Livrer la bataille des idées: entretien avec Jérôme Vidal

Livrer la bataille des idées: entretien avec Jérôme Vidal

Nous nous sommes entretenus avec Jérôme Vidal,
co-fondateur des éditions Amsterdam, l’une des maisons
d’édition critiques les plus novatrices à
l’heure actuelle, et directeur de publication de la Revue
internationale des livres et des idées, une revue bimestrielle
d’information et de critique intellectuelle et politique.

Après la parution de trois numéros de la Revue
internationale des livres et des idées (RILI), quel bilan
tires-tu, à la fois du point de vue des ventes et de
l’attention médiatique que vous avez obtenue?

Pour ce qui est de la diffusion, nous avons commencé avec un
tirage de 20 000 exemplaires, et une mise en place en kiosque de 15
000. Les ventes des deux premiers numéros se sont
élevées à 4000 exemplaires, ce qui est un bon
début. On craignait un peu qu’après
l’intérêt suscité par le premier
numéro, le mouvement retombe, comme cela arrive souvent. Mais
là, il se trouve que les ventes des deuxième et
troisième numéros sont supérieures à celles
du premier. Les abonnements continuent à arriver, on en est
à environ 500 abonné-e-s. Il faudrait à terme,
pour stabiliser le projet, que l’on parvienne à des ventes
moyennes en kiosque de 5000 exemplaires, et que nous puissions compter
sur 3000 abonné-e-s.

Quel est le projet qui se trouve derrière la RILI? En quoi
cette revue se distingue-t-elle, par exemple, du Monde diplomatique,
dont on sait le rôle qu’il a joué dans la relance de
la critique sociale en France au cours des vingt dernières
années?

La RILI a des équivalents en France, comme la revue Critique,
publiée par les Editions de Minuit, ou Agenda de la
pensée contemporaine, animé par le philosophe
François Jullien. La différence est qu’il
s’agit de revues confidentielles, qui sont diffusées
uniquement en librairie, et qui touchent presque exclusivement des
spécialistes. Ces revues n’ont pas non plus une
identité politique aussi définie que la nôtre, et
sont de ce point de vue «éclectiques».

Le projet de la RILI s’inscrit dans une démarche
indissociablement théorique et politique. Sans posséder
une ligne qui nous rattacherait à tel courant particulier, notre
souci est critique au sens politique du terme. Plus
précisément, notre objectif est d’établir un
lien entre la recherche théorique et la politique, entre les
chercheurs-euses et les militant-e-s. La RILI est une revue exigeante,
à certains égards difficile d’accès. Mais
les articles visent un public de non spécialistes. Nos
modèles sont de grandes revues anglo-saxonnes, comme la London
Review of Books ou la New York Review of Books. Une
caractéristique importante de la RILI est  par ailleurs
qu’elle est portée sur l’international. Nous avons
estimé que dans le domaine de la critique théorique et
politique, de nombreuses choses intéressantes
s’écrivent hors de France, et    nous
souhaitons en rendre compte pour le public français…

Lénine affirme dans Que faire? que les revues doivent servir
d’«organiseur collectif», c’est-à-dire
permettre de structurer des groupes militants. La RILI a-t-elle pour
vocation d’organiser des collectifs militants, ou va-t-elle se
limiter à livrer une bataille dansle domaine des idées?

Nous jouons d’une part la carte de la recherche
«savante», au sens où nous publions des articles
écrits le plus souvent par des universitaires. L’objectif
ici est de re-politiser un champ intellectuel qui a largement eu
tendance à se dé-politiser au cours des dernières
décennies. D’autre part, nous sollicitons des personnes
qui sont à la frontière des univers politiques et
militants, ou dont le rapport au travail intellectuel est
immédiatement politique. La RILI vise en ce sens à
s’installer dans l’articulation entre recherches savantes
et politiques, à approfondir les problèmes que
soulève cette articulation dans la conjoncture actuelle.

Ce qui rattache ce projet à des traditions politiques
antérieures, c’est la critique radicale de
l’opposition entre théorie et pratique à laquelle
nous nous livrons. Etre de gauche, c’est notamment
défendre l’idée qu’il n’y a pas
d’un côté les «intellectuel-le-s» et de
l’autre les «militant-e-s», ou les individus
«ordinaires». Il faut déconstruire la figure de
l’intellectuel-le, en essayant de mettre en évidence le
fait que ça pense de partout, que la pensée n’est
pas le monopole de ceux qui sont socialement considérés
comme «intellectuels»… Le partage entre la
théorie et la pratique est malheureusement un partage
réel aujourd’hui, qui a des effets tangibles dans le monde
social, et dont nous héritons, mais qu’il s’agit de
soumettre à critique de façon systématique.
C’est pourquoi on trouve dans les trois premiers numéros
de la RILI une série d’articles qui interrogent la figure
de l’intellectuel-le, qui posent la question de la monopolisation
des savoirs et de la parole légitime dans l’espace
public…

