A l’écoute d’autres voix féministes

A l’écoute d’autres voix féministes

En ouvrant ses colonnes à des plumes venues d’ailleurs, la Revue Internationale des Livres et des Idées, fait entrer un courant d’air frais dans le champs éditorial francophone. Dans son N° 6 de ce mois, deux comptes-rendus de livres et un essai sont présentés sur le féminisme afro-américain des années 1975 à 2000 (par Elvan Zabunyan), ainsi que sur la condition et la représentation des femmes musulmanes de France, d’Egypte et d’Afghanistan (Lila Abu-Lughod et Christophe Montaucieux).

Le Black Feminism

Le Black Feminism. Une anthologie du féminisme africain-américain 1975-20001, dirigé par Elsa Dorlin, regroupe les essais fondateurs d’activistes, poètes, théoriciennes féministes africaines-américaines sur une période de trente-cinq ans. Leurs réflexions se sont forgées au cours d’une vie passée dans une Amérique marquée par l’héritage de l’esclavage et de la ségrégation. L’oppression raciale et sexuelle de ces femmes, qui souvent étaient aussi des activistes lesbiennes, a fait émerger une conscience critique radicale de tous les types de domination. Elles dénoncent notamment l’exclusion des femmes noires d’un féminisme blanc et bourgeois et d’un nationalisme noir sexiste. Ce sont elles qui ont initié et reconfiguré l’articulation des problématiques de genre, de race et de classe.

Barbara Smith écrivait ainsi à la fin des années 1970: «La définition même du féminisme explique facilement que le racisme soit une question féministe. Le féminisme désigne la théorie et la pratique politique qui luttent pour la libération de toutes les femmes: de couleur, ouvrières, pauvres, handicapées, lesbiennes, vieilles, toutes, y compris les blanches, les économiquement privilégiées, les hétérosexuelles». Ces essais sont une arme politique qui pourraient permettre aux jeunes générations de poursuivre l’engagement de celles qui ont affronté l’oppression et la discrimination sexuelles et raciales. Les écrits de ces théoriciennes pourront également enrichir les travaux de jeunes chercheurs de plus en plus enclins à travailler sur l’articulation des dimensions de genre, de race, de classe, mais aussi sur la diversité ethnique. L’initiative d’Elsa Dorlin avec Black Feminism tombe à pic dans le contexte francophone où l’intérêt pour la question noire est relativement récent.

Femmes musulmanes: ni victimisation ni pitié

Avec l’anthropologue américaine Lila Abu-Lughod, nous parviennent les échos des femmes portant le voile ou la burqa en Egypte et en Afghanistan. Forte d’une expérience de 25 ans de recherche dans le Moyen-Orient, elle analyse la façon dont les médias occidentaux façonnent la représentation de la femme musulmane et nous met en garde contre les dangers de la pitié qu’elle suscite, notamment au sein de certains courants féministes américains. Ces représentations visuelles sont identiques à celles des cartes postales coloniales françaises des années 1930.

En nourrissant un fossé civilisationnel entre l’Orient et l’Occident, elles ont contribué à légitimer moralement l’invasion américaine en Afghanistan. Elles brouillent également les cartes de la diversité et de la complexité des modes de vie des femmes musulmanes. Mais la fonction la plus dangereuse de ces images est de faire croire que ces femmes ont besoin d’être sauvées. L’auteur retrouve dans la rhétorique des féministes libérales, notamment des Feminist Majority d’aujourd’hui, l’écho des femmes missionnaires du tournant du siècle dernier. Elle nous dit que «comme les missionnaires, ces féministes libérales […] se perçoivent comme un groupe éclairé, doté de la lucidité et de la liberté nécessaires pour aider les femmes en souffrance d’autres contrées à bénéficier de leurs droits», et que ces projets occidentaux «se fondent dans leur sentiment de supériorité et le renforcent en retour». Elle demande s’il peut y avoir une libération qui soit islamique, telle que le revendique des femmes d’Iran, et si l’émancipation, l’égalité et les droits font réellement partie d’une langue universelle. Cet éclairage anthropologique appuie les témoignages des jeunes femmes musulmanes de France qui affirment leur liberté de porter le foulard.

Dans Les Filles voilées parlent2, les auteurs ont récolté les témoignages de 44 Françaises qui, depuis 1989, entendent leurs paroles étouffées par le «progressisme» et le «féminisme» dont se parent les discours antivoile. Elles relatent l’expérience de la stigmatisation dans le contexte français d’islamophobie. Au nom de valeurs universelles républicaines, beaucoup de féministes historiques ont participé à rejeter de l’espace public les voix de celles qui affirmaient vouloir porter le voile. Ces jeunes filles ne veulent pas de la victimisation, elles demandent que les féministes et la société française en général se remettent en question: «Si tout le monde ne s’est pas mis d’accord pour nous virer en 1989, c’est qu’on avait encore de la pitié pour nous, on nous prenait pour des pauvres filles, victimes de leurs pères ou de leurs frères. C’est quand nous nous sommes affirmées libres et égales que nous avons suscité la peur et la haine.»

Pour une conscience critique contemporaine

A la lecture de ces trois articles, il apparaît clairement que les femmes confrontées à d’autres types de domination que la «seule» domination masculine ont un regard qui leur permet de percevoir des réalités qu’une partie des autres ne voient pas. Ces voix dissonantes ont quelque chose de dérangeant car elles portent sur le devant de la scène le conflit sous toutes ses formes. Ce qu’elles mettent en évidence en définitive, c’est que les femmes, loin de constituer un groupe homogène, reproduisent entre elles les rapports de domination qui traversent nos sociétés dans leur globalité: Noires-Blanches; Orientales-Occidentales; pauvres-riches; lesbiennes-hétérosexuelles.

Conflits positifs, car ils obligent à penser l’histoire et l’avenir d’un féminisme véritablement dé-colonisé et hétéro dé-centré. Bien que les constats de ces trois écrits soient amers quant aux permanences des confrontations du passé, leurs réflexions sont essentielles pour continuer la marche en avant vers la construction d’une pensée critique. Je concluerai provisoirement avec les mots d’Adrienne Rich dans le Black Feminism: «Les femmes Noires et blanches dans ce pays ont une histoire spéciale de polarisation ainsi qu’une histoire commune d’oppression et d’un militantisme partagés et c’est de cette histoire» dont il nous faudra parler.

Isabelle Lucas

  1. Sous la dir d’Elsa Dorlin, Le Black Feminism. Une anthologie du féminisme africain-américain 1975-2000, l’Harmattan, 2008.
  2. Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, Les Filles voilées parlent, Editions La Fabrique, 2008