Tolérance et marchandisation de l'homosexualité


Tolérance et marchandisation de l’homosexualité


En dépit d’une certaine libéralisation des politiques officielles à leur égard, les homosexuel/les vivent toujours dans un monde menaçant, en particulier celles et ceux des couches populaires qui sont les premières victimes de la croissance des inégalités et du démantèlement de l’Etat Providence.

Alan Sears*


Le mouvement homosexuel a fait d’impressionnantes conquêtes en trente et un ans, depuis l’apparition du Gay Liberation Front (Front Gay de Libération) lors des émeutes de Stonewall à New York. Pour beaucoup de lesbiennes et de gays, il est maintenant possible de vivre d’une façon relativement ouverte dans des environnements plutôt positifs garantissant un accès aux véritables ressources de la communauté. Cependant il y a eu peu de changement dans l’existence des gays les plus vulnérables, y compris les transsexuels, les gays vivant dans la pauvreté, les gens de couleur, les personnes vivant dans l’anonymat, ainsi que beaucoup de femmes.


Un «coming out» toléré à certaines conditions


Avant les émeutes de Stonewall, mis à part les stéréotypes négatifs, les homosexuels étaient en grande partie invisibles culturellement. Aujour-d’hui, des magazines, livres, films et divertissements comportent de nombreux rôles gays, allant des héroïnes lesbiennes des romans policiers à d’anonymes enseignant-e-s de lycée. C’est un gain réel d’avoir quelques points de référence dans la culture populaire, même si ceux-ci sont souvent des images de gays – ou de lesbiennes-chastes, bourgeois et blancs.


Au Canada, les homosexuels ont bénéficié de progrès significatifs dans les secteurs de la protection des droits humains et obtenu une reconnaissance sur les lieux de travail. Le gouvernement fédéral et chaque province canadienne incluent maintenant la non-discrimination sur la base de l’orientation sexuelle dans leurs codes des droits humains. De nombreux syndicats, particulièrement dans le secteur public, ont obtenu des clauses de non-discrimination dans les conventions collectives, ainsi que des prestations à part entière pour les partenaires de même sexe.


Un monde toujours menaçant


Malgré quelques avancées, nous ne devons pas nous faire d’illusions. L’Etat continue de contrôler la sexualité de façon coercitive. Récemment des policiers -hommes- de Toronto, utilisant le prétexte de la loi sur les licences d’alcool, ont effectué un raid sur les bains publics de la ville, où était organisée une soirée réservée aux femmes, les harcelant et les terrorisant.

Un considérable espionnage et des opérations de piégeage dans les parcs et les toilettes publiques à travers l’Amérique du Nord, continuent à vulnérabiliser des homosexuels anonymes, mis à jour par une publicité destructrice. Le lycée est toujours un foyer de harcèlement et de violence contre les jeunes étiquetés «homo». Plus une personne s’écarte de la représentation normative (selon le genre) du gay et de la lesbienne forgée dans l’imaginaire public, plus le danger de violence augmente de façon importante. Les transsexuels, les gens de couleur et les homosexuels dans la rue sont ouvertement visés par le harcèlement et la violence quotidiennes, y compris par les mauvais traitements policiers.


Les victoires à contre-courant


Il convient de resituer les importants gains réels de quelques gays et lesbiennes dans un contexte où beaucoup d’homosexuels n’ont rien gagné ou presque rien. En outre, les plus importantes de ces victoires ont été acquises dans les vingt dernières années, une période marquée par un brusque changement politique vers la droite. En général, le climat politique a été marqué par des attaques violentes contre les pauvres et les immigrants, contre les mesures en faveur des minorités (affirmative action), par la montée de la droite, le déclin de la gauche et une position généralement défensive de la part du mouvement des salarié-e-s. Ces acquis ont été obtenus pour deux raisons. D’abord, ils ont été arrachés de haute lutte : les homosexuels se sont mobilisé à maintes reprises, descendant dans les rues pour protester contre la violence de l’Etat, les agressions contre les gays et lesbiennes, l’inaction par rapport au SIDA et le déni de nos droits humains. En agissant ainsi, nous avons changé le monde et peut-être, ce qui est plus important, nous nous sommes changés nous-mêmes en activistes. Nous n’aurions aucun de ces acquis aujourd’hui sans cet activisme enthousiaste.


