La guerre du bâtiment a commencé

La guerre du bâtiment a commencé

Dès le 1er octobre prochain,
les 90 000 travailleurs du secteur du gros œuvre dans le
bâtiment (maçons, conducteurs de machines,
contremaîtres, chefs d’équipe, etc.) seront
privés de contrat collectif de travail. Ainsi en a
décidé la Société suisse des entrepreneurs
(SSE), le 23 mai dernier, en dénonçant
unilatéralement la Convention nationale (CN), engageant ainsi un
bras de fer avec les syndicats de la branche, principalement UNIA et
SYNA (syndicat chrétien) au niveau national, ainsi que le SIT
à Genève. La bataille est décisive puisque, au
travers de la convention du gros œuvre (un document de 150
pages), c’est la principale convention collective nationale qui
est visée, la seule d’importance à prévoir
encore des salaires minimaux. La branche compte en tout 300 000
travailleurs, soit environ deux fois moins qu’il y a dix ans,
même si son chiffre d’affaires est resté
inchangé. Ennivré par de telles réserves de
productivité, le Conseiller aux Etats UDC de Glaris, This Jenny,
entrepreneur de son Etat, n’a d’ailleurs pas
hésité à dévoiler ses ambitions:
l’éradication pure et simple des syndicats, comme il le
confiait aux caméras d’Arena, le 4 mai dernier.

La Convention nationale du gros œuvre (CN) a permis de gagner un
certain nombre d’acquis au fil des ans, notamment le 13e salaire
pour tous en 1977, le droit à quatre semaines de vacances en
1978 et la retraite anticipée dès 60 ans (avec 80% du
salaire) en 2003, obtenue après une mobilisation. Ses
dispositions ont «force obligatoire» dans tout le pays,
s’imposant donc en principe à tous les patrons de la
branche, même aux sociétés non affiliées
à la SSE, aux entreprises de travail temporaires et aux
contractants étrangers. Bien entendu, le contrôle du
respect effectif des normes de la CN implique une présence
syndicale systématique sur les lieux de travail, malheureusement
très lacunaire dans le pays, à quelques exceptions
près.

La CN s’efforce en outre de limiter le volume des heures
flexibles, «bien que les syndicats aient déjà fait
beaucoup de concessions aux entrepreneurs sur ce point»1:
un volant de 100 heures depuis 2004. En clair, les patrons peuvent
déjà imposer jusqu’à 100 heures
supplémentaires par rapport à l’horaire
hebdomadaire, payées au tarif normal et compensées par
des heures en moins imposées, jusqu’au 31 mars de
l’année suivante: «Journée
de 9,6 h. de travail sans indemnités dans les périodes
chargées, vacances forcées selon les besoins et
ordonnées par l’employeur, et compensation forcée
des heures supplémentaires lorsque des heures tombent à
cause d’intempéries ou de pannes techniques: aucune autre
branche ne propose autant de flexibilité
».2
La CN arrête aussi des salaires minimaux par profession,
négociés chaque année, avec des
possibilités de majoration au gré de conventions
cantonales particulières (+ 5 à 10% à
Genève). En moyenne, les travailleurs du gros œuvre ont
ainsi des salaires largement supérieurs à ceux du second
œuvre.

Une offensive mûrement préparée

La brutalité de l’attitude patronale de ce printemps, qui
a conduit à la dénonciation unilatérale de la CN,
semble avoir pris de court les syndicats. Elle n’a pourtant pas
éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu.
Dès le début de l’année 2005, la SSE avait
défendu un projet de convention «light», sans
salaires minimaux, sans régulation de l’horaire de
travail, sans assurance obligatoire d’indemnités
journalières en cas de maladie et sans protection contre les
licenciements pendant la maladie. Elle n’y avait renoncé
(provisoirement!) qu’en échange du ralliement des
syndicats aux Bilatérales II, soit à l’extension de
la libre circulation avec des mesures d’accompagnement
notoirement insuffisantes. Mais la trève avait été
de courte durée, le conflit se rallumant rapidement sur quatre
questions clés: les salaires, le financement d’une
retraite anticipée dès 60 ans, le flexibilité de
l’horaire de travail et la sécurité sur les
chantiers.

