ou le refus de la violence dans laction quotidienne a été historiquement surdéterminée par une perspective «stratégique» globale. Il importe donc de revenir rapidement sur ces débats avant de traiter de la situation actuelle.
Dès lorigine le mouvement ouvrier a été divisé sur le type de réponse à mettre en oeuvre. Deux grandes orientations ont vu le jour. Lune visait par une accumulation pacifique à gagner petit à petit des positions de force dans la société, arriver ainsi au pouvoir et imposer de cette manière aux classes dominantes des changements radicaux. Dans ce cadre, la violence nétait conçue que comme défensive, en cas de «provocation de la bourgeoisie», ou comme coup de pouce final si celle-ci ne se résignait pas à sa défaite. Lautre indiquait que, jamais les classes dominantes navaient abandonné la moindre parcelle de pouvoir sans se battre, que laffrontement était inévitable – ce dautant plus que lappareil dEtat se renforce jour après jour -, quil fallait donc le préparer et y «préparer les masses» de façon consciente.
Aucune de ces deux orientations na fait la preuve de sa pertinence. La première appliquée de façon sincère a abouti à des tragédies – le cas le plus récent est celui du Chili de lUnité populaire -, ou a été le plus souvent la simple couverture de lacceptation du système et a même servi à justifier lemploi de la répression contre les forces les plus radicales. La seconde a aussi connu des échecs sanglants, mais surtout ses succès ont été éphémères. Si, la dégénérescence des révolutions russes, chinoise, cubaine… ne peut être simplement expliquée par ce seul facteur, le rapport particulier quelles ont entretenu avec la violence y a joué un rôle important. De plus, la théorisation de la violence, voire son exaltation, a des conséquences au quotidien sur le comportement des individus et sur la culture développée dans les organisations qui la pratiquent. Elle ne fait pas bon ménage avec lexistence de débats ouverts et la mise en uvre de processus démocratiques.
Violence et mouvement social
La violence nest pas un moyen technique neutre et a des conséquences sur ceux qui la mette en oeuvre, sur la société qui la promeut et elle en vient inévitablement à dominer les autres rapports sociaux. Il est vain de croire quelle pourrait être contenue dans un «ailleurs» et ne pas toucher ceux qui lemploient. Lidée que la violence ne puisse sappliquer que contre les classes dominantes est largement illusoire et le «pas de violence dans le mouvement ouvrier» na été historiquement quun voeu pieux. De même, la distinction maoiste entre «les contradictions au sein du peuple» qui se résoudraient pacifiquement et «les contradictions entre le peuple et ses ennemis» où la violence pourrait être employée ne résoud aucun problème: quels sont ceux qui décident qui fait partie du peuple ? Lemploi de la violence contre les dominants a inévitablement des conséquences sur les dominés eux-mêmes et se propage en leur sein.
Cependant, laffirmation de la non-violence ne résout pas nos problèmes. Se dire non-violent nentraîne pas que ceux den face le soient aussi. Lexpérience gandhienne de la non-violence sest accompagnée de nombreux massacres par larmée britannique et na pas empêché que les indiens se massacrent entre eux par la suite. De plus, chacun sait que nombre de manifestations pacifiques ont été et sont lobjet de répression de la part des gouvernements, Gênes en étant lexemple le plus récent.
Ce bilan rapide du passé nous mène au cur de nos difficultés actuelles. Il nous faut reconstruire une nouvelle perspective stratégique et cela ne peut se faire quà partir de létat actuel des mouvements et en se réappropriant les débats du passé. Il est chimérique de croire que le capitalisme acceptera de se voir imposer sans réagir violemment des mesures qui remettent radicalement en question son fonctionnement. Comment se préparer à cette violence, comment y répondre ? Nous navons pas aujourdhui de réponse claire à ces questions. Cest cette impasse stratégique qui rend les débats actuels compliqués et peu lisibles.
Que cherchait Berlusconi?
