Italie, la droite récolte ce que la gauche libérale a semé


La droite récolte ce que
la gauche libérale a semé


Majoritaire au Parlement, la Maison des libertés de Berlusconi est minoritaire dans le pays. Va-t-elle réussir à accélérer la contre-réforme exigée par le patronat? Cela dépend des salarié-e-s et des mouvements sociaux, mais aussi du renforcement d’une gauche anticapitaliste ayant un projet stratégique clair.

Jean Batou

Les élections législatives italiennes ont été marquées par une nette victoire de la droite en sièges, tant à la Chambre des députés (368 sur 630) qu’au Sénat (177 sur 324). L’homme le plus riche d’Italie, self made man à l’américaine, dont la fortune pèse 12 milliards de dollars, se trouve ainsi placé à la tête du gouvernement de la quatrième puissance européenne. Ce magnat des médias, de la publicité, de la banque et des assurances, patron du Milan AC, n’est-il pas accusé d’évasion fiscale, de corruption, de blanchiment d’argent et de connections avec la mafia (The Economist, 19 mai 2001). Anticommuniste viscéral, Berlusconi déclarait: «Je suis toujours d’accord avec les Etats-Unis, avant même de savoir de quoi il s’agit» (The New York Times, 15 mai 2001)


Il a lancé son parti, Forza Italia, «sur le marché», en février 1994, grâce à une campagne publicitaire, comme une équipe de football, sur les ruines de la Démocratie chrétienne et du Parti socialiste. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’il l’a construit et organisé méthodiquement à la façon d’une entreprise commerciale. Aujourd’hui, Forza Italia revendique 300’000 adhérents et gagne 3,2 millions de voix par rapport à 1996, avec 29,4% des suffrages, même si la coalition qu’il impulsait recule (Le Monde, 15 mai 2001).


Berlusconi, quelle victoire ?


En comparaison européenne, le taux de participation est élevé (81,2%), comme d’ailleurs le poids des suffrages nuls (3,2 millions à la Chambre des députés). Le système électoral italien est complexe et tend à écraser les minorités: à la Chambre des députés, un scrutin majoritaire, avec cependant un quart des sièges désignés à la proportionnelle parmi les listes qui dépassent le quorum de 4%; au Sénat, un scrutin majoritaire aussi, avec un correctif à la proportionnelle au niveau régional, ce qui garantit un avantage très net aux larges alliances du type de l’Olivier (gauche modérée) ou de la Maison des libertés (droite). Plus qu’en France (deux tours), en Espagne ou en Allemagne (proportionnelle), les modalités électorales font obstacle au débat politique en favorisant les plus larges regroupements autour d’une personnalité hyper-médiatisée.


En termes de voix, la Maison des libertés (Forza Italia, Alliance Nationale, les petits partis centristes, la Ligue du Nord et le MSI-Flamme tricolore en Sicile) l’a emporté au Sénat, au scrutin majoritaire, avec 42,5% des voix, soit 5% de moins que la Maison des libertés et la Ligue du Nord en 1996. En réalité, si Forza Italia a fait le plein (de 20,6% à 29,4%), la Ligue du Nord s’est effondrée (de 10,1% à 3,9%) et les autres formations ont marqué le pas: Alliance Nationale (de 15,5% à 12%), CCD-CDU (issu de l’ex-DC) (de 5,8% à 3,2%).


Quelle défaite à gauche ?


L’Olivier (DS, la Margerite, le Tournesol, le Parti des communistes Italiens) n’a reculé que de 2%, avec 39,5% des voix, en dépit du fait que Refondation Communiste, l’Italie des valeurs du juge di Pietro et Démocratie Européenne (de d’Antoni, ancien secrétaire de la CISL, second syndicat italien) se soient présentées seules. En réalité, les composantes de l’Olivier, dans sa version de 1996, totalisent 47,5% des voix, soit 5 points de mieux que la coalition de Berlusconi. Les Démocrates de Gauche (ex-PCI) reculent fortement (de 21,1% à 16,6%): ce sont les grands perdants de ces élections. Par ailleurs la Marguerite, nouvelle coalition de centre gauche aspirant à former un sorte de Parti démocrate américain fait un tabac avec 14,5% (à ces deux composantes, il faut ajouter le Tournesol (les verts + un petit héritage du PSI) 2,2% et le Parti des Communistes Italiens (scission de PRC) 1,7%. En dehors de l’Olivier, Refondation Communiste obtient 5%, résultat satisfaisant, com–pte tenu de l’énorme pression au «vote utile».


Ainsi, le politologue d’Urbino, Ivo Diamanti, peut conclure: «Le résultat au Sénat a été déterminé par la politique des alliances et non par l’augmentation des suffrages accordés à la droite, qui n’a pas eu lieu, ni par la séduction exercée par son leader, qui n’a pas élargi la base électorale de sa coalition. La démonstration est encore plus évidente si l’on raisonne sur les résultats des élections à la Chambre des députés.» Au scrutin majoritaire la Maison des libertés (en tenant compte de l’Alliance Nationale, qui n’en faisait pas partie en 1996) a reculé pratiquement de 5 points, contre 3 points à la proportionnelle, passant au-dessous de la majorité absolue (Le Monde, 23 mai 2001).


