Politique des caisses vides et baisse des impôts sur le plan cantonal


Politique des caisses vides et baisse des impôts sur le plan cantonal


Dans ce dernier article sur les finances fédérales, Sébastien Guex aborde la sous-enchère fiscale cantonale comme élément clé du système fiscal helvétique en faveur des riches.*

Sébastien Guex

Sur le plan cantonal, la politique de baisse des impôts dans une optique d’assèchement des recettes de l’Etat se mène durant ces dernières années à un rythme encore plus rapide qu’au niveau fédéral. A cet égard, il faut insister sur le fait que le degré élevé de fédéralisme qui marque le système politique suisse constitue un puissant point d’appui pour cette politique. En effet, le fédéralisme permet aux milieux dirigeants de chaque canton de pratiquer une politique de concurrence fiscale vis-à-vis des autres cantons afin de retenir et/ou d’attirer les contribuables importants. Dans de telles conditions, ces milieux se trouvent dans une situation confortable: d’une part, ils peuvent s’opposer à toute démarche des organisations de salarié-e-s visant à imposer davantage le Capital en prétextant le danger de tuer la poule aux œufs d’or; de l’autre, ils peuvent invoquer la fatalité – la concurrence fiscale des autres cantons – pour justifier leurs propres diminutions d’impôts.


Il est utile de relever rapidement deux effets néfastes, généralement ignorés, du dumping fiscal de plus en plus effréné auquel se livrent les cantons:


1. Chantage au déménagement


Il renforce l’impact du chantage au déménagement que pratiquent les contribuables puissants. A cet égard, l’exemple de l’entreprise Algroup-Etat du Valais est saisissant. A la fin de 1999, la société Algroup, dont Martin Ebner est l’actionnaire majoritaire, a menacé les autorités cantonales valaisannes de fermer son usine de production d’aluminium de Steg si les impôts de cette dernière n’était pas allégés d’environ 5 millions par année durant cinq ans, alors même que la société Algroup dégageait de très coquets profits (440 millions de bénéfice net en 1999) et que l’usine de Steg était également largement bénéficiaire (35 millions de bénéfice en 1998). La menace s’est révélée efficace puisque le Gouvernement valaisan a accédé à l’essentiel des demandes de la multinationale.1


2. Concentration


La sous-enchère fiscale tend à devenir le principal instrument utilisé par les autorités cantonales dans leur politique de développement économique régional. Cela conduit à des disparités de plus en plus grandes entre régions (Suisse romande-Suisse alémanique-Tessin et à l’intérieur de chacune de ces régions) car les régions dont le tissu économique est déjà plus dense peuvent davantage alléger les impôts, et attirer de nouvelles sociétés, que les régions moins prospères. Le phénomène est d’autant plus inquiétant que la politique de privatisation (poste, CFF, banques cantonales) prive l’Etat d’outils très importants pour mener une politique de développement économique régional plus cohérente et équilibrée.


Une énumération complète étant trop longue, contentons-nous de trois exemples significatifs de la politique des caisses vides menée au niveau cantonal:



  • A l’initiative des partis de droite et des organisations patronales, l’impôt sur l’héritage, un des rares impôts qu’il est difficile aux personnes fortunées de transférer, c’est-à-dire de faire porter (par exemple par le biais des prix) par d’autres couches sociales, est en train d’être démantelé canton après canton: durant les seules années 1999 et 2000, l’impôt sur les successions a été supprimé pour les descendants en ligne directe dans quatre cantons (Zurich, Thurgovie, Glaris et Tessin). Dans le canton de Vaud, une initiative populaire, lancée par le Parti libéral et visant cet objectif, vient d’aboutir.2 Toutes ces diminutions s’inscrivent dans une perspective d’assèchement des recettes cantonales. Ainsi, au Tessin, la décision a été prise suite à une initiative populaire de la Lega dei Ticinesi, appuyée par la Chambre du Commerce, dont l’objectif était, selon son principal dirigeant, Giuliano Bignasca, de rendre l’Etat maigre.3


  • Dans le canton de Genève, le Parti libéral, soutenu par les milieux patronaux et par l’essentiel des partis de droite, a lancé une initiative, acceptée en vote populaire en septembre 1999, selon laquelle le niveau de l’imposition cantonale du revenu doit être baissé de 12% en moyenne d’ici 2005, mais qui, étant donné la progressivité de cet impôt, profite principalement aux milieux disposant de revenus élevés ou très élevés: en effet, cette baisse implique dans les faits une réduction d’impôt, pour un couple sans enfant, de 84.- francs par an pour un revenu brut de 48’000.- francs par année, et de 6’252.- francs par an pour les revenus de 300’000.- francs par année. Cette initiative, lancée à un moment (1996) où les comptes du canton de Genève accusaient un déficit de près de 400 millions et que les cercles libéraux et radicaux hurlaient à la catastrophe financière, doit entraîner une perte de recettes estimée à environ 100 millions par an depuis 2000, 200 millions dès 2003 et 260 millions depuis 2005. Nulle part ailleurs, peut-être, les promoteurs d’une telle initiative n’ont admis aussi ouvertement leur objectif central: «plus l’Etat a des recettes, et plus il dépense» 4 a déclaré Michel Barde, Secrétaire de la Fédération des syndicats patronaux. «Il faut encore diminuer les revenus et les effectifs des fonctionnaires car la masse salariale de l’Etat est disproportionnée»5 a fait savoir Gilbert Coutau, Président de la Chambre de commerce et d’industrie de Genève. «Je crois aujourd’hui que le seul langage pour réduire les dépenses de l’Etat, c’est de réduire ses moyens»6 a affirmé le Député démocrate-chrétien Claude Blanc. Et pour ne pas demeurer en reste, le Rédacteur en chef du Temps – un journal dont il faudrait souligner un peu plus souvent qu’un de ses principaux actionnaires est le groupement des banquiers privés genevois – y est allé de son petit couplet à la veille du vote: «l’acceptation de l’initiative serait […] bienvenue» écrit Eric Hoesli, «car des solutions plus contraignantes doivent être envisagées»7 en matière de politique d’austérité


