Précarité & mobilisation collective
Précarité &
mobilisation collective
Le sociologue Serge Paugham*, a été
invité récemment en Suisse Romande
pour présenter les résultats dune
vaste recherche sur le thème
«précarité et mobilisation collective».
Voici les éléments les plus significatifs de
ses conclusions.
La précarité sociale fait-elle obstacle à la mobilisation
collective, cest-à-dire à la capacité de faire groupe
pour tenter de renverser un rapport de domination?
Voilà une question essentielle pour celles et ceux qui
se revendiquent dun socialisme par en bas.
Pour instruire le problème, Serge Paugham part des
remarques dEmile Durkheim1 sur lintégration et la
construction dune identité et dune morale sociales
par lactivité professionnelle et la reconnaissance
collective de lutilité de chaucun-e: «La division du
travail suppose que le travailleur, bien loin de rester
courbé sur sa tâche, ne perd pas de vue ses
collaborateurs (…) Il sait quil tend vers un but quil
conçoit plus ou moins distinctement. Il sent quil sert
à quelque chose. Pour cela, il nest pas nécessaire
quil embrasse de vastes portions de lhorizon social,
il suffit quil en aperçoive assez pour comprendre que
ses actions ont une fin en dehors delles-mêmes.»
Ainsi, ce lien social opère comme contre-tendance
partielle à laliénation capitaliste du travail salarié,
traité comme une marchandise, ce que Georges
Friedmann a appelé «le travail en miettes».
La précarité conduit-elle à la révolte?
Au cours de ces dernières années, les licenciements
collectifs, le chômage, les contrats précaires (intérimaires,
à durée limitée, sur appel), mais aussi la
flexibilité des horaires, ont contribué à disqualifier les
mécanismes dintégration sociale par le travail, cestà-
dire le sentiment dêtre utile dans le cadre dune
activité professionnelle.
Au début des années 70, dans la foulée des mobilisations
ouvrières de 68 qui avaient mis en mouvement
une masse considérable de jeunes OS peu qualifiés,
notamment en France et en Italie, Giddens avait
formulé lhypothèse sans la vérifier empiriquement
selon laquelle lunderclass (le sous-prolétariat)
pouvait développer une conscience révolutionnaire. A
lapogée du fordisme, il y a environ trente ans,
la fragmentation de la classe ouvière et sa division
entre qualifiés et non qualifiés aurait suscité une forte
polarisation sur un axe conservatisme-rébellion.
Peut-on reprendre le fil de cette analyse aujourdhui,
en procédant à des enquêtes de terrain? Cest ce que
Serge Paugham a tenté à partir dun questionnaire
portant sur 1136 personnes, complété par des
entretiens approfondis. Cette recherche permet de
mieux approcher trois questions relatives aux conséquences
de la précarité sur les mobilisations
collectives. Tout dabord, la précarité tend-elle à radicaliser
les positions politiques de salariés qui en sont
victimes? Ensuite, leur permet-elle didentifier les
mécanismes socioéconomiques à la racine de leur
disqualification? Enfin, ne les empêche-t-elle pas de
sengager collectivement dans un projet de
transformation sociale?
Intégration professionnelle
et opinions politiques
Afin de déterminer le degré dintégration
professionnelle des personnes interrogées,
Paugham tient compte tout à la fois des rapports à
lemploi (chômage et instabilité) et au travail (insatisfaction
et souffrance): «On peut définir lintégration
professionnelle comme assurée à partir du moment
où les salariés entretiennent une relation plutôt
positive au travail et une relation positive à lemploi.
Lorsquils ont tout à la fois de lintérêt pour ce quils
font, et en même temps une certaine stabilité de leur
cadre juridique dans leur travail et dans leur entreprise.
» Et plus que tout autre variable sexe, âge,
type dentreprise , cest lintégration professionnelle,
telle que décrite précédemment, qui détermine
le sentiment dutilité sociale.