Fausto Bertinotti a donc raison d’affirmer: «C’est comme si les résultats de 1996 avaient été inversés: alors, l’Olivier, grâce à l’accord de désistement avec Refondation Communiste (PRC), avait vaincu sur le plan électoral, perdant cependant dans le pays réel, qui avait donné une nette avance aux listes de centre droite. Au-jourd’hui, c’est le contraire: grâce aux lois électorales, la Maison des libertés arrache la victoire en termes de sièges, tandis que la situation sociale du pays se met en mouvement» (Liberazione, 14 mai 2001).


Campagne de Refondation Communiste


Le Parti de la Refondation Commu-niste(PRC) avait adopté une attitude de «non-agression» par rapport à l’Olivier, même si ce dernier avait refusé d’entrer en matière sur ses propositions. Il s’était donc limité à des candidatures au scrutin proportionnel pour la Chambre, ainsi qu’au Sénat. Il fait mieux qu’aux Européennes et aux régionales, même s’il recule par rapport à 1996 (8,6%), avant la scission du Parti des Communistes Italiens de Cossuta (1,7% aujourd’hui), et alors qu’un accord de désistement avait pu être trouvé au sein de l’Olivier.


PRC a dû faire face à une campagne de dénigrement systématique pour n’avoir pas accepté les conditions politiques de l’Olivier, risquant ainsi de faire triompher Berlusconi et d’ouvrir la porte de l’Exécutif à l’extrême droite. Silence, bien entendu, sur le fait que les forces de l’Olivier, au gouvernement, s’étaient déjà largement engagées dans la mise en œuvre du programme de Berlusconi.


Même les consignes de vote d’intellectuels respectés, comme Pietro Ingrao, Lucio Magri ou Rossana Rossanda, liés à Il Manifesto, qui appelaient à soutenir le PRC là où il n’y avait aucun risque de mettre en danger la candidature d’un représentant de l’Olivier «moralement acceptable», ont contribué à donner plus de poids à ce même raisonnement. Par exemple, il n’aurait fallu que 0,1 à 0,2 % de suffrages de plus à Livio Maitan, candidat du PRC au Sénat à Rome, qui a recueilli 6,1% des suffrages et fait le meilleur score de ce parti dans toute la région. Or, un jour avant le scrutin, Il Manifesto appelait à soutenir le candidat des Démocrates de Gauche, le Ministre du travail Cesare Salvi, au nom du «vote utile»!


Anathèmes au lendemain du scrutin


Depuis le Festival de Cannes, au lendemain des élections, le cinéaste Nanni Moretti a mis le feu aux poudres en attribuant à Bertinotti et au PRC la paternité du désastre: «Le responsable de la déconfiture de l’Olivier? Fausto Bertinotti. Je ne comprends pas pourquoi Berlusconi remercie des millions de personnes, il lui suffit d’en remercier une seule.» Relayé par de larges milieux intellectuels des médias et du spectacle, l’anathème de Moretti dénote une «réaction de régime», pour reprendre les termes de Bertinotti, malheureusement fort répandue parmi les compagnons de route du centre gauche. Sur le plan factuel, elle porte à faux: en effet, Refondation a précisément obtenu ses meilleurs résultats là où l’Olivier a gagné (Il Manifesto, 15 mai 2001).


La réponse ne s’est pas fait attendre: «Qui a vraiment permis à la droite de vaincre? Qui a fait la guerre dans les Balkans et qui s’y est opposé? Qui a financé l’école privée et qui a défendu l’école publique? Qui s’est opposé à la flexibilisation du marché du travail et qui l’a appuyée et encouragée?» (Il Manifesto, 16 mai 2001). Le chroniqueur du Monde ne dit pas autre chose lorsqu’il note que le centre gauche a rétabli les finances publiques, lancé la réforme des salaires, de retraites et de la sécurité sociale, «ces mesures ont souvent été douloureuses pour des couches sociales qui ont perdu confiance dans leurs représentants politiques traditionnels et se sont laissé prendre aux promesses de Silvio Berlusconi» (Le Monde, 17 mai 2001). Enfin, aux yeux de Giuseppe Nanula, secrétaire régional des Pouilles de la Fim-Cisl, le vote a mal tourné à cause «du problème de la répartition de la richesse dans le pays» (Il Manifesto, 16 mai 2001).


