Sans-papiers, sans-droits, surexploités: la délocalisation à domicile
Élection au Conseil dÉtat: faire barrage à la droite
Suite à la désignation de Micheline Calmy-Rey, conseillère dEtat sortante du Parti socialiste genevois au Conseil fédéral, une élection complémentaire va avoir lieu à Genève.
A la surprise générale, lAG du PSG a écarté trois femmes pour choisir un homme, le député Charles Beer, afin doccuper le siège laissé vacant par sa magistrate. Un choix déplorable, en particulier dans le contexte actuel de contre.offensive dun «anti-féminisme primaire». Le mouvement «masculiniste» na-t-il pas choisi Genève, et le 8 mars prochain (!), pour tenir ses assises!
Autre symbole, le PSG a jeté son dévolu sur un partisan du WEF, un secrétaire syndical archi-consensuel, véritable orfèvre du compromis négocié autour du tapis vert, sans mobilisation sociale.
Face à Charles Beer, deux autres candidats sont en lice: François Longchamp, un radical proche de Guy-Olivier Segond, et lUDC André Reymond.
Dans ces circonstances, lAG de solidaritéS a décidé à lunanimité:
- de ne donner aucune voix aux deux candidats de la droite.
- de ne pas signer un chèque en blanc à Charles Beer, laissant nos électrices et nos électeurs juger de la crédibilité de ses engagements sur la base de son bilan (solidaritéS, n° 51).
La participation de candidat-e-s du PS et des Verts au Conseil dEtat, dans le respect de la collégialité, ne fait pas avancer la cause du mouvement social. En réalité, elle sert souvent à faire avaler les potions les plus amères, présentées comme moindre mal. Elle conduit aussi à la démoralisation des électrices et électeurs de gauche, comme la social-démocratie européenne vient den faire lexpérience cuisante, favorisant à son tour le renforcement de la droite.
Pour solidaritéS, alors que la précarité et le chômage augmentent, que les bas salaires (en particulier pour les femmes) se multiplient, que limmigration est victime de discriminations croissantes, que la guerre et lérosion des droits démocratiques menacent, cest aux côté des vendeuses aux horaires de plus en plus flexibles, des salarié-e-s mal payés dEasyJet, des employé-e-s et des usagers de La Poste, des jeunes qui disent non à la guerre, à lOMC ou au G8, que nous entendons nous battre, afin de refonder une perspective de transformation sociale anticapitaliste.
Nous publions ici le point de vue de Charles Heimberg, enseignant, syndicaliste et historien du mouvement ouvrier, avec lequel nous partageons de nombreux combats, qui conclut à la nécessité de voter tout de même pour Charles Beer. Même si cette position na pas trouvé de soutien au sein de notre AG, nous avons jugé important de lui donner la parole. (réd)
La récente décision de solidaritéS de ne donner aucun mot dordre pour lélection complémentaire au Conseil dÉtat, et surtout les arguments invoqués pour la justifier, ne mont pas convaincu. Je suis bien sûr sensible à la nécessité dune gauche active dans les mouvements sociaux, capable de stimuler la réflexion critique, les luttes concrètes et un refus de la société telle quelle est. Mais cette gauche de la gauche ne devrait pas sisoler. Et je reste persuadé que tout débat de société demeure historiquement structuré autour dune gauche et dune droite, même si elles sont plurielles et encline, pour une partie de la gauche, à trop de compromissions.
En Suisse, lélection directe des magistrats cantonaux est un système discutable qui a des effets pervers et personnalise trop le débat. Il mène au consensus et produit la participation minoritaire délus de gauche à des gouvernements de droite. La précédente législature genevoise a montré quil débouchait sur une domination du pouvoir exécutif au détriment du législatif. La libérale Brunschwig Graf et ses alliés de droite nont ainsi pas eu de difficulté, en amont du référendum, à saboter une loi sur les 7e hétérogènes votée par une (bien trop) courte majorité de gauche. Ce système nest pas le plus démocratique qui soit. Une élection complémentaire au Conseil dÉtat qui ne remet pas en cause la majorité existante nest pas non plus le scrutin le plus intéressant qui soit.
La gauche nest pas la droite!
