Du Fantoche à la Révolution des Œillets

Du Fantoche à la Révolution des Œillets

N’en
déplaise à ceux qui voudraient liquider l’héritage des mouvements de
1968, il ne se passe pas un jour sans qu’un événement ne vienne
commémorer le 40e anniversaire du printemps protestataire. Bien qu’elle
n’ait pas été le théâtre de révoltes d’une ampleur comparable à celle
des pays voisins, la Suisse n’est pas restée à l’écart d’un mouvement
qui a revêtu des aspects divers.

Ainsi, alors même que les
étudiant-e-s français battaient les pavés du Quartier latin, quelques
artistes contestataires romands arpentaient la scène suisse et
regardaient vers le Portugal. Feuilletons ici le livret d’une «pièce»
de solidarité internationale en trois actes, qui a marqué le cycle de
contestation de 68, ainsi que la mémoire de nombreux-euses militant-e-s.

Premier acte: Le fantoche colonialiste

C’est
en avril 1968 que le Chant du fantoche lusitanien, pièce de Peter
Weiss, est présentée pour la première fois en langue française, à
Genève. Créée par le Théâtre de l’Atelier et mise en scène par François
Rochaix, cette satire critique, avec force et ironie, la dictature
colonialiste portugaise et ridiculise celui qui la dirige depuis une
quarantaine d’années, Salazar. Dressant un réquisitoire précis et
implacable, Weiss y dénonce la répression dans la métropole, les
massacres perpétrés contre les opposants dans les colonies, ainsi que
l’exploitation des populations et des ressources africaines, en
particulier de l’Angola. La complicité de l’Eglise, des Etats
occidentaux et de l’OTAN est également montrée du doigt.

La
conception du Fantoche a exigé de la troupe un sérieux travail de
documentation. Le résultat est éloquent: encensée par la presse
helvétique, la pièce est un grand succès et fait une tournée remarquée
en Suisse romande, puis en Belgique et en Algérie. Le Portugal
salazariste s’insurge, quant à lui, contre cet affront qui met à ses
yeux en cause la neutralité helvétique. Cependant, ni la virulence des
attaques de la presse de Lisbonne ni les pressions de la diplomatie
portugaise n’obtiennent la censure de la pièce. S’inscrivant dans le
nouveau théâtre engagé, le Fantoche a contribué à sensibiliser
l’opinion publique à la plus vieille dictature d’Europe occidentale et
à la situation de ses colonies africaines, en lutte pour leur
libération.

Deuxième acte: La manifestation du Comptoir

Il
faut dire que dans la Suisse des années 60, le Portugal apparaît
marginal et largement méconnu. Contrairement aux communautés espagnole
et italienne, la diaspora portugaise est encore peu nombreuse et le
travail politique de quelques exilé-e-s et immigré-e-s ne suffit pas à
créer un vaste mouvement de solidarité avec les opposants au
salazarisme. Il est vrai que le terrain de la solidarité internationale
est déjà passablement occupé par les mobilisations contre la guerre du
Vietnam ou les campagnes contre divers régimes racistes ou dictatoriaux
(Espagne, Grèce, Afrique du Sud, Iran, Brésil, etc.). Dans ce contexte,
l’intérêt que l’opposition portugaise à la dictature et les luttes de
libération dans ses colonies suscitent auprès du mouvement
internationaliste suisse est relativement tardif. Il n’en sera pourtant
pas moins notable, en particulier lorsque le Portugal est l’invité
d’honneur du Comptoir suisse en 1973.

La présence du régime
salazariste à Lausanne engendre en effet une grande mobilisation –
largement unitaire – des forces de gauche. Se rattachant à des
filiations politiques très diverses (gauche radicale, gauche
parlementaire, groupes tiers-mondistes, pacifistes, associations
d’immigrés), ces formations lancent une campagne qui condamne
vigoureusement la dictature portugaise et le régime colonial et qui
n’épargne pas non plus les autorités suisses. Le 8 septembre 1973, une
manifestation massive de plusieurs milliers de personnes marche sur
Beaulieu. Sous la pression de la foule, les imposantes grilles
s’écroulent et le Comptoir est pris d’assaut par les manifestant-e-s.
S’ensuit un violent affrontement avec la police, qui procède à de
nombreuses arrestations. Les procès des militant-e-s arrêtés aboutiront
finalement à un non-lieu, car entre-temps, la Révolution des Œillets
aura renversé le régime autoritaire portugais.

Troisième acte: La Révolution portugaise

De
fait, le 24 avril 1974, un coup d’Etat d’officiers progressistes
renverse la dictature, en même temps qu’il ouvre la voie d’une
révolution. Pendant une année et demie, le Portugal connaît un
bouleversement socio-économique d’une portée et d’une radicalité
inconnues en Europe occidentale au cours de la deuxième moitié du 20e
siècle. Les mouvements sociaux occupent les maisons vides et les
terres, créent des coopératives et expérimentent le contrôle ouvrier et
l’autogestion. De son côté, l’Etat portugais lance des campagnes
d’alphabétisation, impose la nationalisation des banques et des
assurances et démantèle l’empire colonial. En Suisse, les organisations
issues de 68 suivent cette évolution de près.

Des comités de
soutien à la Révolution portugaise sont créés, tandis que de
nombreux-euses Suisses-ses se rendent au Portugal en 1974 et 1975 pour
«voir la Révolution» ou même y participer. Moins d’un an après
l’écrasement brutal de la «voie chilienne vers le socialisme» par un
coup d’Etat militaire sanglant, le Portugal développe un processus
politique et social original. Cette fois, c’est au sein même du
Mouvement des forces armées (MFA), qui détient en grande partie le
pouvoir et d’où se dégage la figure d’Otelo de Carvalho, que s’affirme
un courant socialiste. Lors de l’automne 1975, le serment du drapeau
d’un régiment soutient par exemple: «Nous, soldats, […] jurons de nous
tenir toujours aux côtés du peuple, au service de la classe ouvrière,
des paysans et du peuple qui travaille. Nous jurons de lutter de toutes
nos forces, […] contre le fascisme, contre l’impérialisme, pour la
démocratie et le pouvoir du peuple, pour la victoire de la révolution
socialiste.»

La Révolution ne fait toutefois pas long feu. Le 25
novembre 1975, un coup de force d’éléments dits modérés vient briser
l’élan progressiste et entamer une lente contre-révolution. Dès lors,
la rhétorique et les pratiques socialisantes laissent la place à une
transition démocratique qui accepte pleinement les règles du
capitalisme. Au-delà du contexte lusitanien, l’échec de la Révolution
portugaise sonne le glas d’une rupture sociale radicale en Europe.
C’est peut-être bien à Lisbonne, après un bref éclair, que le rideau
est tombé finalement sur les espoirs révolutionnaires de la génération
contestataire de 68.

Nuno Pereira