Libre-circulation et égalité des droitsEmmanuel Terray, militant et chercheur

Libre-circulation et égalité des droits
Emmanuel Terray, militant et chercheur

Lors
de la journée de débats de solidaritéS du samedi
24 février à Genève, consacrée à la
migration, nous avons invité Emmanuel Terray, anthropologue et
membre du CMIL (Cercle Migrations et Libertés). Il nous a fait
part de son expérience de militant avec des sans-papiers
à Paris et de chercheur, il travaille sur la question des
migrations depuis de longues années.




Ci-dessous un choix de questions
réponses et extraits de son intervention. Celle-ci se trouve
intégralement en audio sur le site www.solidarites.ch.

Quelles sont les raisons qui font que les gens partent de chez eux?

Les facteurs qui poussent les gens à partir sont de deux types,
les facteurs «push» (qui font partir) et les facteurs
«pull» (qui attirent les gens ailleurs). Pour les facteurs
«push», il y a une raison fondamentale que je nomme la
désespérance, qui recouvre une situation de
misère, mais dans une société où il
n’y a aucun espoir d’améliorer sa situation
individuellement ou collectivement, ce n’est donc pas uniquement
la misère au sens économique. ça devient alors une
question politique. Si la misère économique
représentait un facteur décisif, il y aurait deux effets
auxquels on n’assiste pas, à savoir une migration uniforme
de la part des pays pauvres et d’autre part ça serait les
plus pauvres qui partiraient. Dans une société pauvre
avec des perspectives de s’en sortir, les gens ne partent pas. De
plus, les lieux de migration sont très localisés (telle
région d’Afrique, telle contrée chinoise), il y a
aussi un aspect culturel ou traditionnel qui permet ou encourage le
départ.

En ce qui concerne les facteurs «pull», l’aspect de
la réussite individuelle joue. Si une personne s’en sort,
alors ça attire d’autres personnes à tenter leur
chance, même si elles savent que ça va être
très dur. Mais le vrai facteur, qui lui est un vrai appel
d’air à l’immigration, c’est l’offre
permanente de travail illégal sur nos territoires, avec la
complaisance et la complicité des autorités.

Pourquoi une politique de libre circulation des capitaux et des
biens et a contrario d’entrave à la libre circulation des
personnes perdure-t-elle?

Il y a 3 raisons principales. D’une part, à cause de la
fonction de bouc-émissaire, c’est très commode pour
les gouvernants de dire que les immigré-e-s menacent les droits
et la population du pays d’accueil. Je pense que c’est une
société d’accueil en plein malaise (chômage,
droits menacés,…) qui crée le racisme et non les
minorités migrantes. D’autre part, l’immigration
illégale rapporte, en France, depuis 25 ans, 400 000
travailleurs-euses illégaux sont dénombrés par le
ministère de l’Intérieur, malgré 2 vagues de
régularisation et le renvoi de plusieurs milliers de personnes
par année. Cette constance du chiffre s’explique car ces
personnes répondent à des besoins et jouent un rôle
fonctionnel en Occident. Ça correspond à de la
délocalisation sur place, il y a des secteurs qui emploient
beaucoup de main-d’œuvre et qui ne peuvent
délocaliser physiquement (bâtiment,
hôtellerie,…). Les travailleurs-euses illégaux sont
alors payés selon les normes du Tiers-Monde.
L’exploitation de ces personnes permet d’engranger des
bénéfices dans ces secteurs. Ce système
d’économie illégale est reconnu dans les faits et
pas dans le droit, c’est pure hypocrisie quand les gouvernements
disent qu’ils veulent l’éradiquer.

La 3ème raison est que la présence de ces
irréguliers-ères, qui ont zéro droit, permet de
tirer le système vers le bas, il n’y a pas des
irréguliers-ères d’un côté et des gens
qui ont tous les droits de l’autre, mais il y a une gradation
continue dans les droits.

Va-t-on vers la reconstitution d’un rideau de fer et d’un mur de Berlin?

L’Europe forteresse existe, mais ce n’est pas
contradictoire de dire que c’est aussi une passoire. Les
statistiques de l’OCDE disent que 500 000 personnes rentrent dans
l’UE chaque année, les mesures de l’Europe
forteresse freinent une certaine catégorie de personnes (les
plus fragiles, âgées ou malades) mais pas d’autres.

Le Mur de Berlin a été responsable de moins de morts que
les barrières actuelles, il y a eu, par exemple, 5000 morts dans
le détroit de Gibraltar entre 1995 et 2000. Est-ce qu’on
va vers la reconstitution d’un genre de rideau de fer autour de
l’Europe? On ne va sûrement pas dans ce sens, car un autre
système se met en place, il s’agit de la sous-traitance du
contrôle des frontières aux pays immédiatement
voisins de l’Europe. L’Italie et la France négocient
avec la Lybie de Khadafi pour le convaincre de construire des camps sur
son territoire, de manière à arrêter les
migrant-e-s africains, avant même qu’ils-elles
n’arrivent vers les rivages de la Méditerranée. Les
gouvernements français et espagnol discutent aussi avec le Maroc
pour que ce pays fasse de même. Le gouvernement marocain a une
politique assez cynique à ce niveau-là, il entrouvre la
frontière ou non en fonction des crédits qu’il
reçoit des pays européens et il fait monter les
enchères.

Il y a une tentative systématique de l’UE de sous-traiter
et externaliser le contrôle des frontières. En plus de la
répression de l’immigration, il y a maintenant une
pression pour criminaliser l’émigration, le
Sénégal subit de fortes pressions pour qu’il fasse
de l’émigration un délit, dans sa
législation. Si le Sénégal adopte cette
disposition, ça se fera avec d’autres pays.

Quelles alternatives pour sortir de cette situation actuelle?

Il faut le retour à la liberté de circulation et
d’établissement. Ce retour ne peut pas être
immédiat, car il nécessite une véritable politique
d’accueil (école, santé, logement…). Ce
qu’on peut faire dès aujourd’hui, c’est la
régularisation de tous les sans-papier et prendre des
dispositions légales qui relèvent des parlements
nationaux, pour modifier le système juridique actuel, de
manière à paralyser les procédures
répressives (dépénalisation du séjour
irrégulier, fermeture des centres de rétention,
fermetures des zones d’attente, caractère suspensif
attribué à tous les recours, carte de séjour de
longue durée (10 ans)). Ce ne sont pas des mesures
révolutionnaires, elles ne suppriment pas les frontières
et les visas, mais si elles étaient adoptées, les
expulsions deviendraient quasi impossibles ce qui serait un grand
progrès de fait pour la libre circulation.

Propos recueillis par Marie-Eve Tejedor