Le ferme des Animaux en crise


La ferme des animaux en crise


L’auteur s’inspire du décor planté par l’écrivain socialiste anglais George Orwell (de son vrai nom, Eric Arthur Blair) dans sa Ferme des animaux (1945).
Il adapte la fable d’Orwell à l’Angleterre d’aujourd’hui, où il est question d’épizootie, d’élevage intensif et de «bonne gouvernance» à la Tony Blair, mais aussi de sacrifice d’êtres vivants pour sauver les entreprises.
Tour à tour, il dresse le portrait des moutons crédules, des cochons amers et des chèvres résistantes. A méditer…
Réd.

Tariq Ali *

«Ne vous en faites pas», avait dit Blair, le Nouveau fermier, à une délégation de plus de 500 moutons, alors que les premières nouvelles de la peste parvenaient à ses oreilles. «Il n’y a aucun risque, nous avons la situation bien en main et luttons énergiquement contre la maladie et ses causes.»


Les moutons avaient été profondément rassurés. Après tout, ils avaient fait confiance à Blair et aux Nouvelles méthodes d’élevage. Les moutons se pressaient affectueusement autour de leur ami. Puis ce fut le tour du Nouveau fermier Giddens1 de leur parler.


«Chers moutons, l’une des cause de la peste, c’est que vous et vos amis animaux avez développé de puissants, trop puissants, systèmes de solidarité et de protection. Si vous étiez moins enclins à vous coller les uns aux autres et que chacun de vous se libère du poids des autres, un moins grand nombre d’entre vous attraperait la maladie. Vive les moutons individuels! A bas les moutons collectifs! Voilà la méthode de survie Troisième voie, socialement acceptable. Elle est soutenue par Bill Clinton, Massimo d’Alema et Gerhardt Schröder, les leaders moraux de notre nouveau monde.»


Les moutons furent très impressionnés par tous ces grands noms et répétèrent le message à voix haute: «Vive les moutons individuels! A bas les moutons collectifs!»


(…) Mais lorsque les moutons retournèrent à la ferme et expliquèrent la Troisième voie aux autres animaux, les cochons grognèrent de colère. La Vieille truie, qui se roulait dans un flot d’excréments, se redressa et leur dit : «Vous, les moutons, croyez n’importe quoi. Ces Nouveaux fermiers font exactement la même chose que ceux d’avant. Avez-vous oublié ce que nous disait la dame aux yeux fous, lorsqu’elle prît le contrôle de la ferme: «Vive les cochons individuels! A bas les cochons collectifs!». Souvenez-vous comme nous l’avons acclamée. (…) Nous l’avons crue et regardez-nous maintenant, noyés dans notre propre merde.»


«Oui, répliqua le plus vieux mouton, je m’en souviens bien, mais les Nouveaux fermiers ont aussi des préoccupations sociales. Nous avons des droits mais aussi des responsabilités.»


«Notre responsabilité, c’est de rester en vie, grommela un vieux bœuf. La Vielle truie dit vrai. Ces Nouveaux fermiers sont tellement pleins de merde qu’ils pourraient servir de fertilisant pour la culture intensive qu’ils chérissent tant. C’est cela qui a causé la peste. Leur façon de cultiver. Pas pour se nourrir ou nourrir leurs enfants, mais pour satisfaire les entreprises.» Les oies se mirent à rire et applaudirent. La Vieille chèvre barbue s’exprima pour soutenir le Vieux bœuf : «Camarades animaux, nous faisons face à un choix simple. Nous enfuir dans les montagnes et résister ou être abattus comme de stupides moutons.»


«Le Nouveau fermier Blair ne nous abattra jamais», répliquèrent les moutons d’une seule voix. Deux jours plus tard, la ferme était cernée par des soldats et des tanks. Le Nouveau fermier Anthony Giddens descendit de l’un d’eux et parla en ces termes aux animaux: «La peste n’est plus contrôlable et la seule manière de sauver la ferme c’est de vous tuer tous. J’ai été envoyé ici comme émissaire spécial du Nouveau fermier Blair pour m’assurer que votre mise à mort soit humaine. Une mise à mort selon la Troisième voie. Dans l’ancien temps, ils vous auraient simplement brûlés vifs, alors qu’aujourd’hui, nous vous arrosons d’abord de pétrole pour que vous brûliez plus vite encore. Etes-vous d’accord?»


«Oui, crièrent les moutons. S’il vous plaît, puissions-nous être les premiers à mourir selon la Troisième voie !»


Le 5 février 2001, près de 50’000 animaux ont été brûlés vifs dans des fermes anglaises. Quelques chèvres se sont réfugiées au pays de Galles ou en Ecosse. Les Nouveaux fermiers ont annoncé que les élections ne seraient pas repoussées. La crise était finie.



  1. Anthony Giddens, directeur de la London School of Economics. Ce sociologue est le gourou des adeptes de la Troisième voie (prétendûment ni socialiste ni capitaliste), au premier rangs desquels Tony Blair.


  • * Ecrivain et réalisateur d’origine pakistanaise établi en Angleterre. Ancien leader étudiant du 68 britannique. Membre du Comité de rédaction de la New Left Review. Notre traduction d’après Znet du 10 avril 2001.