Textiles et capital globalisé

Textiles et capital globalisé
L’environnement pris en otage

Il
est aujourd’hui possible d’acheter des vêtements au
kilo à des prix comparables à ceux des produits agricoles
de base. Cette évolution se traduit par une explosion de la
consommation de textiles à l’échelle mondiale, en
particulier dans les pays du Nord. Les habits sont désormais mis
au rebut de plus en plus vite, avant même d’être
usagés, parce qu’ils sont
«démodés» ou que la place manque pour les
stocker. Les conséquences écologiques de ce
consumérisme effreiné sont alarmantes et
pénalisent avant tout les pays du Sud. Elles dressent un
véritable acte d’accusation contre le mode de production
et de consommation capitaliste.

Aux Etats-Unis, l’habillement arrive en seconde position,
après l’alimentation, dans la consommation des
ménages. De 1992 à 2002, la valeur totale des
vêtements vendus est passée de 162 à 282 milliards
de dollars, tandis que leurs prix moyens ont diminué de 25%, en
raison de la baisse des salaires réels des travailleurs-euses,
de la mécanisation accrue de l’industrie et de
l’accroissement de la demande de produits bon marché.
Ainsi, le foyer US moyen achète 40 T-shirts par an, dont 94%
sont importés. Pour faire de la place dans ses placards, chaque
individu se débarrasse aussi de 31 kilos de vêtements par
an (10 millions de tonnes en tout). En effet, les difficultés de
stockage constituent le principal obstacle à
l’accroissement de la consommation textile. Dans les nouveaux
logements «classes moyennes», chaque chambre dispose ainsi
d’un dressing de 1,80 x 2,40 m.

Fibres du productivisme

La production de fibres synthétiques, comme le nylon et le
polyester, fait appel à des ressources non-renouvelables,
principalement le pétrole. Elle contribue à
l’émission de gaz à effet de serre, comme
l’oxyde d’azote, ainsi qu’à la pollution des
eaux (rejets de solvents organiques, métaux lourds, colorants,
produits de traitement, etc.).1 Le nylon se recycle difficilement, tandis que que le polyester recyclé est de moindre qualité.

Les fibres issues de matériaux renouvelables n’ont pas
vraiment un meilleur impact sur la nature. La production de rayonne,
par exemple, à partir de pulpe de bois, est très
polluante pour l’air et les eaux. De même, les
élevages industriels de moutons menacent la bio-
diversité et sont responsables de l’érosion
accélérée des sols, ainsi que de la pollution des
eaux. Le traitement de la laine fait aussi appel à de nombreux
composés pour lessiver les fibres, prévenir leur
rétrécissement et améliorer leur aptitude au
lavage. La production du cuir et des peaux requiert également de
nombreux produits toxiques (composés organiques et métaux
lourds).

Coton contre nature

Les Etats-Unis cultivent 20% du coton brut mondial. En revanche, ils ne
produisaient que 5% des cotonnades (contre 10-12% en 1996-97), alors
qu’ils en consomment un bon tiers, essentiellement importé.2
Or, aux Etats-Unis les cultures de coton absorbent 11% des insecticides
agricoles, contre près de la moitié dans les pays du Sud.
Modifié génétiquement pour sécréter
une toxine, la variété Bt réduit certes, pendant
un temps – avant que les parasites ne s’y adaptent –,
l’usage de pesticides. Mais le coton reste un énorme
consommateur d’herbicides (10 millions de tonnes par an aux
Etats-Unis), sans compter les défoliants utilisés pour
faciliter la récolte. Pour l’ensemble de ces raisons, on a
pu prétendre qu’il valait mieux transformer directement du
pétrole en polyester, que de le brûler comme combustible
pour cultiver, fertiliser, irriguer, récolter et traiter le
coton.3

Par ailleurs, quel que soit le mode de culture choisi,
l’industrie du coton fait appel à de nombreux produits
(soude caustique pour nettoyer les fibres, agents blanchisseurs avant
la teinture, formaldehyde contre le froissage, etc.). Il faut ainsi 60
litres d’eau pour blanchir les fibres nécessaires à
une seule chemise, sans compter la teinture, qui fait appel, elle
aussi, à beaucoup d’eau, mélangée à
des centaines d’agents colorants et de produits auxiliaires. Une
nouvelle génération de teintures qui réagit au
contact des fibres, donne des coloris plus vifs et tenaces; elle est
aussi plus toxique, plus difficile à séparer de
l’eau et moins biodégradable.

