Réprimer le négationnisme pour protéger les libertés démocratiques?

Réprimer le négationnisme pour protéger les libertés démocratiques?

De nombreux historiens italiens, dont les plus progressistes, ont
récemment lancé une pétition contre
l’annonce par le ministre de l’Intérieur Mastella
d’une loi pour réprimer le négationnisme. Ils-elles
ont fait valoir que cette mesure reviendrait à ériger les
faussaires
niant la Shoah en défenseurs de la liberté
d’expression; que transformer un fait historique en
vérité d’État au lieu de le faire valider
par les historiens en affaiblirait la signification; que
considérer la Shoah comme un fait si particulier qu’il ne
pourrait être comparé à aucun autre
relèverait d’une sacralisation. Pour l’instant, leur
démarche a eu l’effet escompté, puisque ce projet
de loi ne porte plus sur le délit de négationnisme.

Réprimer les appels à la haine?

Comment peut-on gérer la tension entre la
nécessité de ne pas laisser les juges dire
l’histoire et celle de protéger les droits
démocratiques contre des ignominies comme le racisme,
l’antisémitisme ou le négationnisme? La
liberté des historiens d’effectuer leurs recherches, et
d’en soumettre les résultats à leurs pairs, en
toute indépendance doit être absolument garantie. Mais
l’existence dans nos sociétésmal en point de formes
pernicieuses de racisme ou d’antisémitisme justifie
l’existence d’une législation réprimant les
appels à la haine et protégeant leurs victimes
potentielles.

En France, la loi Gayssot interdit et réprime les manifestations
du négationnisme depuis 1990. À l’époque,
quelques historiens prestigieux comme Madeleine Rebérioux
avaient protesté en vain.2 Mais ils étaient
restés isolés. Depuis lors, d’autres lois
mémorielles ont été adoptées, pour
reconnaître le génocide arménien ou la
participation de la France à la traite négrière,
définie comme crime contre l’humanité, mais aussi
pour faire valoir de prétendus aspects positifs de la
présence française outre-mer. Dans ce dernier cas, tous
les historiens ont protesté parce qu’il s’agissait
d’imposer légalement une interprétation positive de
la colonisation tout à fait injustifiée. Mais cette
farce, résolue au bout du compte par une abrogation
incomplète du président Chirac, a inspiré deux
postures différentes aux historiens: certains, comme Pierre
Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant ou Pierre Nora, ont exigé
l’abrogation de toutes les lois mémorielles, alors que
d’autres n’ont réclamé que la seule abolition
de la loi scélérate de février 2005, à la
suite de ceux qui
l’avaient dénoncée dès sa promulgation (Claude Liauzu, Gérard Noiriel, etc.).

Ne pas régenter la mémoire

Le 17 juin 2005, ces initiateurs d’un Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire3 avaient déjà souligné dans un Manifeste que leur rôle n’était «pas
de régenter la mémoire. Nous ne nous considérons
pas comme des experts qui détiendraient la Vérité
sur le passé. Notre but est simplement de faire en sorte que les
connaissances et les questionnements que nous produisons soient mis
à la disposition de tous. Pour cela, il faut ouvrir une vaste
réflexion sur les usages publics de l’histoire, et
proposer des solutions qui
permettront de résister plus efficacement aux tentatives d’instrumentalisation du passé

En décembre 2005, ils ont encore déclaré
qu’ils acceptaient que le monde politique légifère
contre le négationnisme ou reconnaisse certaines
tragédies du passé, mais qu’ils refusaient
absolument qu’il dicte les contenus de la recherche ou de
l’enseignement: «Si la représentation nationale est
en droit de se prononcer pour éviter les dérives
négationnistes ou rendre compte d’une prise de conscience,
certes tardive, des méfaits de l’esclavage ou de la
colonisation au nom de la Nation, de l’Empire ou d’une
République exclusive, il ne lui appartient pas de se prononcer
sur la recherche et l’enseignement de l’histoire».4

En France, la loi Gayssot n’a pas entravé la
recherche historique, mais elle a mené à la
récente condamnation de Bruno Gollnisch, numéro deux du
Front national. On peut donc s’interroger sur lemessage
qu’induirait son éventuelle abrogation dans les milieux
d’extrême droite et pour ceux qui les banalisent. En
revanche, une seconde loi sur le génocide arménien est en
cours d’adoption qui permettrait de poursuivre ceux qui le nient.
Apparue dans le contexte de la demande d’adhésion turque
à l’Union européenne,
elle est discutable et pose la question de savoir jusqu’où
aller dans cette logique de la législation mémorielle.

Liberté pour la critique historique

Malgré des aspects communs, les batailles de la mémoire
ne sont pas partout de même nature. Les instrumentalisations du
passé sont innombrables, florissantes. Elles nient tour à
tour le caractère fondateur de la Résistance antifasciste
pour la démocratie italienne, les crimes odieux du franquisme et
leur fonction antidémocratique, ou le bilan catastrophique et
humainement inacceptable de la colonisation. Les lois
mémorielles peuvent certes faire reconnaître les faits et
défendre les victimes. Mais ne dépendent-elles pas des
contextes particuliers de leur émergence? Ne
répondent-elles pas à des pressions ou à des
problèmes spécifiques qui peuvent évoluer dans la
durée?

Les historiens italiens signataires de la pétition de janvier
2007 appellent pour leur part, contre le négationnisme, à
une bataille politique et culturelle de tous les instants. Ils
réclament unemeilleure prise en compte du passé colonial
de leur pays. Ils considèrent aussi qu’il existe
déjà des articles de loi permettant de combattre les
appels à la haine et à la violence raciales.

Dès lors, comment combattre le national-populisme et le
négationnisme? Sans doute pas en supprimant toute
législation antiraciste comme le voudrait Blocher. Sans doute
pas non plus en promulguant une vérité historique
officielle et des pratiques mémorielles figées et
sacralisées. Qu’on laisse la critique historique faire son
travail! Quant aux lois mémorielles de reconnaissance des crimes
et de leurs victimes, qui ne doivent en aucun cas dicter les contenus
de la recherche et de l’enseignement, elles devraient soutenir la
recherche historique et encourager un travail de mémoire
permettant une réflexion critique
sur le présent et ses dérives.

Charles Heimberg


  1. www.sissco.it/ariadne/loader.php/it
  2. www/sissco/dossiers/negazionismo/appello/
  3. www.histoire.presse.fr/petition/reberioux.asp
  4. cvuh.free.fr/index.html
  5. L’Humanité, 21 décembre 2005. Texte de
    Gérard Noiriel,Michel Giraud, Nicolas Offenstatt et
    Michèle Riot-Sarcey.