Jai toujours eu pour principe de voter à gauche, contre la droite, réservant mes critiques à une gauche trop impliquée dans les rouages du consensus helvétique à dautres circonstances. Certes, jai souvent ressenti un malaise face à des élus de gauche qui sétaient visiblement trompés de crémerie, renonçant parfois à les voter. Ce ne furent pourtant que des exceptions. Je ne crois pas non plus quune participation minoritaire de la gauche à lexécutif nait que des effets positifs, même si le système laisse une marge de manuvre à chaque élu. En effet, cette participation compense peut-être en partie la faiblesse des mouvements sociaux, mais elle suggère en même temps lillusion de leur inutilité. Mais ce débat va plus loin encore. En France, après les mobilisations de fin 1995, une critique nécessaire et pertinente du gouvernement Jospin, champion des privatisations nayant rien cédé ou presque aux sirènes du néolibéralisme, a banalisé une nouvelle posture: un vote très marqué à gauche associé à un refus, au second tour de scrutin, de voter contre la droite traditionnelle, en loccurrence pour une gauche ressentie comme sociale-libérale cherchant à rester ou à devenir majoritaire.
Si je comprends ce refus de voter pour des candidats de gauche qui ne sont pas assez différents de leurs adversaires de droite, je le trouve démocratiquement problématique. Jai bien sûr conscience de lampleur de certains accommodements socialistes et jose à peine imaginer quelles couleuvres un Fabius premier ministre nous ferait avaler aujourdhui. Toutefois, quand je vois un Sarkozy qui pavane et la Ligue des droits de lhomme qui ne parvient guère à mobiliser contre des lois sécuritaires iniques, quand je vois aussi ce que font en Italie un Berlusconi et ses alliés populo-fascistes, je minterroge sur les fondements de ce constat qui voudrait que gauche institutionnelle et droite, toutes pourries, seraient de même nature. Jai alors à lesprit ce récit dHaidi Giuliani, la mère de Carlo, se souvenant dune longue discussion qui les avait menés tous les deux, malgré leurs immenses doutes, à voter en mai 2001 pour lUlivo tellement la droite berlusconienne leur faisait peur (sans savoir encore, à lépoque, combien cette peur était justifiée et ce que ça allait leur coûter: certes, les flics dirigés par le centre-gauche avaient cogné très violemment à Naples, quelques mois plus tôt, mais les mêmes flics entraînés par la droite ont tué Carlo en toute impunité dans les rues de Gênes).
Gauche et droite sont des repères à prendre en compte dans lanalyse des faits de société. Dans ce sens, une action politique semblable, ou presque, ne peut pas sinterpréter de la même façon si elle est appliquée par une gauche trahissant ses propres valeurs ou par une droite se situant dans la claire logique de son idéologie. Et les mouvements sociaux ninterpelleront pas non plus les autorités de la même manière dans lun ou lautre cas.
La gauche nest pas la droite et le brouillage des repères auquel nous assistons est inquiétant pour la démocratie. Je nai donc aucune envie dy contribuer. Je ne voudrais pas non plus favoriser indirectement un renforcement de la ligne socialo-centriste ajoutant une nouvelle pierre à cette confusion des idées. Quand la présentation dune liste alternative nest ni pertinente, ni possible, je préfère men tenir au refus de tout vote à droite, même indirect. Appeler à voter à gauche de manière distancée nimplique dailleurs pas forcément un chèque en blanc si lon parvient à développer de vrais mouvements sociaux mettant les élus sous pression.
Charles Beer serait «blairiste», lit-on dans le journal de solidaritéS, il serait «le fils spirituel de Tony Blair». Cette affirmation dun «commentateur» dont une note de bas de page nous apprend quil sagit de Jean-Pierre Gattoni, du «journal» Le Matin a-t-elle une quelconque valeur? Si cest lui qui le dit, je demande à voir. Avec une telle source, il aurait mieux valu sinterroger dabord sur la fonction réelle de cette formule. Sagit-il de commenter lactualité ou de mener une campagne dintox pour un retour des radicaux au Conseil dEtat? Certes, cette formule désigne une orientation de Charles Beer toujours pragmatique et parfois droitière. Mais lillustration de la prise de position de solidaritéS, les nocturnes, nest pas la meilleure: jai voté contre et ne le regrette pas en voyant la Migros créer des besoins et attirer sa clientèle par des rabais le jeudi soir. La position consistant à défendre une convention collective avait cependant une part de légitimité de la part de responsables syndicaux qui étaient quelque part dans leur rôle. Ils ne mont pas convaincu et jaurais bien voulu en savoir davantage sur le point de vue réel des vendeuses. Mais il ny a pas là de quoi justifier des ruptures définitives.
Charles Beer est-il vraiment «blairiste»?
