Les enjeux des élections en Turquie

Les enjeux des élections en Turquie

Les prochaines élections
législatives en Turquie auront lieu le 22 juillet 2007. Chaque
période électorale dévoile les nombreuses facettes
de la crise de l’Etat et de la société turcs.
Voyons plutôt…

Le mandat de sept ans du président de la République
arrivant bientôt à échéance, le débat
pour l’élection d’un nouveau chef d’Etat est
ouvert. Ce poste est traditionnellement occupé par un ancien
militaire ou par le président du parti politique au pouvoir. Le
Parti de la justice et du développement (AKP), majoritaire au
Parlement, a toute la légitimité pour prétendre
occuper ce poste.

Par un communiqué de presse, diffusé sur son site
internet, l’armée a formulé un ultimatum à
l’AKP. Il peut se résumer ainsi: nous sommes partie
prenante du débat sur la laïcité et nous exprimerons
notre réaction s’il y a lieu de le faire. Le message est
clair: aucun ministre de l’AKP ne sera élu
président, sinon nous prendrons les choses en main, si
nécessaire par la force.

La proposition d’une autre candidature que Tayyip Erdogan
à la présidence de la République n’a pas non
plus satisfait l’armée. La tentative de faire élire
le président par le peuple, à travers une modification
législative, a aussi échoué, compte tenu de
l’opposition des élites dirigeantes, minoritaires dans le
pays.

En même temps, des meetings pour la République ont
rassemblé des centaines de milliers de personnes dans de
nombreuses villes. Les forces politiques qui les ont convoquées
sont pour l’essentiel des associations de promotion de la
pensée kémaliste (dirigées souvent par
d’ex-militaires), des forces d’extrême droite, ainsi
que la «social-démocratie» nationaliste, comme le
Parti du Travail de Dogu Perinçek, condamné
récemment à Lausanne pour négationnisme du
génocide arménien. En somme, des représentants des
couches favorisées de la société, une sorte de
«société civile» au service de
l’armée.

Derrière ces manifestations, il y a aussi d’autres enjeux:
le capital originaire d’Anatolie est devenu une force
économique considérable et réclame sa part du
pouvoir politique. Face à la question kurde, à
l’islam politique et au néolibéralisme,
l’ordre et les tabous des élites dirigeantes sont
perturbés, affaiblis et discutés. Craignant cette
nouvelle configuration, qui peut renforcer l’islam politique,
l’armée a appelé les couches favorisées et
réactionnaires de la société à
réagir, sous prétexte que la laïcité serait
en danger. Ce qui est en fait en danger, c’est le pouvoir des
élites dirigeantes. En Turquie, la religion n’est pas une
question en dehors du politique, elle est en son centre. L’Etat
verse les salaires à plus de 100000 hommes de foi, il a son
ministère de la religion.

Ces meetings «pour la République» ont fait pression
sur les partis de la gauche nationaliste et de la droite, qui ont
conduit à une alliance entre deux partis de «gauche»
nationaliste, le Parti de la République de Baykal (CHP) et le
Parti de la gauche démocrate (MHP)1. Leur discours est presque
identique. La fusion de deux partis de droite a, quant à elle,
échoué à la dernière minute. Le dirigeant
de l’un d’eux, Mehmet Agar est un ancien militaire,
formé dans une école paramilitaire américaine, il
a joué un rôle important dans la guerre contre les Kurdes.
L’intervention de l’armée a donc renforcé une
«gauche» nationaliste et conservatrice, comme alternative
à l’AKP, la consolidation de la droite nationaliste et
libérale ayant échoué à la dernière
minute. Cela ne suffira probablement pas à affaiblir l’AKP
ni à donner satisfaction à la nouvelle bourgeoisie
anatolienne.

Une guerre de basse intensité au Kurdistan de Turquie?

L’armée turque a envoyé environ 500000 soldats
à la frontière du Kurdistan irakien, elle a menacé
le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et les Kurdes d’Irak
d’une intervention militaire musclée. Une zone de haute
protection a été créée à la
frontière, les compétences de la police ont
été élargies, les droits fondamentaux ont
été restreints, ceci à la demande de
l’armée.

De son côté, le PKK a augmenté ces derniers mois
ses opérations armées dans plusieurs villes du Kurdistan.
En réaction à la reprise des combats,
l’armée a lancé un appel à sa
«société civile» lui demandant des
«réactions collectives». Cet appel a donné
lieu à des manifestations nationalistes turques dans plusieurs
villes du Kurdistan.

Le malaise des élites dirigeantes face à la question
kurde est criant. En effet, le PKK a déclaré plusieurs
cessez-le-feu, il a appelé ses militant-e-s et sympathisants
à fonder une société civile, à mener des
actions de désobéissance civile. Ces actions ont
créé un malaise croissant par rapport à la
République. D’autre part, les municipalités aux
mains du parti kurde DTP (Parti démocrate du peuple) ont
fondé des écoles pour l’apprentissage du kurde. Il
existe de nombreuses tentatives pour promouvoir la langue et la culture
kurde.

Le DTP a pris la décision de présenter des candidat-e-s
indépendants, seule possibilité d’entrer au
Parlement pour ses partis qui ne dépassent pas le quota des 10%
fixés par la loi électorale. Une alliance avec
d’autres partis de l’extrême gauche a
été formée. Dans le but de rendre difficile leur
élection, le Parlement turc vient de voter une nouvelle loi, en
urgence, pour changer le bulletin de vote, rendant ainsi presque
invisible les candidats indépendants.

Les Kurdes ont la possibilité de gagner les élections
dans la plupart des grandes villes du Kurdistan, et plus de 30
député-e-s pourraient entrer au Parlement. Les
élites dirigeantes veulent à tout prix empêcher
cela. Rappelons que la dernière fois que les Kurdes ont
envoyé leurs député-e-s au Parlement turc, en
1994, ceux-ci en sont sortis les mains menottées. Ils ont
ensuite été condamnés à 15 ans de
réclusion. Compte tenu de deux condamnations de la Cour
européenne des droits de l’homme, ces parlementaires ont
été innocentés et libérés
après avoir purgé 10 ans de prison…

La crise de l’Etat turc va s’approfondir dans les
années à venir. Quel que soit le parti au pouvoir
après les élections, le pouvoir de l’armée,
hors du Parlement, reste identique. Elle continuera à intervenir
dans la politique intérieure et extérieure du pays. Ce
qu’elle ne pourra pas empêcher, c’est la crise et
l’usure croissante des tabous qui fondent
l’idéologie officielle des élites au pouvoir,
notamment le refus de reconnaître le fait national kurde.

Hüsnü-Agit Yilmaz

1 MHP: Parti du mouvement nationaliste, parti ultranationaliste
turc qui est implanté dans les structures paramilitaires, la
police, la police secrète, les soldats professionnels, certaines
structures mafieuses etc.