Sur la question des salaires, il n’y pas eu d’accord
signé pour 2007: UNIA revendiquait une majoration de 2% au moins
pour tous (environ 220 Frs par mois), tandis que la SSE
défendait des augmentations individuelles «au
mérite», beaucoup moins coûteuses. En dépit
de concessions étendues de la part des syndicats, le patronat a
décidé de ne distribuer que 100 à 120 Frs par
mois, dont une partie sur une base individuelle, et pas dans toutes les
entreprises!

Sur le financement de la retraite à 60 ans, l’année
2007 a enregistré aussi d’autres reculs imposés par
la SSE: report à 60,5 ans du droit à la retraite
anticipée complète, suspension des cotisations au 2e
pilier entre 60 et 61 ans et réduction de celles-ci entre 61 et
65 ans, augmentation enfin de la cotisation des travailleurs au fonds
paritaire de 1% à 1,3%.3

Sur la flexibilité du travail, la SSE voulait aussi faire passer
sa marge de manoeuvre de 100 à 180 heures
(l’équivalent d’un mois de salaire). Son objectif
précis était de compléter le dispositif
conventionnel déjà accepté de 100 heures
supplémentaires payées au tarif normal, par 80
«heures négatives», c’est-à-dire par la
possibilité de compenser des horaires réduits pendant les
périodes d’intempéries en hiver, par 80 heures
supplémentaires de plus, non majorées, pendant les beaux
jours, même pour les travailleurs qui n’ont pas
d’heures supplémentaires engrangées. En
réalité, la SSE avait déjà voulu forcer
l’introduction de cette disposition dans le cadre de la CN
existante, mais avait perdu devant le Tribunal arbitral.

Sur la sécurité du travail, la SSE s’est
opposée à toute amélioration, contre les avis
même de l’Inspection du travail, de la Suva et du SECO
(mesures de protection contre la canicule et les taux d’ozone
élevés, filtres à particules obligatoires sur les
machines de chantier, examens obligatoires pour les grutiers, mesures
de protection contre l’exposition à l’amiante).

Le coup de force patronal

Le 23 mai, le jour même de la rupture des négociations par
la partie patronale, elle faisait distribuer un tract en sept langues
sur les chantiers, montrant ainsi qu’elle s’y était
préparée bien à l’avance. Le 13 juin, le
Conseiller national radical et Président de la SSE, Werner
Messmer, dénonçait la discussion avec les syndicats comme
un marchandage de «bazar».4 Quelques jours plus tard, le directeur de la SSE, Daniel Lehmann, rajoutait:
«La SSE en a ras-le-bol de négocier avec des partenaires
sociaux qui n’ont que faire de l’intérêt
général (…)».
5

De son côté, la partie syndicale ne cachait pas sa
surprise devant une telle rupture, en dépit de sa patiente
recherche de compromis au cours de quatres rounds de
négociations, dont témoignait pourtant un document de
travail de 29 pages, brutalement enterré. Comment la SSE
pouvaitelle ne pas comprendre l’intérêt de «ce
partenariat social au vrai sens du terme, où chacune des parties
défend ses intérêts d’égal à
égal pour aboutir à des solutions acceptables, [et qui]
explique dans une large mesure la qualité élevée
qui caractérise la branche suisse de la construction
»?6
Et pourtant… les frictions croissantes des deux dernières
années n’annonçaient-elles pas clairement la
couleur?

Dès le 1er octobre, les salaires minimaux conventionnels ne
seront donc plus en vigueur, même si la SSE assure qu’elle
continura à les recommander à ses membres. Les nouveaux
engagés seront les premiers touchés, même si des
congés pour modification de contrat ne sont pas non plus exclus.
Dans tous les cas, les entreprises non membres de la SSE (souvent des
sous-traitants en cascade), ainsi que les firmes temporaires et
étrangères (on parle déjà de 20%
d’emplois temporaires dans la branche), feront ce qu’elles
voudront…

Les «mesures d’accompagnement» déjà
très insuffisantes, décidées avec
l’introduction des Bilatérales II, seront suspendues,
puisqu’il n’y aura plus de commissions paritaires de
contrôle. Les dispositions relatives au 13e salaire, à la
retraite anticipée, à la formation, à
l’assurance obligatoire d’indemnités
journalières et à la protection contre les licenciements
en cas de maladie, seront directement menacées. La
flexibilité ne connaîtra plus de rivages, pouvant confiner
dès lors avec le travail sur appel, déjà que le
patronat est en train de «réinventer» le statut de
saisonnier en engageant des salariés étrangers avec des
contrats de durée déterminée (permis L) de mars
à novembre…

Quelle risposte syndicale?