Sur le plan des opinions politiques, plus lintégration
professionnelle (par lemploi et par le travail) est
faible, plus la propention à critiquer fortement le
système socioéconomique augmente. Ainsi, plus
cette intégration diminue, plus les sujets
considèrent la pauvreté comme une conséquence de
linjustice sociale; plus leur intégration augmente,
plus ils lattribuent aux défaillances individuelles des
victimes (paresse, alcoolisme, etc.). Par exemple, les
moins bien «intégré-e-s» estiment que les chômeurs
doivent pouvoir refuser un emploi qui ne leur convient
pas, quil ne faut en aucun cas réduire leurs
indemnités ou que les «mesures dintégration» créent
de la précarité et non de lemploi. Enfin, ils
considèrent quil faut transformer radicalement cette
société et non petit à petit, par des réformes… Leur
attitude politique sur ces questions est donc assez
voisine de celle de la gauche radicale.
Compréhension et action
De même, une intégration professionnelle réduite ne
paraît pas prétériter la compréhension des
mécanismes socioéconomiques responsables de la
précarité. Par exemple, les salarié-e-s les plus
menacés de perdre leur emploi savent très bien qui
prend les décisions: les actionnaires, les
responsables des maisons-mères, des holdings, et
non de leur entreprise. «ils ont une claire conscience
des mécanismes du marché, du mécanisme de la
gestion globale de ces entreprises…» Par exemple, ils
sont plus nombreux à estimer que «la concurrence
est dangereuse et conduit à développer ce quil y a de
pire chez les gens.»
Pourtant, cette radicalité des opinions, fondée sur une
compréhension plus étendue quon ne le croit
généralement des causes de leur disqualification,
peine à se traduire dans des formes dorganisation
associative, syndicale et politique, débouchant sur
laction.
La gauche aux abonnés absents
Il vaut la peine ici de citer plus longuement lexposé
de Paugham: «On voit que globalement,
les salarié-e-s de la précarité, selon ma définition,
sont beaucoup plus de gauche que de droite. Ils sont
plus radicaux, mais (…) ils ne se sentent daucun parti
politique de gauche. Je lanalyse avec les verts, avec
le parti socialiste, avec le parti communiste. Ils ne se
trouvent pas proches du tout de ces partis qui sont les
seuls à proposer une alternative, ou en tout cas qui
proposent un peu de changement quand même. Donc
ils ne sy retrouvent pas (…) De même, dans la sphère
de lentreprise, les salarié-e-s proches de lintégration
disqualifiante sont en dehors du monde syndical, en
dehors des comités dentreprise, en dehors de toutes
les structures de lutte, alors quils ont une analyse
très critique du mode de fonctionnement de
lentreprise et de léconomie de marché. (…) Ils sont
en dehors des syndicats et en dehors des partis. Et
enfin, regardons du côté de la participation au vote
(…) on est là proche dun processus de désillusion qui
les conduit finalement à aller beaucoup moins voter
que les salarié-e-s proches de lintégration assurée.»
Et le conférencier de conclure: «Il y a donc des formes
de radicalisme, une compréhension des injustices,
des causalités économiques et politiques, mais il ny
a pas actuellement de constitution dun rapport social
dopposition organisée et politisée, et cela en raison
de lécart que ces salarié-e-s ont vis-à-vis de ces
partis politiques, de ce monde syndical. Je crois quon
peut aussi sinterroger sur le vide politique laissé par
les organisation syndicales et politiques actuelles.»
Jean BATOU
Cet article se fonde sur la transcription écrite dune
conférence donnée par Serge Paugham à Fribourg, en
septembre dernier, dont toutes les citations sont
tirées.
- 1858-1917. Père fondateur de la sociologie en France. Paugham se réfère ici vraisemblablement à lun de ses premiers ouvrages: La division du travail social (1893).
* Sociologue français, directeur de recherche au CNRS. Auteur
notamment de: La société française et ses pauvres, Paris, PUF,
1993. Lexclusion. létat des savoirs, Paris, La Découverte, 1996.