Le mouvement contre la mondialisation libérale a connu depuis Seattle un développement important. Ce développement touche tant le rythme des mobilisations que leur ampleur et est porteur dune radicalisation croissante en particulier dans la jeunesse. Mais, et cest le fait essentiel, ces mobilisations ne sont que la pointe avancée de lévolution globale des opinons publiques, au moins dans les pays capitalistes développés. Non seulement ces mouvements gagnent en force, mais ils rentrent en résonance avec les préoccupations de secteurs de plus en plus importants des populations.
Le risque de récession, loin de remettre en question cette évolution accélère les prises de conscience comme la montré les réactions face aux «licenciements boursiers». Cet écho croissant des thèmes portés par le mouvement a mis les gouvernements sur la défensive sur le plan idéologique et a accéléré la crise de légitimité des institutions internationales, même si cela na en-traîné aucun changement dorientation de leur part. Cest ce lien grandissant à lopinion publique qui est le dan-ger principal pour les gouvernements, cest ce lien quils veulent casser. Cest dans ce cadre, après Göteborg, quil faut comprendre lattitude de Berlusconi lors du sommet de Gênes. Au-delà de dérapages quentraîne toute opération policière, le gouvernement italien (avec laval des autres gouvernements ?) a fait le choix de sattaquer à lensemble des composantes du mouvement sans distinction. Dune part, il sagissait de criminaliser lensemble du mouvement espérant ainsi le marginaliser dans lopinion publique, de lautre, de le diviser afin dessayer dintégrer ses composantes les plus modérées. Ce nest pas lattitude des Black Blocks qui est à lorigine des violences policières, mais un choix politique du gouvernement italien. Si les Black Blocks navait pas été là, nul doute que le gouvernement eût trouvé un autre prétexte.
Raisons dun auto-goal
Cependant, le caractère visible des provocations policières, lampleur de la répression ont eu leffet inverse à celui qui était recherché par le gouvernement italien. La condamnation de lattitude du gouvernement a été le fait dorganisations qui navaient pas appelé à Gênes et loin de minoriser le mouvement, cela la amplifié. Son impact dans lopinion publique sest encore affermi, ce dautant plus que les premières inculpations par la justice italienne confirment la thèse de la provocation policière.
Cette force du mouvement a eu pour conséquence un changement de ton de la plupart des gouvernements qui ont été obligés de condamner la violence policière et de reconnaître la légitimité des problèmes posés par les manifestants, même sils ne semblent pas prêts dadopter la moindre mesure concrète. En France, le PS se divise sur cette question: le député Jean-Marie Bockel qui ne voit aucune convergence avec les manifestants de Gênes soppose à Vincent Peillon porte-parole du PS et Christian Paul membre du gouvernement qui les soutiennent (à la veille délections, mieux vaut ne pas se couper de lopinion !). Tout cela a pour conséquence de renforçer par contrecoup le poids du mouvement dans lopinion.
Aller de lavant
Dans cette situation, nous devons remplir simultanément quatre objectifs. Dune part, nous devons maintenir et renforcer le lien avec lopinion publique, dautre part éviter un éclatement du mouvement, être capable den assumer la radicalité montante, enfin continuer par des manifestations massives den démontrer la force. Remplir ces objectifs suppose éviter un certain nombre décueils. Il faut dabord éviter une montée aux extrêmes dans les formes dactions que certains peuvent justifier par lautisme des gouvernements. Ce refus est décisif si nous ne voulons pas que les gouvernements marquent des points dans leur tentative de casser le courant de sympathie que nous rencontrons dans les opinions publiques, doù notre choix pour la non-violence. Mais ce refus doit simultanément saccompagner de la prise en charge de la radicalisation croissante dune partie du mouvement.
