Entretien avec Philippe Corcuff
Entretien avec Philippe Corcuff
Etonnant ouvrage que le dernier livre du sociologue Philippe Corcuff!
Poursuivant ses réflexions sur lhéritage des lumières, sur le rapport entre luniversel (ou plutôt luniversalisation) et lindividuel, il mobilise un matériel pour le moins original. «La société de verre Pour une éthique de la fragilité»1 se décompose en trois parties: «Questions ordinaires», «Tâtonnements philosophiques et sociologiques» et «Vers une politique de la fragilité».
Le lecteur habitué aux réflexions de la «sociologie critique»2 ne sera pas surpris de retrouver dans la seconde partie des références à Pierre Bourdieu, Ludwig Wittgenstein, Maurice Merleau-Ponty ou encore Emmanuel Levinas. Il est par contre plus étonnant de voir Eddy Mitchell ou Axelle Red être sources dinspiration pour le sociologue français! En réalité, la démarche de Philippe Corcuff, qui aborde la question de la quête identitaire par lanalyse déléments courants de nos cultures populaires tels que le cinéma, la musique ou la littérature, pour originale quelle soit, est particulièrement séduisante.
Finalement, la troisième partie de louvrage sinscrit dans la conviction du sociologue selon laquelle lengagement social, politique, est une condition essentielle à lélaboration intellectuelle. Partant dune lecture critique dAnthony Giddens inspirateur de Tony Blair, Philippe Corcuff appelle une nouvelle fois de ses voeux à la construction dune «social-démocratie refondée» au sein de laquelle, la question de lindividualité ne serait pas négligée et la portée politique du caractère éthique de la fragilité prise en compte. (réd)
Une part de ton livre est consacrée aux sociologies de lindividualisme. Tu y affirmes quaux tyrannies collectives du XXe siècle ont succédé des tyrannies du «je». Quentends-tu par là?
Le processus dindividualisation me semble un processus incontournable en Occident, trop peu pris en compte par les réflexions politiques. Le sociologue Norbert Elias en a amorcé lanalyse comme un mouvement de longue durée à luvre au moins depuis la Renaissance. Des sociologues américains comme Richard Sennett ou Christopher Lasch ont pointé une accélération dans les années 1960-1970, à travers ce quon peut appeler «le narcissisme contemporain». Les sociologues ont dailleurs souvent un point de vue trop unilatéral sur cette question de lindividualisme. Soit ils sont plutôt compréhensifs (comme Anthony Giddens en Grande-Bretagne ou François Dubet, Jean-Claude Kaufmann et François de Singly en France), en observant surtout les nouvelles marges de liberté expérimentées par les individus dans nos sociétés individualistes. Soit ils sont plutôt critiques (comme justement Sennett et Lasch aux Etats-Unis ou Alain Ehrenberg en France), en identifiant des nouvelles formes de contraintes et de pathologies portées par les excès narcissiques. Le «moi» devenant lentité la plus valorisée, quelque fois de manière obsessionnelle, il peut devenir le principal poids pesant sur lindividu. Cela peut alors déboucher sur de véritables tyrannies du «je». A force de passer son temps à se regarder et à scruter le regard des autres sur soi, on peut en devenir malade. A force de faire de lunité individuelle le seul principe actif, il finit par porter tout le poids de la responsabilité des succès comme des échecs. Ce poids de lentière responsabilité de ce qui nous arrive peut conduire à la dépression et à la consommation massive danti-dépresseurs. Cest quEhrenberg appelle «la fatigue dêtre soi».
Ces tyrannies du «je» nont pas fait disparaître les anciennes tyrannies du «nous» (des grandes institutions comme lEtat, la famille, lentreprise, etc.) mais se juxtaposent à elles. Cela ne veut pas dire que lindividualisation ne revêt que cet aspect négatif. Il faudrait être tout à la fois critique et compréhensif vis-à-vis de lindividualisme, et donc appréhender ses ambivalences, ses aspects émancipateurs comme tyranniques. Si on travaille sur des produits de la culture contemporaine (comme les films Taxi Driver de Martin Scorcese ou Volte/face de John Woo et les chansons dAxelle Red, que janalyse dans le livre, ou le feuilleton télévisé Ally McBeal, sur lequel je commence une enquête de réception), on se rend bien compte de ces ambivalences.
Pourrais-tu revenir sur les notions d«éthique de la fragilité» et de «politique de linquiétude» qui sont au cur du livre?
Cest dans ce contexte socio-historique dune société individualiste, avec ses ambivalences, que jessaye de reformuler des questions éthiques et politiques. Jentends «éthique» au sens large donné par Ludwig Wittgenstein à ce mot, cest-à-dire des interrogations sur le sens et la valeur de lexistence. Et jentends «politique», dans le sillage dHannah Arendt, comme un effort pour stabiliser un espace commun entre une pluralité dêtres humains. Or, dans ce contexte individualiste, les individus apparaissent particulièrement fragiles, ce qui génère de linquiétude dans leurs actions. «Fragilité» et «inquiétude» sont donc dabord pour moi des catégories analytiques, sociologiques, visant certaines tendances propres à nos sociétés. Mais un des fils principaux du livre vise à esquisser des passages entre la sociologie, la philosophie morale et la philosophie politique, tout cela adossé à lexpérience dun rapport actif à lengagement dans la cité (syndicalisme SUD, sans-papiers, mouvement des chômeurs, etc.). Doutils analytiques, les notions de «fragilité» et d«inquiétude» deviennent alors des catégories éthiques, puis politiques.
