Call centers au Maroc: quand le Mardi gras remplace la Fête du mouton

Call centers au Maroc: quand le Mardi gras remplace la Fête du mouton

Si les entreprises anglophones n’ont pas hésité
à délocaliser leur centre d’appels en Inde, les
francophones ont choisi pour la plupart le Maroc, suivies
aujourd’hui par des firmes espagnoles. A tel point que le Maroc
recense 25 000 employé-e-s dans le secteur (30 000 avec la
sous-traitance), répartis entre 250 entreprises qui
génèrent annuellement un chiffre d’affaires de plus
de 140 millions de francs. Laïla Nassimi, membre de la CDT
(Confédération démocratique du travail), qui a
réussi à syndiquer le premier centre d’appel
l’an passé, a expliqué au service de presse de la
Confédération internationale des syndicats (CSI) les
conditions de travail dans ces centres. Pensez-y lorsqu’une voix
accueillante répondra à un service en ligne
téléphonique…

Laïla Hassim: […]
On travaille pour des clients pour Sitel Maroc, qui compte trois sites
au Maroc, deux à Casablanca et un à Rabat pour un total
de 1500 postes. Sitel Maroc est affilé à Sitel France qui
a comme client Hewlett-Packard, Orange, Wanadoo et des grosses
entreprises françaises d’assurance, de conseil fiduciaire,
de télévente.[…] Il y a 300 centres d’appel
à Casablanca, ça pousse comme des champignons. Le
problème, c’est la motivation des investisseurs qui
veulent profiter des failles du Code du travail marocain. Beaucoup
profitent des 5 premières années
d’exonération fiscale à 100% et des 5 années
suivantes à 50%.

•    Quel est le profil type des employé-e-s des centres d’appel?

LH: Sitel Maroc embauche
surtout des jeunes de 20 à 25 ans, filles comme garçons,
dont c’est le premier boulot, et qui sont souvent très
qualifiés (au moins bac +2 et +3). C’est la
«crème» de notre jeunesse. Ils sont payés au
départ 3500 dirhams (DH – environ 500 francs) par mois.
Ça parait beaucoup sur le marché marocain. Mais en
comparaison de la rentabilité des services offerts, ce
n’est rien du tout. 6000 DH, ce serait un minimum pour envisager
ce travail à long terme, notamment en raison des dommages sur la
santé qui coûtent cher. Les premiers centres d’appel
qui sont venus s’installer pensaient à un salaire minimum
d’environ 7000 dirhams (env. 990 francs). Mais le patronat
marocain a fait campagne pour le diminuer de 3500 à maximum 6000
DH pour les employé-e-s des centres d’appel. Ces jeunes
sans expérience ont peur de perdre leur emploi, ils-elles
acceptent n’importe quelles conditions. Beaucoup ne partent que
quand ils sont vraiment trop à bout. La majorité souffre
en silence, ils-elles ont conclu des emprunts immobiliers, ils sont
coincés.

•    Quels sont les problèmes des conditions de travail?

LH: On travaille à temps
plein alors qu’en Europe, nos collègues ne travaillent
qu’à mi-temps en raison de la nature très
stressante de ce travail. Nous, on travaille 8 heures en continu, de 6
h 30 à 16 h ou de 7 h à 17 h pendant l’horaire
d’hiver en France, et nos pauses ne sont pas
comptabilisées dans l’horaire. Pour correspondre à
la pause déjeuner en France, on doit prendre nos repas à
10 h, heure marocaine, on est complètement décalé,
et en plus on doit rester connecté et répondre en cas de
demande. Certains centres d’appel travaillent en continu avec 3
équipes de 8 heures.

•    Quels sont les facteurs de stress?

LH: L’employé-e
est en permanence écouté, contrôlé.
C’est un facteur de stress majeur. Le matin, vous commencez le
travail et vous entendez: «Bonjour à tous, c’est
mademoiselle X qui fera l’écoute à partir de La
Rochelle (ville française)…». Sur la base de cette
écoute, on reçoit une notation par équipe. Si
quelqu’un est malade et que cela fait baisser le rendement,
c’est toute l’équipe qui est
pénalisée. On devient des machines, des automates.
Beaucoup souffrent de maux de dos, de perte d’ouïe, de
dépression, de migraines et aussi de rhumatisme à cause
de la climatisation. Mon poste est situé juste en dessous
d’un conduit d’air conditionné, j’ai des gros
problèmes de rhumatismes. 100 personnes sur un seul plateau,
avec des plafonds trop bas, L’environnement de travail
n’est pas adapté. Comme on ne peut pas prendre nos repas
aux horaires normaux, il y a aussi pas mal de troubles alimentaires.

J’ai vu une jeune femme qui tout à coup jette son casque,
court à la fenêtre et s’évanouit. On lui
donne de l’eau et du sucre, et elle reprend son poste de travail.
On demande une permanence médicale, mais on ne l’a pas
encore. Côté sécurité, s’il y avait le
feu, on serait cuit! La cour a été transformée en
cafétéria, les escaliers de secours sont trop
étroits pour le nombre d’employés et le patron a
mis des grilles, à plusieurs endroits, qui bloqueraient notre
sortie.

•    Les femmes sont-elles confrontées à des problèmes particuliers?

LH: Les femmes travaillent de
façon plus appliquée, mais elles tombent plus souvent
malades, car elles stressent plus. Les trois mois de congé de
maternité sont respectés. Mais dans beaucoup de centres
d’appel, celles qui rentrent de congé de maternité
doivent réaliser des objectifs doublés pour rattraper le
temps perdu et évidemment elles peuvent oublier
d’évoluer dans leur carrière. Il y a aussi des
problèmes de harcèlement sexuel. Il y a beaucoup de
jeunes filles, toutes mignonnes, bien éduquées, qui
parlent 3 langues. Beaucoup de cadres expatriés en profitent, il
y a pas mal d’avancements individuels qui s’expliquent
ainsi. Beaucoup de ces jeunes filles viennent de bonne famille, qui ont
payé cher pour leurs études, mais leur fille est prise
rapidement pour pas grand-chose…

•    Le non-respect de l’identité
culturelle de ces jeunes employés est pour vous le
problème majeur?

LH: On est obligé de
changer de prénom, il nous est interdit de parler arabe sur le
site de production. C’est comme si on quittait le Maroc à
6 h du matin et qu’on passait toute la journée sur une
autre planète. On est en communication permanente avec des
Suisses, des Belges, des Français-es. On est exposé
à des différences culturelles, des
préjugés. Dans la grande majorité des centres
d’appel, on est obligé de chômer les jours
fériés français, et pas les fêtes nationales
et religieuses marocaines. Cette question de conflit culturel,
c’est en effet le problème le plus aigu. Avec leur casque
vissé sur la tête en permanence, ces jeunes sont
complètement déphasés, déstructurés.
Il faut s’attendre à de gros dégâts
psychologiques. Dans 10 ans, ces jeunes ne seront plus marocains. Pour
3500 DH par mois, c’est une très lourde perte!