A l’occasion de la Conférence de presse genevoise
d’UNIA, de SYNA et du SIT du 17 septembre, les responsables
syndicaux portaient un foulard noir en signe de deuil: deuil de la CN,
mais aussi, selon eux, de la paix sociale Après la manifestation
du 18 juin à Genève, qui avait rassemblé 2800
travailleurs sur 4000, pendant les heures de travail, et le
rassemblement de 3000 manifestants, le 29 juin à Lucerne, devant
l’Assemblée annuelle de la SSE, où Christoph
Blocher avait été invité à prononcer un
discours, que vont faire les syndicats?

Ils appellent tout d’abord à une grande manifestation
populaire de soutien, ce samedi 22 septembre à Zurich, où
12000 à 13 000 travailleurs de la branche sont attendus. Des
départs sont organisés dans chaque ville avec des trains
gratuits. En même temps, ils consultent leurs membres sur
l’éventualité du recours à la grève:
la semaine passée, la Conférence professionnnelle de SYNA
s’est prononcée à 98% en faveur de la grève;
les membres d’UNIA votent actuellement, et il y a gros à
parier qu’une majorité d’entre eux se
déterminera en faveur de mesures de lutte. Mais c’est
là, sans doute, que la disposition
désespérée des directions syndicales, depuis 2005,
à signer coûte que coûte des compromis autour du
tapis vert, sans consultation ni mobilisation de leurs membres, en
dépit du durcissement unilatéral de la partie patronale,
comme récemment sur les retraites anticipées, constituera
un sérieux handicap de départ.

Comme le relevait Sofia Ferrari dans le bimensuel de nos camarades tessinois Solidarietà:
«(…) dans une période de grande difficulté,
de faible capacité de mobilisation (aux seules exceptions de
Genève et du Tessin), cette détérioration des
retraites anticipées aurait pu être un stimulant
fondamental (…) pour tenter de dépasser la
difficulté endémique de l’appareil syndical dans
les régions décisives du point de vue des rapports de
force (Zurich et Berne, pour ne prendre que quelques exemples). Une
mobilisation contre la péjoration des retraites
anticipées aurait représenté une excellente
première phase, une sorte de rampe de lancement, pour la phase
décisive de l’automne pour la défense de la
Convention nationale.
»7

En effet, dans les régions où les syndicats
disposent d’une réelle présence sur les chantiers
et ont montré une certaine capacité de mobilisation,
comme au Tessin ou à Genève (où 85% des
travailleurs du gros œuvre sont syndiqués), un rapport de
force pourra certainement être construit dans les semaines qui
viennent. Mais dans le reste du pays, à Zurich, à
Bâle ou dans le canton de Berne (80% des entreprises de
l’Oberland bernois n’appliquent déjà pas les
mesures d’accompagnement aujourd’hui), il sera sans doute
plus difficile de passer d’une période de
négociation à froid, à la construction d’un
rapport de forces sur le terrain des entreprises et dans la rue. Une
bonne raison pour relancer le débat sur la
nécessité d’un réarmement de la lutte
syndicale, en particulier dans la période actuelle, où le
patronat ne conçoit plus la discussion que sous forme de diktat.

Jean Batou


1 UNIA, «Baisse des salaires sur les chantiers. Nous luttons pour notre CN!», août 2007, p. 3.
2 UNIA, «Dix affirmations de la SSE et les faits qu’elles
occultent», Conférence de pressse du    
 17 septembre 2007, Genève.
3 Sofia Ferrari, «Peggiorato il sistema di pensionamento
anticipato. Une prima sconfitta per i      
 lavoratori edili», Solidarietà, n° 14, 23
août 2007, p. 2.
4 Journal suisse des entrepreneurs, 13 juin 2007.
5 Journal des arts et métiers, 22 juin 2007.
6 UNIA, «Baisse des salaires…», p. 2.
7 Sofia Ferrari, «Peggiorato…».