  • Dans le canton de Zurich, l’UDC, qui dispose de la plus forte fraction parlementaire, a présenté son nouveau programme pour la période législative 1999-2003 en mars 1999. Au centre de celui-ci: «la disciplinarisation de l’Etat». Par quel moyen? «L’UDC veut discipliner l’Etat en lui ôtant des ressources financières et prendra soin, dans ce sens, de faire baisser les impôts cantonaux à la prochaine occasion».8 L’occasion s’est rapidement présentée puisque, lors de la discussion du projet de budget zurichois pour l’année 2000, l’UDC a défendu avec ténacité le projet de diminuer l’impôt sur le revenu de 10%, soit une baisse de recettes de l’ordre de 350 millions par an. Finalement, les députés radicaux, démocrates-chrétiens et socialistes – ces derniers suivant une fois de plus la logique désastreuse du moindre mal – ont rallié une proposition radicale consistant à ne baisser les impôts que de 3%, avec à la clé un manque à gagner de 100 millions. 9 A noter que les députés UDC ont refusé de voter le budget et que la NZZ les a loués pour leur fermeté, alors qu’elle s’est montrée critique à l’égard des Radicaux jugés «pas très conséquents».10.



Résumons-nous: aussi bien sur le plan fédéral que cantonal (et communal), les milieux dirigeants poursuivent et vont peut-être même intensifier leur politique des caisses vides. Dès lors, sauf si, hypothèse peu vraisemblable, la croissance économique actuelle se prolonge durablement, les conclusions coulent de source:


1) sitôt que la conjoncture économique se dégradera, même modérément, les comptes des collectivités publiques replongeront à nouveau dans le rouge, et un rouge probablement plus foncé que celui des années 1990;


2) il n’y a aucune inversion ou aucun ralentissement notable à attendre dans le domaine de la politique d’austérité, sauf si les salarié-e-s et leurs organisations se mobilisent suffisamment.


Quelques propositions fiscales


Il est peut-être utile de conclure cette analyse en esquissant très brièvement les principales mesures fiscales dont, du point de vue des intérêts de l’ensemble des travailleurs/euses et des salarié-e-s, la réalisation devrait être revendiquée aujourd’hui en Suisse. Il ne s’agit bien évidemment ici que d’énumérer des propositions qui seraient à discuter, compléter et développer:



  1. ° Diminution radicale de la TVA au profit du renforcement de l’impôt fédéral direct sur le revenu et extension de cet impôt à la fortune.
  2. ° Harmonisation matérielle des impôts cantonaux sur le revenu et la fortune dont l’amplitude de variation ne devrait pas aller au-delà d’une fourchette de 90 et 110.
  3. ° Introduction d’un impôt fédéral sur les gains en capitaux.
  4. ° Remplacement des impôts cantonaux sur les successions et les donations par un impôt fédéral.
  5. ° Introduction d’une imposition sur les mouvements spéculatifs de capitaux et sur la gestion de la fortune déposée auprès des banques.
  6. ° Suppression des privilèges fiscaux accordés dans le cadre des versements effectués au 2e, 3e piliers.
  7. ° Elimination des nombreuses lacunes fiscales ou trous fiscaux qui permettent aux milieux disposant de revenus élevés et très élevés d’échapper à l’imposition en toute légalité (par ex. suppression de la possibilité de déduire les dettes hypothécaires).
  8. ° Lutte sérieuse contre la fraude fiscale, les seules valeurs mobilières qui échappent à l’imposition peuvent être estimées sur la base du rendement de l’impôt anticipé à 100 milliards, et il ne s’agit que d’un strict minimum, qui doit se concrétiser au moins par les deux dispositions suivantes: a) suppression du secret bancaire b) mise sur pied d’un organisme fédéral de contrôle fiscal disposant des compétences et des moyens nécessaires pour effectuer efficacement son travail.
  9. ° Promotion et participation de la Suisse aux mesures d’harmonisation fiscale internationale et au mesures de lutte internationale contre l’évasion fiscale.






  1. Le Temps 15 et 16 nov et du 8 déc 1999, 27 mai 2000.
  2. NZZ du 29 nov 1999; NZZ du 7 et 17 fév 2000, 27 avril 2000; Le Temps du 7 novembre 2000.
  3. NZZ du 7 février 2000.
  4. Le Temps du 2 septembre 1999.
  5. Le Temps du 17 juin 1999.
  6. Le temps du 3 juillet 1999.
  7. Le Temps, 13 septembre 1999.
  8. NZZ des 20-21 mars 1999.
  9. Cf. les NZZ des 8, 9 et 10 février 2000.
  10. NZZ, 10 février 2000.