Les homosexuels ne sont toutefois pas les seuls à s’être battus contre cette offensive de la droite. Les groupes anti-pauvreté, les militants pour les droits des immigrés, les activistes anti-racistes, les féministes et les militants du mouvement des salarié-e-s ont résisté durement.


Capitalisme et sexualité


C’est dans les années 1860 qu’est apparu pour la première fois le terme «homosexuel». On avait besoin d’un néologisme pour expliquer un phénomène relativement nouveau. Bien sûr, il n’y avait rien d’inédit à ce que des femmes aient des rapports sexuels entre elles ou des hommes entre eux. Le nouvel aspect que ce terme essayait de saisir, c’était que l’orientation vers le même sexe (same-sex orientation) était devenue une identité sexuelle à part entière.


Le changement était spécifiquement un produit des relations sociales capitalistes. En fait, la séparation entre le foyer et le travail salarié avait fourni la base à l’apparition de l’homosexualité. Dans des sociétés pré-capitalistes, les gens chassaient, se rassemblaient, moissonnaient, mangeaient, jouaient, élevaient des enfants et avaient des rapports sexuels dans la même communauté de parenté organisée.


Dans les sociétés capitalistes, la production est séparée de la reproduction et le travail salarié est soustrait de la maison. Cela ouvre de nouveaux espaces, étant donné que notre accès aux ressources productives clés de la société ne dépend plus directement de notre position dans les structures de parenté. À un certain niveau, l’employeur d’une société capitaliste n’a pas à se préoccuper de ce que les employés font durant leur temps libre, tant qu’ils se montrent prêt à travailler.


En même temps que le capitalisme ouvre de nouvelles possibilités en matière d’exploration de la sexualité, il érode les structures familiales par les longues heures de travail et les salaires insuffisants. A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, les responsables politiques et les réformateurs moraux ont commencé à s’inquiéter du fait que le prolétariat était en passe «de dégénérescence morale.»


L’ordre moral pour discipliner la classe ouvrière


Dans de nombreux ménages, hommes, femmes et enfants travaillaient en dehors de la maison pour gagner de l’argent. Des groupes de logements surpeuplés impliquaient que les enfants étaient exposés au sexe et que garçons et filles vivaient en toute promiscuité. Relations hétérosexuelles extramatrimoniales et homosexualité semblaient prospérer dans les rues et les bars. Les responsables politiques ont vu la réforme morale en partie comme un antidote à la mobilisation du prolétariat.


Une famille de la classe ouvrière régénérée était perçue comme un pilier potentiel de stabilité aussi bien qu’une source de réapprovisionnement en nouveaux ouvriers. L’Etat a développé une gamme de nouvelles formes de régulation morale pour façonner la famille de la classe ouvrière dans la période 1880-1920, au Canada, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. L’homosexualité masculine a été proscrite. En Grande-Bretagne les femmes ont été omises de ces dispositions légales, les législateurs sexistes ne pouvant même pas imaginer que les femmes puissent avoir une sexualité indépendante des hommes.


Le nouvel ordre de genre a été renforcé par des activités, comme la séparation des classes dans les écoles: cours d’économie domestique pour les filles et cours d’atelier pour les garçons. Le travail du ménage non-payé des femmes a été soumis à de nouvelles formes de surveillance, lorsque que des infirmières de santé publique sont arrivées soudainement sur le seuil du foyer pour inspecter et donner des instructions.


Déréglementation de la morale et capitalisme homosexuel


Le régime de régulation moral qui est apparu au début du XXe siècle a été incorporé dans les structures de l’Etat-Providence qui se sont développées après la Deuxième guerre mondiale. Il est resté en grande partie intact jusqu’aux années 1960. Les trente-cinq dernières années ont vu une dérèglementation partielle de la morale, face aux changements de la société capitaliste et à l’apparition de militant-e-s lesbiennes/gays et des mouvements de femmes.


La déréglementation de la morale a été étroitement liée à l’intense marchandisation (la production de biens spécifiques destinés au marché) de nos vies quotidiennes. En Amérique du Nord, le pain qui était autrefois cuit au four à la maison, est maintenant principalement acheté sur le marché. Les fêtes d’anniversaires sont de plus en plus organisées sur des sites commerciaux comme des restaurants fast food. Le marché est fondamentalement amoral. Il est toujours occupé à fabriquer du fric. D’une certaine façon, le vieux régime de réglementation morale était en réalité une barrière à la recherche du profit. Par exemple, les restrictions des jeux de hasard maintenaient en marge de la vie nord-américaine cette industrie hyper profitable.