Luigi Berlinguer ancien ministre de l’éducation du gouvernement Prodi, poursuit cependant le procès de Refondation: en refusant un accord de désistement avec le centre gauche, Fausto Bertinotti et le PRC auraient pris «une responsabilité gravissime». Il fallait poursuivre tous ensemble «la méthode politique de la construction solide du changement» (sic.) (Il Manifesto, 22 mai 2001). Les patrons ne sont pas insensibles à ce discours, même aujourd’hui, au cas où la solution Berlusconi ferait long feu: «Les composantes les plus modérées des deux camps, notent-ils, sont sorties renforcées des urnes, celles qui s’étaient montrées les plus attentives aux propositions de la Confindustria, [faîtière patronale]». Et de noter «les nombreux points communs des deux programmes» du centre droite et du centre gauche (Il Manifesto, 16 mai).


Conséquences d’un vote


La victoire de Berlusconi est arithmétiquement fragile. Sur le plan institutionnel, elle bénéficie cependant de quelques atouts essentiels. Pour la première fois, l’Italie semble disposer d’un gouvernement doté des moyens d’appliquer son programme. L’opposition, minoritaire au Parlement, disposera cependant – du moins potentiellement – d’une capacité de mobilisation sociale considérable. Le jeu du marketing politique et le contrôle de la communication permettront-ils à Sua Emittenza (jeu de mot sur Eminènza, Eminence, et Emittènte, émetteur TV) Berlusconi de passer en force? La question est ouverte. Elle dépend des rapports de forces sociaux plus que des calculs des états-majors politiques.


Sur le plan social. Berlusconi peut compter sur l’appui inconditionnel de la Confindustria et des milieux bancaires, qui souhaitent accélérer les rythmes de la contre-réforme, déjà bien engagée par le gouvernement sortant de l’Olivier. «Le nouveau gouvernement dispose de toutes les conditions pour se mettre rapidement au travail: nous avons besoin d’une forte impulsion politique pour réaliser rapidement les réformes indispensables et rattraper le temps perdu» (Il Manifesto, 16 mai 2001). Au programme: réduction des impôts directs, suppression des taxes de succession, révision à la baisse du système de retraite, flexibilisation accrue du marché du travail et transfert à la police de certaines prérogatives de la justice.


Au-delà, il Cavaliere est parvenu à regrouper un bloc social large et consistant qui peut notamment faire appel à dix millions de petits propriétaires pour la suppression de l’impôt sur les successions, mais aussi rallier les milieux catholiques conservateurs en défense de la famille, de la mise hors la loi de l’avortement et du financement direct, à part égale, de l’école privée (Valentino Parlato, Il Manifesto, 17 mai 2001). Dès le 17 mai, Jean-Paul II a salué le nouveau «gouvernement ami» en lui rappelant ses promesses de campagne. Le chef de file des Chrétiens Démocrates a annoncé le début d’une «longue lutte» pour l’abolition de la loi 194, adoptée en 1978, et qui autorise l’IVG. De leurs côtés, Umberto Bossi de la Lega Nord souffle sur les braises du racisme et de la xénophobie en annonçant qu’ils convoitent le portefeuille de l’Intérieur pour lutter «contre les immigrés clandestins» (Le Monde, 19 mai 2001).


Enraciner la gauche anticapitaliste dans le mouvement social


Pour la gauche anticapitaliste, la situation ouverte par la victoire de Berlusconi, au détriment des autres formations de droite et d’extrême droite, mais aussi par le succès de la gauche libérale, regroupée dans la Marguerite, a de sérieuses implications. Tout d’abord, la nécessité de débattre avec les déçus de la gauche, qui regardent encore du côté de DS et dénoncent sa dérive droitière. Ceci ne doit cependant pas se faire au détriment d’une activité prioritaire au coeur des mobilisations sociales qui semblent aujourd’hui reprendre l’offensive (grève générale des métallurgistes, le 18 mai, pour leur contrat national, mouvement anti-mondialisation néolibérale avec le prochain rendez-vous contre le G8 à Gênes, les 19-21 juillet) Des désaccords vont certainement se développer quant à l’articulation de ces deux démarches. Par exemple, les appels à la constitution d’une gauche plurielle, avec parfois des références explicites à la France, se font jour dans les prises de position de certains responsables du PRC. Ne risquent-elles pas d’ajouter à la confusion? En effet, s’il s’agit de débattre de contenus avec les déçus de la gauche, ce qui est indispensable, pourquoi mettre en avant une formule aux forts relents gouvernementaux? Le risque est grand, en effet, d’orienter d’emblée la réflexion vers une refondation de l’Olivier, avec le PRC. Dans cette hypothèse, en se mettant à la traîne des Démocrates de Gauche, le PRC perdrait une occasion historique de construire une force politique nouvelle, réellement alternative, parce qu’enracinée parmi les forces sociales qui rejettent le capitalisme et travaillent à la redéfinition d’un projet socialiste et féministe.


Pour approfondir cette réflexion nos lecteurs/trices italophones pourront se rapporter au débat entre Rossana Rossanda et Fausto Bertinotti «désaccord à gauche» tiré de Liberazione du 24 mai.