Mai 68 à Neuchâtel, les étudiant-e-s se rebiffent

Mai 68 à Neuchâtel, les étudiant-e-s se rebiffent

En 1968, «Neuchâtel, petite ville rangée»1,
serait restée bien tranquille: des étudiants heu-reux (!) dans la plus
petite université d’Europe; des autorités universitaires prêtes au
dialogue; une minorité de contestataires, sans réels motifs de
plaintes, manifestant pour imiter les Français-es – voilà le constat
lénifiant d’un mémoire fribourgeois de 19902, démenti par la presse de 1968.3

Quelle
était la situation réelle à Neuchâtel? La droite y est solidement
installée au pouvoir (4 élus sur 5, à l’exécutif de la ville).

Ancrée à l’extrême-droite4,
«La Feuille d’Avis de Neuchâtel» (FAN) ferraille contre le communisme,
les étudiant-e-s contestataires et les «existentialistes miniaturisés»
de la Radio Romande.

A l’Université, la Fédération des
étudiants neuchâtelois (FEN) et les associations de facultés sont
seules reconnues par les autorités universitaires. L’Association
syndicale universitaire (ASU) n’obtient pas l’aval du Sénat, car ses
statuts seraient «ceux d’une organisation révolutionnaire». Le
Mouvement universitaire jurassien (étudiants séparatistes) est aussi
recalé, pour ne pas froisser l’Université de Berne.5

Lors
de la session du nouveau législatif communal (juin 1968), Jean Duvanel,
(Parti ouvrier et populaire, POP) signale l’affluence nouvelle au
cortège du 1er mai6: «Oui, Messieurs de la petite majorité
bourgeoise, dans toutes les classes de votre société capitaliste, il y
a un malaise profond, ça bouge même au sein de votre classe de nantis,
et en particulier chez vos jeunes. Vos garçons et vos filles ne vous
suivent plus […] Ils manifestent avec vigueur contre la guerre du
Vietnam […] Ils en ont assez de votre conformisme et ils l’ont
manifesté au soir du 1er mai en levant le poing et en chantant
l’Internationale» (Voix Ouvrière, N° 148, 29.6.1968). La presse locale
relève en effet la présence au 1er mai d’«une forte délégation
d’étudiants. […] On n’y a jamais vu autant de monde» (FAN, 2.5.1968).

Après
la nuit des barricades à Paris, des manifestations sont organisées, le
13 mai, à la Chaux-de-Fonds par la Jeunesse Progressiste (liée au POP);
à Neuchâtel, le 14 mai. Les étudiant-e-s contestataires, actifs dans
l’organisation de cette manifestation, créent dans la foulée le «Comité
d’action pour la réforme universitaire» (CARU). Celui-ci fait sa
première apparition le 28 mai, en distribuant un tract – saisi – qui
critique la structure de l’Université et de son enseignement. Le bureau
du Sénat y réagit, le lendemain, en confirmant l’interdiction de toute
expression non-officielle.

Voici un résumé des événements survenus en juin:

  • Conférence d’un étudiant français de
    l’UNEF, malgré le refus d’octroyer une salle par le
    rectorat.
  • Le
    l7 juin, la presse annonce que des affiches ont été collées durant la
    nuit dans le bâtiment de l’Université. Le Sénat dépose plainte contre
    inconnu et annule la fête d’été des étudiant-e-s. A son retour de
    voyage, le recteur Maurice Erard improuve cette décision – afin de
    faire baisser la tension – et organise un nettoyage collectif des murs…
  • Le
    22 juin (journée d’action contre la guerre du Vietnam), un drapeau
    Vietcong flotte plusieurs heures au sommet de l’église de la Collégiale.
  • 23
    juin: victoire du référendum – soutenu par la FEN – contre
    l’aménagement des Jeunes Rives (prévoyant un grand centre commercial).
  • Deux
    conférences de presse, du rectorat (le 24 juin) et des trois groupes
    étudiants existants (le 28 juin): le CARU, la FEN, le «Groupement des
    étudiants démocratiques» (anti-contestataires). «Deux des trois
    groupements représentés se sont fait danser sur le ventre par le
    troisième (…), le CARU», qui critique les structures universitaires et
    la politique de la FEN .7


Au grand
dam de la bonne société neuchâteloise (BSN), le CARU continue ses
activités durant le 2e semestre 1968. Nous en traiterons dans un
prochain numéro de solidaritéS…

Hans-Peter Renk


1     Titre d’un recueil de dessins, de Marcel North (Ides et Calendes, 1960)
2     Jimena Fernandez, «Mai 68» dans les universités de Suisse
romande. Fribourg, 1990
3     «L’Impartial», «Feuille d’Avis de Neuchâtel»,
«Le Peuple/La Sentinelle», «Voix Ouvrière»
4
    Disciples du royaliste français Maurras, Marc Wolfrath,
propriétaire de la FAN, le professeur Eddy Bauer et le chroniqueur René
Braichet avaient publié une revue au nom évocateur
«L’Ordre National Neuchâtelois» (1933-1945)
5     Jean Steiger, «L’Université et
les étudiants», Voix Ouvrière, N°150, 2.7.1968
6     Aux élections communales des 19 et 20 mai 1968, le POP obtient 5 élus (12.5 % des suffrages)
7     Jean-Pierre Ghelfi, «Neuchâtel: université et étudiants»,
Le Peuple/La Sentinelle, N° 147, 29.6.1968

Neuchâtel «petite ville coincée» et… «petite ville fliquée»
«En
1959 les agents sont chargés d’interdire l’usage des radios portatives
dans les rues et sur les quais. En 1960, ils sont chargés de faire
appliquer le règlement de police en ce qui concerne les tenues
indécentes, notamment d’intervenir contre le port de bikinis ou de
décolletés trop profonds dans les rues.
»
Jonas de Pury, Le corps de police de la ville de Neuchâtel de 1857 à nos jours. Neuchâtel, 1998

«La
distribution sur la voie publique de prospectus et feuilles volantes de
toutes sortes est interdite en temps ordinaire. Elle est tolérée en
période de votations ou d’élections publiques, mais uniquement pour des
imprimés ayant pour objet la préparation du scrutin. La distribution de
prospectus et feuilles volantes dans les boîtes aux lettres ne peut se
faire qu’avec l’autorisation de la direction de Police à laquelle un
exemplaire doit être soumis préalablement. Il est fait application de
la taxe prévue par le décret cantonal sur cet objet.
»
Règlement de police de la Ville de Neuchâtel, 1924