La RILI paraît animée par une exigence pluraliste, qui
vous conduit à publier des auteurs issus des différents
courants de la gauche critique…

La revue vise à être un point de contact entre
différents courants, à établir une sorte de
«cartographie» des zones de conflit entre les
théories critiques en présence. A mon sens, il est
important que ces théories identifient aussi
précisément que possible les accords et les
désaccords qu’elles entretiennent, ce qu’elles ne
font malheureusement pas toujours. Si la RILI peut y contribuer pour
une part, tant mieux. Un exemple. Les animateurs de la revue Multitudes1
– que publie Editions Amsterdam – défendent le principe
d’un «revenu universel garanti»,
c’est-à-dire d’un revenu inconditionnel qui ne
serait pas lié à l’effectuation d’un travail.
Cette idée est notamment présente chez des auteurs comme
Toni Negri et Yann Moulier Boutang 2.

La revendication d’un revenu universel garanti est entrée
en résonance avec certains mouvements sociaux, par exemple les
intermittent-e-s du spectacle, pour qui elle fait directement sens.
Elle a par ailleurs produit des analyses théoriques très
intéressantes. Elle trouve toutefois peu d’échos
dans d’autres secteurs de la gauche, notamment dans les secteurs
restés proches du marxisme. Le problème n’est pas
que ces secteurs soient opposés au revenu universel garanti, ce
qui est évidemment leur droit. Il est que le débat sur
cette question est souvent peu profond et dogmatique. Là
où la RILI peut jouer un rôle, c’est dans
l’organisation de la discussion autour de cette question, et
autour de bien d’autres. Il ne s’agit pas de trouver des
consensus «mous», mais de poser les problèmes en
faisant ressortir les contradictions clairement et d’une
façon qui soit politiquement et théoriquement
féconde…

La mode actuelle semble être au lancement de revues en ligne.
C’est le cas des sites d’information et d’analyse
apparus récemment comme «Laviedesidées.fr»,
«Mediapart.fr» ou «Nonfiction.fr». Pourquoi
avoir fait le choix du papier?

D’abord, pour des raisons économiques simples, qui font
qu’une revue en ligne n’est pas viable
financièrement, sauf à miser sur la présence
massive de la publicité, ou sur l’appui de
généraux donateurs, deux solutions qui ne nous
conviennent de toute évidence pas. La revue est aussi une
(petite) entreprise, ceux qui l’animent sont encore très
loin de pouvoir en vivre, mais nous aimerions y parvenir prochainement.
Or, pour cela, il faut la vendre.

Une deuxième raison du choix du format papier est que nous
faisons de véritables numéros, c’est-à-dire
des volumes dont le sommaire a une cohérence d’ensemble,
qui forme un tout. Ceci, on le sait, ne serait pas possible en ligne,
puisque la notion même de «numéro»
disparaît sur le web, les articles s’ajoutant à
mesure qu’ils arrivent aux précédents. Enfin, la
RILI est aussi un «bel objet», avec une maquette qui a une
valeur propre. Pour chaque numéro sont invités trois
plasticien-ne-s contemporains – photographe, peintre – qui
accomplissent un travail graphique autour des articles.

La culture est très présente dans la RILI, avec des
articles consacrés à l’art contemporain, mais aussi
au rock, à la littérature, à la culture populaire.
Cherchez-vous à réhabiliter une forme de «critique
culturelle» présente à certaines époques de
l’histoire du marxisme, mais qui avait un peu disparu, en tout
cas en France, au cours des dernières décennies?

D’un point de vue général, la critique de la
culture occupera une place importante dans la RILI. Dans le premier
numéro, on trouvait par exemple un compte rendu de
l’ouvrage de Frederic Jameson récemment paru en
français intitulé Le Postmodernisme3. Y
figurait également un long entretien avec le sociologue
britannique Stuart Hall, un spécialiste des cultures populaires.

Tu auras aussi remarqué un article sur la science-fiction et un
autre consacré au Velvet Underground, le célèbre
groupe de rock américain.

Le capitalisme actuel fait de la culture et de sa marchandisation un
élément central de son fonctionnement. La
conséquence de ce constat, de notre point de vue, est
qu’il faut que nous pensions la culture dans sa dimension
proprement politique. C’est une tâche difficile à
réaliser, parce qu’en France, la critique de la culture
telle qu’héritée du marxisme, par exemple de
l’Ecole de Francfort – avec Theodor Adorno et Walter Benjamin
notamment – a peu pénétré. Mais réactiver
une critique sociale radicale aujourd’hui implique de faire cet
effort, c’en est une condition nécessaire.