Sud menacé

Avec la suppression de l’Arrangement multi-fibres,
négocié par l’OMC (1995- 2005), le commerce mondial
des textiles a été libéralisé. La
production de cotonnades s’est ainsi petit à petit
concentrée dans les pays du Sud – Chine (36%), Inde (14%),
Pakistan (10%), Turquie (6%) (données 2006) –, où
son impact écologique et sanitaire est extrêmement
alarmant. Ainsi, le recours massif à des technologies peu
respectueuses de l’environnement et de la santé, en
particulier des travailleurs-euses, constitue une menace croissante:
surconsommation d’eau douce, pollution des cours d’eau et
des nappes phréatiques, pathologies cancéreuses, en
particulier parmi les ouvriere-s concernés, etc. Enfin,
l’exportation massive de vêtements usagés du Nord
vers le Sud contribue à étrangler les derniers
producteurs locaux indépendants du tiers-monde, notamment en
Afrique.4

Depuis la révolution industrielle, la demande de textiles a
été de plus en plus dissociéePlus
récemment, le vêtement est devenu le marqueur d’une
identité dictée de l’extérieur5:
il fait jeune, mince, cool, trendy, etc. «Comment paraître
et se sentir mieux»? en changeant de look, bien sûr. La
mode et la pub n’ont de cesse de favoriser la surconsommation
permanente. Au milieu du 19e siècle déjà, un
marchand britannique de San Luis Potosi, au Mexique, notait: «Les
femmes d’ici, lorsqu’elles voient un nouveau type de
calicot imprimé qu’elles aiment, font tout pour en obtenir
une coupe, dussentelles souffrir de la faim au cours du mois suivan
t». Aujourd’hui, aux Etats-Unis, la directrice du marketing de Cotton Inc. ne dit pas autre chose: «Il
y a certainement des femmes qui aiment encore plus faire du shopping
lorsqu’elles ont des difficultés financières, parce
que cela les force à jouer les consommatrices avisées
».

L’économie globalisée des textiles bon
marché révolutionne aujourd’hui de larges secteurs
de l’agriculture, de l’industrie, des échanges et de
la distribution. Elle témoigne éloquemment de la logique
du capitalisme: une expansion sans fin de la production et de la
consommation marchandes. Ce système est infiniment plus fort que
la résistance de prises de conscience isolées.6
Une enquête universitaire US montre ainsi que les personnes
informées des conséquences environnementales de la
surconsommation de textiles n’adoptent pas un comportement plus
responsable.

Dans une logique consumériste, les fibres naturelles ne sont pas
une panacée par rapport aux fibres synthétiques, ni le
coton conventionnel par rapport au coton Bt, ni encore les produits
home made par rapport aux produits importés. En
réalité, pour rompre ce cercle vicieux, c’est une
logique économique et sociale radicalement différente
qu’il faut promouvoir: une production de valeurs d’usage
répondant aux besoins effectifs des populations, plutôt
qu’une production de valeurs d’échange dictée
par la demande de valorisation sans fin du capital.

Jean Batou

1 Hsiou-Lien Chen & Leslie Davis Burns, «Environmental Analysis of Textile Products», Clothing and Textiles Research Journal, vol. 24, n° 3, 2006, pp. 248-261.

2 Leslie Meyer, Stephen MacDonald & Linda Foreman, «Cotton Backgrounder», Outlook Report from the Economic Research Service, United States Department of Agriculture, mars 2007.

3 Stan Cox, «Dress for Excess: The Cost of Our Clothing Addiction», Alternet, 30 novembre 2007.

4 Robert Neuwirth, Shadow Cities. A Billion Squatters. A New Urban World, New York, Londres, Routledge, 2006, pp. 67-99.

5 Dans The Lonely Crowd (1953), David Riesman parle déjà
d’une société formée d’individus dont
la «conformité est assurée par leur
réceptivité aux espoirs et préférences
d’autrui», très vulnérables à
l’emprise de la mode et de la publicité.

6 Hye-Shin Kim & Mary Lynn Damhorst, «Environmental Concern and Apparel Consumption», Clothing and Textiles Research Journal, vol. 16,