Mariage, domination et amour...Entretien avec Stéphanie Coontz

Mariage, domination et amour…
Entretien avec Stéphanie Coontz

Stéphanie Coontz enseigne au
Evergreen State College (Olympia, Washington). C’est une
historienne de la famille qui a publié de nombreux livres, dont
le plus récent est sous-titré: «De
l’obéissance à l’intimité ou comment
l’amour a conquis le mariage»1. Nous avons
repris et traduit ici quelques extraits d’une interview
qu’elle a donnée au mensuel Against the Currentdes
Etats-Unis.

Vos premiers livres s’intéressaient aux rôles
des femmes dans les sociétés sans classe ou au tout
début des sociétés de classe. Qu’est-ce qui
vous a poussée à partir de là? Quels
éléments ce travail vous a-t-il apporté pour votre
réflexion sur le mariage dans les sociétés
mo-dernes?

J’ai été influencée par les visions
féministes des années 70, qui défiaient
l’idée traditionnelle selon laquelle le rôle de la
famille était de protéger la femme et les enfants.
D’abord, j’avais été persuadée par
certaines des premières auteures féministes, qu’il
y avait eu une sorte de «chute» originelle d’une
société matriarcale vers une société
patriarcale, avant de me convaincre rapidement que les faits ne
corroboraient pas l’idée qu’une
société matriarcale ait jamais existé. Il devenait
aussi clair que le «patriarcat» était beaucoup plus
variable et complexe que nous ne l’avions initialement
pensé, et que parler de «patriarcat» était
aussi abstrait et peu utile que de parler de
«société de classe» en général
(…)

Qu’est-ce que vous considérez comme le véritable mariage traditionnel?

La forme la plus commune de mariage du passé
n’était pas celui d’un homme et d’une femme,
mais d’un homme avec plusieurs femmes. La polyginie [la polygamie
désigne n’importe quelle alliance matrimoniale allant
au-delà du simple couple] est la forme de mariage qui a
été adoptée par le plus grand nombre de
sociétés. Mais il y a eu d’énormes
variations dans le passé, incluant la polyandrie (une femme et
plusieurs hommes), les mariages fantômes2, les
«female husbands», etc. La chose principale qu’il
faut garder à l’esprit, c’est que pendant des
milliers d’années, le mariage n’avait rien à
voir avec l’amour ou l’attraction mutuelle, mais avec des
alliances politiques ou économiques, pour sceller des
traités de paix, voire pour accroître la force de travail
de la famille. (…)

Vous indiquez que l’amour dans le mariage est la
conséquence de la révolution bourgeoise. Pourtant, vous
ajoutez que ce n’est que depuis les années 60, avec la
mise au point d’une contraception sûre, le maintien des
femmes mariées dans le monde du travail et les services qui ont
permis de réduire le temps et l’énergie
nécessaire pour s’occuper d’un foyer, que les gens
ont pu vraiment choisir de se marier par amour ou de ne pas se marier.
Nos notions de famille et d’âge adulte ont-elles
intégré ces réalités?

Nous envisageons souvent les femmes comme le sexe romantique, mais ce
sont en réalité les hommes qui ont en premier
adhéré à la révolution de l’amour. La
dépendance économique et légale des femmes les
forçait à se montrer plus calculatrices. Encore en 1967,
les deux tiers des étudiantes, contre seulement 5% des
étudiants, disaient qu’elles pouvaient envisager
d’épouser quelqu’un qu’elles n’aimaient
pas, s’il répondait à tous leurs autres
critères de choix. Aujourd’hui, 80% des membres des deux
sexes disent qu’ils cherchent une «âme
sœur». Ainsi, le triomphe du lien amoureux est complet, ce
qui implique que vous ne devez pas épouser quelqu’un que
vous n’aimez pas, même si vous tombez enceinte, et que vous
avez le droit de quitter un mariage malheureux. Ainsi, notre
romantisation du mariage coexiste, en une tension difficile, avec la
maternité hors mariage, le célibat volontaire et le
divorce. Nous sommes toujours en grande difficulté pour
comprendre comment aborder un monde où le mariage comme relation
est toujours hautement valorisé, tandis que le mariage comme
institution a perdu sa capacité d’organiser la vie sociale
et personnelle.

Il y a une vielle histoire de nonne travaillant dans une colonie de
lépreux. Un visiteur lui fait la remarque suivante: «Ma
sœur, je ne ferais pas cela pour tout l’argent du
monde». A quoi la nonne répond: «Moi non plus, si la
notion d’amour n’était pas utilisée comme un
bâton contre les femmes pour les enfermer dans un rôle
à cause de leur amour». Qu’y a-t-il de
différent aujourd’hui?

Lorsque le lien amoureux est devenu en vogue, il y a un peu plus de 200
ans, les vieilles et pénibles réalités de la
subordination féminine au sein du mariage ont commencé
à être moins visibles. Le travail des femmes, requis
précédemment sous la contrainte d’une punition,
commençait à être considéré comme
quelque chose de volontaire, accompli pas amour. Ainsi, d’une
certraine manière, l’idée de l’amour rendait
plus facile pour les femmes d’intérioriser leur
dépendance. D’autre part, cela leur donnait plus
d’influence sur leur mari sous de nombreux rapports et, puisque
les femmes avaient gagné le droit légal et les ressources
économiques de quitter le mariage, l’amour a pu être
utilisé pour négocier des mariages plus honnêtes et
satisfaisants. Je pense que le grand combat d’aujourd’hui,
c’est d’équilibrer notre désir
compréhensible d’amour avec nos besoins aussi
significatifs de réseaux de soutien social et
d’amitiés au-delà du couple. (…)

Le mariage est une stratégie encouragée par la droite
pour les femmes pauvres. L’administration Bush a
dégagé 100 millions de dollars par an pour encourager le
mariage des femmes. Quelle stratégie sociale serait un appui
pour les femmes pauvres?

(…) Résoudre la pauvreté par le mariage est une
dangereuse illusion. Une femme pauvre qui accède à un
mariage stable fait certes un gain économique. Mais si elle se
marie et divorce ensuite, elle se retrouvera dans une position pire
encore – et ses enfants finiriont souvent plus mal
émotionnellement que si elle ne s’était jamais
mariée. Un moyen plus sûr et à long terme de
réduire la pauvreté au féminin, c’est
d’améliorer l’accès des femmes à
l’éducation supérieure et de financer une prise en
charge des enfants accessible et de qualité. Le taux de
pauvreté des mères célibataires disposant
d’un diplôme universitaire et travaillant à plein
temps est inférieur à 2%. (…)


1 Stéphanie Coontz, Marriage, A History: From Obedience
to Inti-macy or How Love Conquered Marriage, New York, Vintage Press,
2005.

2 Lorsque le dernier descendant d’une lignée (la
lignée étant l’ensemble de ceux qui descendent
d’un même ancêtre) meurt sans avoir d’enfants,
il épouse à titre posthume une femme qui va concevoir des
enfants avec un géniteur tiers, et ceux-ci seront les enfants du
mort (ndt.)