On assiste actuellement à la multiplication des petites
maisons d’éditions critiques, parmi lesquelles Editions
Amsterdam, dont tu es l’un des fondateurs. Peut-on en conclure
que l’édition de gauche se porte plutôt bien? Par
ailleurs, est-ce que cela signifie que nous nous trouvons dans une
période favorable du point de vue de la production de
théories critiques?

Pour ce qui est des maisons d’édition critiques, le
phénomène est en réalité assez ancien, il
date des années 1990. Des éditeurs emblématiques
comme les éditions Agone, La Fabrique ou La Dispute sont apparus
il y a plus d’une dizaine d’années. Ce qui est
nouveau, en revanche, c’est la part de la traduction dans le
volume total de ce qui est publié en matière de
théorie critique. Et sur ce point, Editions Amsterdam a
été pionnière. A une époque, 60% de notre
catalogue était composé de traductions! Aucun autre
éditeur n’a jamais atteint de telles proportions. Un
éditeur proche de nous, Les prairies ordinaires, vient de lancer
de son côté une collection de courts textes traduits,
promis je l’espère à un grand avenir 4.

Peut-on en déduire pour autant que nous assistons actuellement
à un clair renouveau de la pensée critique? Ce qui est
frappant, c’est que ces traductions concernent des auteurs qui
sont sur le marché international depuis un certain temps:
Frederic Jameson, Toni Negri, Judith Butler, Slavoj Zizek ne sont plus
tout jeunes… Elles sont le fruit de l’intérêt
récent en France à l’égard de ce qui
s’est fait ailleurs, en particulier dans le monde anglo-saxon, au
cours des dernières décennies.

Ce qui est nouveau, ce n’est donc pas les théories
critiques elles-mêmes, mais leur apparition dans l’espace
public français. C’est un point très positif,
puisque les intellectuels critiques nationaux vont désormais
pouvoir recevoir le renfort d’intellectuels venus
d’ailleurs…

Propos recueillis par Razmig Keucheyan


1     http://multitudes.samizdat.net
2     Voir «Puissances de la multitude. Entretien
avec Yann Moulier Boutang», in solidaritéS, n°77, 2005.
 3     Frederic Jameson, Le Postmodernisme, ou la
logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, ENSBA, 2007.
 4     www.lesprairiesordinaires.fr

Jérôme Vidal
LIRE ET PENSER ENSEMBLE
Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique

Les processus de concentration à l’oeuvre dans le monde de
l’édition font à juste titre, depuis la parution de
l’important livre d’André Schiffrin, L’Edition
sans éditeurs (Paris, La Fabrique, 1999), l’objet
d’analyses et de dénonciations
répétées. Lire et penser ensemble voudrait
cependant mettre en évidence les points aveugles de cette
focalisation presque exclusive sur les problèmes de
concentration.

Si la réalité menaçante de ces processus est
certaine, le portrait valorisant de l’éditeur
indépendant en «éditeur-résistant»,
luttant encore et toujours contre les géants de
l’oligopole de l’édition, ne risque-t-il pas de se
réduire à une dénonciation incantatoire, ignorante
de la complexité et des ambiguïtés des
transformations en cours?

Ne faudrait-il pas souligner aussi l’ouverture de la situation
présente, les possibilités encourageantes qu’elle
offre? Ne faudrait-il pas surtout mettre en évidence
d’autres facteurs essentiels de la transformation du monde du
livre et de la lecture, facteurs qui ne sont pas réductibles aux
problèmes posés par l’économie, au sens
étroit du terme, de l’édition?

Il importe au plus haut point de formuler aujourd’hui les termes
d’une véritable politique démocratique des savoirs
et du livre, qui s’attache en particulier aux effets de
l’enseignement et des évolutions technologiques sur les
pratiques intellectuelles et les pratiques de lecture, et qui, sans les
négliger, ne se limite pas aux aspects plus strictement
économiques des problèmes rencontrés par les
éditeurs et les libraires indépendants.

Pour ce faire, Lire et penser ensemble revient notamment, d’une
part, sur «l’affaire» Google Livres et les confusions
qu’elle a suscitées et, d’autre part, sur les
contenus et les usages des manuels scolaires dans l’enseignement
secondaire et sur la production en masse de «non-lecteurs»
qui en résulte.

L’enjeu de ces débats n’est rien de moins que le
maintien des conditions de l’existence et du développement
de la culture critique nécessaire à l’agôn
démocratique.