Cela passe par ladoption de formes daction qui intègrent symboliquement cette radicalité. Face à la violence du système, le choix de la non-violence ne peut être, ni synonyme de passivité, ni acceptation de principe de la légalité, doù le caractère «actif» de notre recours à la non-violence. Le développement ces dernières années de formes dactions radicales non-violentes par un certain nombre de mouvements sociaux – occupation des Assedic par les chômeurs, des logements vides par les sans-logis par exemple -, a permis à la fois dexprimer fortement le ras-le-bol des intéressés, de rendre visible leur combat, tout en ayant un impact positif dans lopinion publique. Il faut sen inspirer. Plus nous affirmons le caractère non-violent de nos actions, plus nous devons mettre en scène notre détermination dans des formes dactions se discutant au cas par cas.
Débat avec les Black Blocks
Cest dans ce cadre que nous devons situer nos rapports avec les Black Blocks. Même sil ne sagit pas dun groupe structuré, mais plus dune mouvance à géométrie variable, il est porteur dune orientation qui a fait le choix dune confrontation violente systématique avec la police et de la destruction des «symboles du capitalisme» (agences bancaires, voitures…). Cette orientation est justifiée par «la dégradation de la propriété comme moyen stratégique daction directe» et par lobjectif de créer des «zones autonomes libérées» ainsi que par la nécessité de réveiller une population endormie en révélant le visage répressif de lEtat. Il faut le dire clairement : cette orientation nest pas la nôtre. Elle ne peut quentraîner la minorisation et lisolement du mouvement et est propice à toutes les manipulations.
Cependant ce serait une erreur de rejeter ce courant comme étranger au mouvement et de le considérer comme étant simplement un ramassis de provocateurs. Dabord parce que, quon le veuille ou non, les gouvernements nous assimileront à eux et ce nest pas nos protestations qui y changeront quoi que ce soit… sauf à changer radicalement en matière de formes daction en sadaptant à ce que les gouvernements sont prêts à accepter. Une telle orientation signerait léclatement du mouvement et son arrêt de mort. Ensuite, parce que cette mouvance peut attirer un certain nombre de gens écoeurés par le système et qui pensent réellement pouvoir ainsi changer les choses. Ensuite et surtout parce que tout rejet brutal de ce courant ne pourra lamener quà une radicalisation encore plus grande, dont laboutissement pourrait être la mise en oeuvre dune logique Brigades rouges, qui serait utilisée par les gouvernements contre tous les mouvements sociaux. Les expériences allemandes et italiennes de la fin des années 70 sont éclairantes sur ces points. Enfin parce que leur attitude peut varier: elle nétait pas la même à Washington (avril 2000) et à Québec quà Gênes (peut-être parce que sous la même appellation se trouvaient des groupes différents). Nous sommes donc sur une ligne de crête: Il nous faut à la fois clairement indiquer que les méthodes et les orientations des Black Blocks ne sont pas les nôtres et dautre part ne pas les rejeter et tisser un dialogue politique avec eux.
Débattre démocratiquement des formes daction et des alternatives politiques
Le débat sur les formes dactions, dont le rapport à la violence nest quune partie, traverse lensemble du mouvement. Nous devons lassumer et lorganiser afin den faire un facteur dhomogénéisation politique. Dans ce cadre, il faudrait travailler à un texte international sur ces questions qui pourrait être adopté après débat par les différentes composantes du mouvement. Ce texte de référence pourrait servir de charte aux différents mouvements et comprendre un certain nombre dengagements concrets.
Dans ce cadre, il nous faut discuter de la forme que doit prendre la protection de nos cortèges et assurer notre droit à manifester. Nous devons avoir conscience que la première et la plus efficace des protections est celle qui est donnée par la force politique du mouvement et sa légitimité dans lopinion publique. Cela ne signifie pas cependant quil nous faut sous-estimer cette question. Si nous devons éviter toute militarisation de nos cortèges, qui, outre une efficacité illusoire, aurait pour conséquence de brouiller notre image, il nous faut cependant être capable de construire un cadre qui soit assez rassurant pour permettre une participation massive à nos initiatives avec la mise en place dun service dordre doté de moyens défensifs.
* Membre responsable de SUD-PTT (France) et dATTAC-France.