Marchandisation de l’homosexualité


Le tournant à droite de ces vingt dernières années a instauré pas mal de déréglementations, ainsi les barrières pour l’expansion du marché à n’importe quel prix ont été enlevées. Les industries de transport, par exemple, ont été dérégulées de façon à diminuer les inspections de sécurité, de protections en matière de santé, de sécurité ainsi que les limites à la concurrence. Il y a aussi eu des éléments de déréglementation en matière de morale. Les casinos rivalisent maintenant pour extraire l’argent des poches des ouvriers de Windsor et Detroit.


Cette déréglementation de la morale a largement suivi les forces du marché et a donc englobé des éléments de libéralisation sexuelle. La marchandisation est fortement associée à la sexualisation, alors que les publicitaires s’efforcent de charger les objets quotidiens de désir. La régulation trop sévère de la sexualité est un obstacle à ce processus de sexualisation.

L’idée qu’on se fait de la «communauté gay» est généralement associée aux espaces commercialisés comme les bars, les publications, les magasins, les gay prides fortement sponsorisées et un style personnel homosexuel traduit par les vêtements et la coupe de cheveux. En butte à la compétition commerciale, de nombreuses publications gays, de même que des espaces à but non lucratif ont dû fermer définitivement durant ces vingt dernières années.


Les exclu-e-s du capitalisme homosexuel


Ce style de vie gay commercialisé n’est pas accessible de manière égale à tous. Ces espaces ont tendance à être orientées vers des hommes plutôt que des femmes, en partie parce que les hommes ont généralement un pouvoir d’achat plus élevé. Les personnes ayant des revenus inférieurs ont un accès très limité à ces espaces, qui fonctionnent généralement sur le principe «payer pour jouer».


Les gens de couleur ne collent généralement pas à cette «image» produite par l’industrie de la culture commerciale gay et affrontent le racisme dans les communautés homosexuelles. Les transsexuels sont souvent exclus par l’orientation normative de genre de ces espaces. En fait, les gays ont été des pionniers dans le développement d’une nouvelle masculinité orientée vers le marché qui s’étend aux hommes hétérosexuels. La naissance d’un style de vie gay commercialisé a été associé à un abandon de la politique radicale par les mouvements homosexuels.


Libération ou intégration ?


Les mouvements radicaux de libération gays et lesbiennes qui sont apparu dans les années 1970 après les émeutes de Stonewall, ont développé une politique qui se distinguait nettement des précédentes organisations homosexuelles. L’accent était mis sur l’activisme militant pour se confronter avec le pouvoir plutôt que d’essayer de gagner ses faveurs; visibilité plutôt que respectabilité; et opposition à la structure contraignante de la famille plutôt qu’assimilation à elle, cherchant à mettre fin au monopole officiel de l’Etat dans la définition des relations présumées acceptables.


Dès les années 1980, le mouvement a été dominé par une orientation réformiste plus modérée, favorisant le lobbying pour accéder au pouvoir plutôt que l’activisme militant; respectabilité plus que visibilité et assimilation à la structure familiale plutôt que confrontation. Dès 1987, une vague d’activisme militant du SIDA a fait renaître la politique de libération. Le SIDA a eu un effet dévastateur sur les communautés homosexuelles. La réponse officielle à cette crise par les gouvernements et les médias fut le silence absolu, à l’exception de temps à autre, des mentions occasionnelles méprisantes.


Les communautés homosexuelles ont organisé systématiquement tout un éventail de services d’aide et de prévention liés au SIDA. La colère autour du SIDA a aussi relancé la politique de libération militante, autour d’organisations telles que ACT UP, AIDS Action Now , Queer Nation and the Lesbian Avengers (Les vengeurs et vengeresses de la nation gay et lesbienne.)


