Gouvernement Rouge au Sud du Brésil
Gouvernement Rouge au Sud du Brésil
Le Forum Social Mondial de Porto Alegre accueillera des centaines de délégué-e-s des mouvements sociaux dAmérique Latine et du monde, du 25 au 30 janvier prochain, au coeur dune expérience politique et sociale originale
Depuis dix ans, le Parti des Travailleurs brésilien (PT) est à la tête de lhôtel de ville de Porto Alegre, capitale de lEtat du Rio Grande do Sul (à la frontière avec lUruguay) et une des plus grandes villes du pays. Le PT est un parti assez hors du commun, fondé en 1980 par des syndicalistes, des chrétiens de gauche et des militants marxistes, tous convaincus que lémancipation des travailleurs sera le fait des travailleurs eux-mêmes et motivés par le désir dinventer un socialisme différent, radical, démocratique et libertaire, qui rompe avec les vieux modèles du stalinisme et de la social-démocratie. Le maire sortant, Raul Pont, ancien directeur du syndicat des enseignants, appartient au courant le plus radical du PT, la tendance Démocratie Socialis-te, affiliée à la Quatrième Internationale.
Un précédent : Porto Alegre
Les «rouges» du PT (de la couleur du drapeau du Parti) ont gagné lhôtel de ville à trois reprises grâce à leur gestion des affaires municipales, radicalement différente de celle des différents politiciens bourgeois : pas de corruption, ni de népotisme, priorité aux besoins des quartiers pauvres et du prolétariat et, surtout, une expérience innovatrice de démocratie directe appelée le budget participatif.
Cest un système qui laisse décider la population, dans chaque quartier de Porto Alegre, au sein dassemblées ouvertes à toutes et à tous, des priorités pour le budget public alloué à leur localité. En dautres termes, cest la population elle-même qui décide, dans une démonstration originale de démocratie directe, si les fonds alloués par le budget doivent être affectés à la construction dune route, dune école ou dun centre hospitalier. Des assemblées ultérieures permettent à la population de surveiller la mise en place des projets choisis, tandis quun Conseil municipal du budget participatif, formé de délégués élus par les assemblées, gèrent la distribution du budget aux différents quartiers, suivant à cet effet des critères décidés en commun.
Evidemment, Il ny a quune minorité de la population (quelques dizaines de milliers de personnes à Porto Alegre) qui prennent part aux assemblées du budget participatif, mais depuis que ces assemblées ont été ouvertes à toutes et à tous, le système jouit dune extraordinaire légitimité et popularité. Le budget participatif est, sans aucun doute, une des principales raisons des victoires du PT dans les courses électorales de Porto Alegre et, plus récemment, lors des élections du gouvernement dEtat du Rio Grande do Sul. Cet Etat est un des plus important du pays, en terme de population et de développement économique. La majorité de sa population est constituée de descendants dimmigrants européens, notamment italiens et allemands. Il est traditionnellement de gauche, mais, à certaines occasions, la tendance dominante a été celle du «populisme ouvriériste» du Président Vargas et de son héritier politique Leonel Brizola. Ce nest que depuis la fin des années quatre-vingt que le PT est devenu la principale force à gauche. Il est par ailleurs significatif que lEtat du Rio Grande do Sul soit un des principaux bastions du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) qui est, aujourdhui, le plus important des mouvements sociaux au Brésil. Le MST nest pas simplement lexpression organisée de la lutte des pauvres pour une réforme agraire radicale, mais il constitue également la référence centrale pour toutes les forces de la «société civile» brésilienne (incluant les syndicats, les églises, les partis de gauche, les associations professionnelles et les professeurs duniversité) qui luttent contre le néolibéralisme.
Budget participatif dans tout le Rio Grande do Sul
Il y a quelques mois, Olivio Dutra, candidat du PT, a gagné les élections gouvernementales. Ainsi, pour la première fois de lhistoire du Brésil, un des plus importants Etats du pays est administré par une équipe qui se proclame du socialisme et base son action sur les intérêts du prolétariat. Olivio Dutra est un ancien directeur du syndicat des employés de banque et une figure bien connue de la gauche du PT et qui, lors dune discussion que nous avons eue, il y a quelque mois de cela, sest défini comme un «marxiste chrétien». Le vice gouverneur élu à ses côtés, Miguel Rossetto, appartient lui, comme le maire de la capitale de lEtat, à la tendance Démocratie Socialiste. Une des premières initiatives prise par le nouveau gouvernement a été de concrétiser sa promesse dintroduire au niveau de lEtat le budget participatif. Des assemblées de bases ont été organisées dans toutes les municipalités de lEtat et dans les quartiers des grandes villes. Le succès de cette initiative a irrité lopposition de droite, majoritaire au parlement de lEtat. (Les élections législatives au Brésil favorisent traditionnellement la droite, à cause des modalités du système électoral, mais aussi à cause du poids du clientélisme et de lapathie que suscite ces élections.) Un des leaders de la droite a essayé, par le biais des tribunaux, de bloquer le processus de démocratie directe. Après un certain nombre de tentatives, il a été débouté et les assemblées ont pu se tenir comme prévu.