Tout pragmatisme peut-il être ainsi qualifié de «blairisme»? Cela permet-il de faire avancer le débat? Pour rappel, Blair, qui a déjà envoyé ses troupes en direction de lIrak, est aujourdhui un allié servile de George W. Bush. Cest aussi ladversaire des syndicalistes et des progressistes du pays quil dirige. Notamment parce quil théorise, et pratique, une «troisième voie» rompant clairement avec la gauche. Et quil veut même sen prendre à la Convention européenne des droits de lhomme. Peut-on dès lors sérieusement qualifier Charles Beer de «blairiste»? Cette accusation est dune telle gravité quelle devrait se fonder sur des arguments solides.
Dans le domaine où je suis directement engagé, celui de lécole, lorsquun référendum de la droite et des milieux de lARLE [association favorable à une pédagogie traditionele] sest opposé à la loi sur les 7e hétérogènes, cest Charles Beer qui sest lancé dans la campagne et a défendu ce projet au nom des socialistes. Alors même que dautres socialistes sont restés étrangement silencieux. Et je ne lai pas entendu céder, dans ce cas, aux sirènes ultralibérales de la sélection précoce, de la ségrégation sociale et de la privatisation. Or, ladversaire de Charles Beer dans cette élection est membre du parti radical, parti qui a pris ces derniers temps, dans le droit fil de lARLE, des positions très réactionnaires dans le domaine scolaire : gel de toutes les réformes, discours sécuritaire, appel au retour à lautorité, sélection précoce et vision élitaire du rôle de lécole, etc. Ainsi, dans ce domaine au moins, la gauche institutionnelle et la droite, ce nest pas tout à fait bonnet blanc, blanc bonnet. Même si jaimerais que cette différence soit bien plus grande encore
Voter pour Charles Beer et rester critique
Question subsidiaire: les autres candidates à la candidature socialiste étaient-elles vraiment plus à gauche? Cest ce que laisse entendre la position de solidaritéS. Mais jai bien des doutes à ce propos. Sans parler des formules féministes de Christiane Brunner, reprises par solidaritéS, qui nen font pas une personnalité plus progressiste pour autant après quelle ait cautionné sans vergogne une suspension des droits démocratiques pour le cirque de Davos. Quant à lincohérence manifeste à légard dune candidate qui fut jugée bonne pour le Conseil fédéral, mais qui ne le fut plus pour le Conseil dÉtat, cest un problème interne au PSG. Dailleurs, si cétait vraiment une question de personnes, quaurait fait solidaritéS face à un autre candidat? Naurait-il pas mieux valu définir un principe général, y compris le cas échéant contre toute participation minoritaire au Conseil dÉtat, plutôt que de prendre position à légard dun individu en donnant limpression de régler des comptes?
Je suis daccord avec lidée quil appartient à Charles Beer et au PSG de convaincre quil sagit bien pour eux de défendre une politique de gauche au Conseil dÉtat. Ce nest évidemment pas à solidaritéS de faire leur campagne. Mais ne pas donner de consigne de vote «tout en appelant bien entendu à ne pas voter pour les candidats de la droite», cest une formule qui na absolument aucun sens. Soit solidaritéS considère que la gauche institutionnelle et la droite, cest blanc bonnet, bonnet blanc. Ou que cette élection partielle au Conseil dEtat na aucune importance. Et il lui faut logiquement appeler à voter blanc. Soit il sagit de combattre la droite, ou la poussée à droite qui sobserve, et alors il faut appeler à voter Charles Beer.
Pour ma part, je ne peux pas me résoudre à mettre la gauche institutionnelle et la droite sur le même plan. Si je déposais un bulletin blanc, ce serait alors pour protester contre le principe même de la participation minoritaire au Conseil dÉtat et non pas pour des considérations personnelles à légard du candidat. Cela dit, cette fois encore, je ne pourrai pas ne pas prendre en compte la nécessité dexprimer mon refus de la vulgaire démagogie des radicaux en matière scolaire. Sans parler de ce que peut minspirer le candidat UDC. Je voterai donc pour Charles Beer, mais en pensant à un précédent historique: celui de Charles Rosselet, élu au Conseil dEtat en novembre 1945 après avoir été longtemps le président de lUnion des Syndicats du Canton de Genève. Les travailleurs du bâtiment sen sont souvenus en 1946 quand ils ont lancé une grève et investi son bureau pour obtenir le payement de leurs jours fériés. Lélection dun syndicaliste peut certes endormir les salariés dans le lit douillet du consensus, elle peut aussi les réveiller si leurs attentes sont déçues. La vraie question, ici comme ailleurs, ce nest pas une affaire de personnes, cest celle du développement de mouvements sociaux qui nous préservent de ces accommodements qui font tellement de mal à la gauche.
Charles HEIMBERG