«A l’heure des petites mains…»
«A lheure des petites mains »
Vient de paraître aux Editions
Alphil de Neuchâtel, louvrage de Leana Ebel et Aline Burki
consacré aux travailleuses italiennes immigrées en Suisse
dans les années 1946 à 1962. Qui sont-elles? Quel type de
résistance doivent-elles affronter? Quelle stratégie
développent les différents acteurs économiques et
sociaux (patronat et syndicat) face à ce travail féminin
spécifique? Voici, parmi tant dautres, les questions qui
sont abordées avec finesse par les deux historiennes. Leur
approche associe histoire sociale et histoire des genres; un croisement
trop peu présent encore dans les études consacrées
au monde du travail.
Stéfanie Prezioso: Leana
et Aline, expliquez-nous pourquoi ce livre? Ou, en dautres
termes, votre préfacière souligne que votre engagement
féministe est à la base de cette étude,
pouvez-vous nous en dire plus?
Leana Ebel: Linteraction
entre notre engagement politique et nos études universitaires
est pour nous deux une évidence, lhistoire sociale ne
peut être déconnectée des préoccupations
actuelles. Comme féministes, nous étions
déçues du grand nombre de travaux historiques qui
oublient régulièrement dintégrer les
rapports sociaux de sexe (encore plus que ceux de classe!), alors que
de nombreux ouvrages ont montré la pertinence dune telle
démarche. Notre intérêt pour les droits des
personnes migrantes a également joué un rôle
important lorsque nous avons commencé à chercher un sujet
de mémoire. Nous avions aussi envie de tenter laventure
détudier une période historique proche et
«nouvelle» pour nous, qui plus est peu
étudiée, doù notre choix des années
1950.
Aline Burki: Lorsque
nous avons appris que les femmes étaient majoritaires dans
limmigration suisse entre 1945 et 1958 et quil
sagissait le plus souvent de femmes jeunes et
célibataires, bénéficiant de permis annuels
(permis B) nous avons été très motivées: il
sagissait finalement de remettre en question lidée
réductrice souvent répandue que limmigration
italienne se résume aux saisonniers travaillant dans le
bâtiment. Les ouvrières dont nous parlons ne se contentent
pas de suivre un mari saisonnier et de sadapter passivement
à ses choix.
LE: Dans cette
perspective, le choix de lhorlogerie était
particulièrement intéressant parce que pendant les
années 1950, seules des femmes immigrées pouvaient
être engagées et à des postes dauxiliaires.
En effet, il semblait clair pour le syndicat comme pour le patronat,
quembaucher des femmes sans qualification reconnue
représentait un moindre mal: elles seraient soi-disant moins
capables dapprendre le métier et représenteraient
un risque moindre de fuite des secrets horlogers à
létranger
SP: Les ouvrières italiennes des années 1950 et
jusquau début des années 1960 auraient donc
été une monnaie déchange à bon
marché entre le syndicat et le patronat dans une période
où les syndicats protègent le travail des Suisses?
AB: Oui, on peut
le voir ainsi. Au sortir de la Deuxième guerre mondiale, le
manque de main-duvre est très fort, dans
lhorlogerie comme ailleurs. Le patronat horloger veut faire
venir du personnel immigré, mais le syndicat ouvrier
résiste: il refuse lentrée des immigrées
car il craint que la possibilité dembaucher du personnel
immigré ne permette au patronat détendre la
rationalisation du travail – cest-à-dire diviser et
simplifier les tâches pour permettre à du personnel
auxiliaire de les accomplir plus rapidement- notamment dans les parties
qualifiées de la production. Derrière la lutte contre
lembauche de femmes immigrées, il lutte donc contre la
déqualification du métier et défend en
priorité ses principaux membres, les hommes suisses
qualifiés. Linternationalisme et lunion face aux
stratégies patronales nest pas au goût du jour.
LE: La question de la
main-duvre féminine est instrumentalisée
dans les négociations: leur travail et leur salaire fonctionnent
comme une monnaie déchange entre les partenaires sociaux
pour arriver à un compromis. Faire progressivement quelques
concessions sur leur embauche apporte au syndicat des garanties
concernant le travail des hommes qualifiés et le contrôle
et laugmentation des salaires.
SP: Pour la petite histoire, ma
maman a été lune de ses ouvrières
italiennes de lindustrie horlogère de La Chaux-de-Fonds,
travaillant dans les ateliers réservés aux femmes
(notamment réglage); pourriez-vous nous expliquer un peu mieux
en quoi consiste comme vous le nommez le triple enjeu du genre, de la
qualification et de lorigine dans le dispositif de conciliation
mis en place?
LE: Cétait
la partie la plus stimulante de notre travail: essayer de comprendre
les discriminations liées au sexe, à lorigine et
à la qualification sociale. La politique dembauche
nest pas la même si lon est suisse-sse ou
immigré-e, femme ou homme. Un autre élément
divisant les travailleurs-euses est celui de la qualification: la
division au sein de la classe ouvrière est effective du fait que
certains ouvriers, et un peu moins douvrières, toutes et
tous suisses, ont accès à une formation qui
délivre une qualification horlogère reconnue (par exemple
via le Technicum).
AB: Mais au cours de
lanalyse, il est évident que ces discriminations ne
fonctionnent pas comme une addition: chaque combinaison
doit être traitée en particulier. Les Italiennes
appelées dans lhorlogerie le sont parce quelles
sont en même temps immigrées, femmes et sans qualification
reconnue.