Le cas de Machiavel peut être intéressant pour suivre ces passages. Je pense que le Florentin constitue un des grands penseurs de la morale en politique, contrairement à sa réputation sulfureuse de «cynisme». Il me semble partir dun constat pré-sociologique: une bonne partie des circonstances dans lesquelles nous agissons ne dépend pas de nous. Or, en entrant dans ces circonstances, nos actions sont le plus souvent déplacées par leur dynamique propre. Cela peut même aller jusquà linverse des intentions qui nous animaient initialement: ce sont les fameux «effets pervers» analysés par les sociologues contemporains. Il y aurait donc une fragilité de laction humaine face aux circonstances: laction humaine nest pas toute-puissante. Ce constat ouvre un questionnement éthique, car dans ce schéma de bonnes intentions peuvent produire des effets catastrophiques et de mauvaises intentions de bons effets. La fragilité devient alors une catégorie de la morale: je dois partir de cette éthique pour ajuster au jour le jour les moyens et les fins, les intentions et les effets, sans avoir jamais de garantie définitive quant au bon déroulement de laction. La fragilité nourrit alors elle-même une inquiétude politique, une politique de linquiétude: comme je ne suis pas certain de ce qui va arriver, je mène des politiques tâtonnantes, expérimentales, dans un jeu infini dessais, derreurs et de rectifications. Mais ce que je dis à partir de Machiavel, je pourrais le dire aussi à partir dune pensée écologique: les risques écologiques, la prise de conscience de la finitude de la planète et le souci des générations futures peuvent aussi nous amener à emprunter les chemins de la fragilité et de linquiétude sur le triple plan de lanalyse des enjeux présents, de la réflexion éthique et de lélaboration politique.
Le projet politique que tu défends, dans tes écrits aussi bien que dans ton activité militante, est «la social-démocratie libertaire». Pourrais-tu clarifier le caractère apparemment paradoxal de cette expression?
Pour moi, lexpression provisoire «social-démocratie libertaire» qui vise, par ce caractère paradoxal, à provoquer des gratouillements intellectuels chez les socialistes comme chez les anarchistes, à gauche comme à lextrême-gauche constitue une première tentative pour donner un contenu politique à une pensée de la fragilité et de linquiétude. Mais ce contenu politique arrive à un certain moment de lhistoire du projet démancipation humaine, cest-à-dire de cet effort darrachement aux dominations établies pour bâtir une autonomie inséparablement individuelle et collective. Depuis que lon parle de «gauche» au moment de la Révolution française, je repère deux grands projets démancipation. Lémancipation républicaine née au XVIIIe siècle a dabord apporté les notions dégalité politique, de droits de lhomme et du citoyen ou de souveraineté populaire. Mais cette émancipation a été critiquée par les multiples groupes socialistes à partir du XIXe siècle, car ne prenant pas en compte la question sociale. Comment légalité politique ne serait-elle pas fragilisée alors que domine linégalité sociale, demandaient-ils? Lémancipation socialiste prolonge donc de manière critique lémancipation républicaine, en lui ajoutant la question sociale. Aujourdhui, certains à gauche ont abandonné le projet démancipation pour un enlisement dans le social-libéralisme. Cest le cas des néo-travaillistes anglais, en le théorisant avec «la troisième voie», ou des socialistes français, mais en le pratiquant sans le dire. Dautres sont des nostalgiques de lémancipation républicaine ou socialiste. Je ne pense pas que lon puisse traiter avec seulement des ressources républicaines et socialistes certains enjeux actuels, comme la question écologique, lémancipation des femmes ou lindividualisme. Il faudrait des ressources républicaines (et donc une certaine conception de la citoyenneté) et des ressources socialistes (cest pourquoi je suis toujours favorable, mais dans des formes plurielles de propriété, à une appropriation sociale des grands moyens de production), mais pas seulement. Je fais le pari quil nous faut inventer une nouvelle forme démancipation pour le XXIe siècle, qui associe au moins la question démocratique, la question sociale et la question de lindividualité. Cest en ce sens que je parle de «social-démocratie libertaire», car les libertaires ont souvent été parmi ceux qui ont le mieux préservé lautonomie individuelle dans leurs propositions politiques.
Entretien réalisé par Razmig KEUCHEYAN
- Philippe Corcuff, La société de verre Pour une éthique de la fragilité, Armand Colin, Janvier 2003.
- Voir notamment: Razmig Keucheyan, «En France, débat autour de la sociologie critique Le marxisme en question», solidaritéS, n°118 (ancienne formule), 5 décembre 2000.