Politique de classe et libération homosexuelle


Les années 1990 ont vu la consolidation du capitalisme homosexuel commercialisé. Une couche de l’élite homosexuelle libérale (parmi laquelle des gens d’affaires, avocats, docteurs, journalistes et professeurs) s’est érigée en porte-parole des communautés homosexuelles. En l’absence de mouvements de libération radicaux, elle allait souvent représenter la communauté gay et lesbienne dans son ensemble et fixer ses choix politiques. Ce groupe a tendance à préférer les conflits devant les tribunaux plutôt que les mobilisations et des festivals commerciaux (Gay Pride) plutôt que de descendre dans la rue pour manifester. Étant donné la localisation spécifique des communautés homosexuelles dans de nombreuses villes nord-américaines, cette couche homosexuelle privilégiée s’est souvent fait l’avocate d’une réhabilitation bourgeoise des cités, de même que de mesures de police coercitives à l’égard des sans-abri.

L’apparition du capitalisme homosexuel est un phénomène particulièrement important pour comprendre les relations entre politique de classes et libération homosexuelle. Les personnes de type affairiste et libérale qui parlent souvent au nom des communautés gays, ne considèrent pas nécessairement les intérêts des gays les plus vulnérables. Nous vivons dans une ère dans laquelle la polarisation sociale augmente, – les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres – une polarisation qui s’est reflétée dans les communautés homosexuelles, où certains profitent des changements sociaux contemporains et d’autres souffrent.


Lutte syndicale et libération homosexuelle


Le caractère spécifique des relations de classes dans les communautés homosexuelles exige plus d’attention que je ne peux en accorder ici, par exemple les relations entre les travailleurs gays des services (dans les bars, des magasins et les services) et leurs employeurs (parfois) homosexuels, les rapports de travail dans les commerces du sexe et les expériences spécifiques que les gays ont eu avec les systèmes de protection sociale et à la situation de sans-logis.


Le caractère de division de classes des communautés homosexuelles est aussi un rappel des stratégies pour l’organisation et la construction d’alliances. Un mouvement ouvrier fort peut aider à conduire des droits homosexuels en avant. Le mouvement contemporain des gays et lesbiennes est apparu d’abord aux Etats-Unis et l’infrastructure de l’organisation y est très bien développée; cependant comparé au Canada, les gays et lesbiennes des Etats-Unis ont relativement peu tiré profit en matière de droits officiels et de reconnaissance. Les homosexuels canadiens ont un mouvement proportionnellement plus faible, néanmoins avec considérablement plus de droits. Une des raisons cruciales de ceci vient du fait que le mouvement des salarié-e-s, beaucoup plus puissants au Canada (et dans la plus grande partie de l’Europe) a contribué de façons importantes au développement de leurs droits et de leur reconnaissance. Les syndiqués homosexuels ont dû s’organiser et se battre pour convaincre leurs frères et sœurs que des droits pour les homosexuels étaient une question syndicale. Une fois qu’un groupe de travailleurs a gagné ces droits, il est possible de les étendre à toute la population syndiquée. Ces droits ont été maintenant étendus à de nombreux secteurs publics au Canada; les percées dans le secteur privé ont été plus dures à effectuer compte tenu de la résistance déterminée des employeurs.


Socialisme et libération homosexuelle


La véritable libération homosexuelle est un problème crucial provoquant des clivages dans la lutte pour briser le système de répression sexuelle et de genre qui appauvrit toutes nos vies sexuelles et affectives. Ce système déplace nos énergies sexuelles et intimes sur des transactions commerciales, ainsi nous réalisons notre plaisir en faisant du shopping. Cela nous oppose l’un contre l’autre dans une rivalité sans pitié. Si le socialisme signifie quelque chose, cela doit être l’accès aux ressources, à la connaissance et au pouvoir de contrôler nos corps et nos vies. La libération homosexuelle n’est pas un supplément facultatif au marxisme, mais une caractéristique fondamentale de la politique socialiste. Précisément parce que la libération homosexuelle sera toujours partielle dans une société capitaliste inégalitaire, notre vision du socialisme ne peut pas être complète sans une fin à l’oppression de genre et de sexe. La libération homosexuelle doit faire partie d’une lutte pour une liberté globale.


* Traduction française abregée d’une contribution présentée à l’université d’été de Solidarity, aux Etats -Unis, en août 2000. L’auteur est membre du New Socialist Group au Canada et enseigne la sociologie à l’Université de Windsor.