Sous la pression de la dette
Le principal problème du nouveau gouvernement du Rio Grande do Sul, réside dans la dette astronomique à légard du Gouvernement fédéral, laissée par lancien gouverneur, Antonio Britto, politicien dorientation néolibérale. Britto a promis de rembourser cette dette en privatisant les principaux services publics de lEtat, comme lélectricité et les transports ! Olivio Dutra et ses camarades, résolument hostiles aux politiques néolibérales de démantèlement et de privatisation des services publics, ont clairement rejeté cette solution, qui était défendue à la fois par la droite locale et par le gouvernement fédéral du Président Fernando Henrique Cardoso, ancien sociologue de gauche converti à la religion du marché et qui est aujourdhui un fanatique de la globalisation néolibérale.
Ainsi, une réelle guerre de tranchée a été lancée entre le nouveau gouvernement du Rio Grande do Sul, qui ne veut pas continuer à payer cette dette absurde (pour laquelle il nest pas responsable) et lEtat fédéral, qui menace de ne pas rétrocéder à lEtat la part du revenu national qui lui revient. Derrière ces aspects techniques et légaux compliqués, il sagit en réalité dune bataille politique entre le néolibéralisme de la classe dirigeante et une tentative (que lélite considère comme «hérétique» et très dangereuse) de donner un exemple dune alternative politique au service des besoins du prolétariat. Cest une lutte difficile et il nest absolument pas certain quOlivio Dutra et ses camarades du PT puissent la gagner. De fait, le résultat de cette confrontation dépendra de ce quil se passera dans les autres régions du Brésil et de lattitude que prendront les autres gouverneurs élus par lopposition qui, dune manière générale, sont plus modérés que celui du «Sud rouge».
Un Etat libre de transgéniques
Le nouveau gouvernement a également mis en place un programme environnemental intéressant. Depuis des années, les mouvements de défenses de lenvironnement et le MST, se sont battus contre les organismes génétiquement modifiés (OGM) que les monopoles agro-industriels états-uniens, à linstar de Monsanto, essayent dintroduire à tout prix au Brésil, avec le soutien discret du Président Cardoso et du gouvernement fédéral. Ce sont la protection de lenvironnement, la santé des consommateurs et lautonomie des paysans qui sont en jeu. Ces derniers sont menacés par les semences monstrueuses de la variété Terminator, modifiées génétiquement afin dempêcher les fermiers dutiliser une partie de leur récolte pour le semis de la prochaine saison et les obligeant de racheter chaque année leurs semences à Monsanto.
Olivio Dutra et son secrétaire à lagriculture, proche du MST, ont ainsi décidé dinterdire toute importation de semences transgéniques. Au grand damne de Monsanto et compagnie, ils ont proclamé lEtat du Rio Grande do Sul «libre de produits transgéniques» et ont commencé à mettre en place un système de certification, leur permettant dassurer un label reconnu internationalement à leurs productions locales, comme celle du soja. Plusieurs entreprises de distribution européennes, alertées par le refus des consommateurs dacheter des produits contenant des OGM, commencent à être intéressées à la production «traditionnelle» du Rio Grande do Sul. LAssociation agricole, contrôlée par les grands capitalistes et propriétaires terriens, soutient les OGM et accuse linitiative du gouvernement dêtre «une conspiration machiavélique afin dimposer, avec le MST, la réforme agraire »
Nous savons bien sûr quil nest pas possible daboutir au socialisme dans un seul pays, et encore moins dans un seul Etat. Ces expériences sont encore nouvelles et restent fragiles ; étant mises en place dans un pays ravagé par les politiques néolibérales, étranglé par la dette extérieure et dominé par une oligarchie vorace et parasitaire ; un pays où le niveau dinégalité sociale est parmi les plus élevé du monde, prenant la forme dun réel apartheid social. Mais pour ceux qui refusent daccepter le capitalisme comme horizon de lhistoire humaine au-delà duquel on ne peut passer, qui refusent daccepter le néolibéralisme comme la seule forme possible de modernité, les efforts innovateurs de la gauche socialiste, écologiste et démocratique brésilienne représentent un espoir pour le futur.
* Michael Löwy est un sociologue français dorigine brésilienne. Cet article a été publié en anglais dans Monthly Review de novembre 2000 (traduction Erik Grobet)