Les capitalistes font main basse sur l’or bleu


Les capitalistes font main basse
sur l’or bleu


Depuis le Manifeste de l’eau, du groupe de Lisbonne (1998), et la création d’un Comité pour un Contrat mondial de l’eau, une nouvelle dynamique de résistance aux privatisations est relancée.

Gilles Godinat

L’eau non saline ne représente en ce début de siècle qu’à peine 2,7% de la masse d’eau disponible sur la planète. Globalement, les usages humains de l’eau douce sont répartis en 70% pour les besoins d’irrigation de l’agriculture, environ 20% pour le secteur industriel et le reste pour la consommation des ménages. La part du secteur industriel tend à augmenter. D’autre part, une grande partie de l’irrigation de l’agriculture se fait par dérivation de cours d’eau sans passer forcément par des stations de pompage et de distribution. Par contre, à ce jour, 1,4 milliard d’êtres humains sur 6 milliards ne disposent pas d’un accès direct à l’eau potable. Or l’eau est essentielle pour la vie, l’hygiène et la santé. Quatre maladies sur cinq dans les pays du Sud sont dues à un manque d’eau ou à une eau potable insuffisante. L’essentiel de la consommation d’eau se concentre en effet dans les pays développés du Nord. Par exemple, en Suisse, la consommation d’eau pour les usages domestiques est en moyenne de 162 l/j par habitant. A Genève, cela représente 40% du service des eaux des S.I.G; le reste se répartit en 3% pour l’agriculture (une part de l’irrigation ne passe pas par les S.I.G), 27% pour l’industrie, 16% pour le commerce, 11% pour l’artisanat et 3% pour l’hôtellerie.


La répartition planétaire des usages de l’eau douce reflète de façon exemplaire les inégalités entre le Nord et le Sud: selon les estimations officielles, sur les 8 milliards d’habitants de la planète en 2050, il y aura 2,5 milliards qui souffriront d’un manque chronique d’eau, alors que les réserves mondiales d’eau potable diminuent, que les pollutions augment, que la construction d’installations d’eau potable stagne, et que la désalinisation de l’eau de mer n’est pas utilisable à une large échelle et encore beaucoup trop coûteuse.


L’industrialisation et l’agriculture intensive entraînent de régulières pollutions des nappes phréatiques. Par exemple, cet été en France 22 communes ont été contraintes à consommer de l’eau en bouteille, car l’eau potable était devenue inconsommable suite à des infiltrations de désherbants, ou à des contaminations d’agents infectieux. L’Hôpital de Nogaro a dû interdire les douches aux malades hospitalisés!


De plus, dans de nombreuses régions du globe, l’état des conduites d’eau s’est dégradé faute d’entretien : on estime que seulement 40% du volume de pompage atteint la végétation à irriguer, et que sur les 270 millions d’hectares équipés pour l’irrigation (40% de la production agricole totale) 10 à 15% sont dégradés par la salinisation et l’engorgement suite à une gestion défectueuse, selon J.-M. Berland, de l’Office International de l’eau. Ainsi le captage, l’épuration et la distribution de cette ressource essentielle à la vie impliquent des coûts croissants et constituent des enjeux économiques, sociaux et politiques toujours plus importants. Les dépenses mondiales annuelles pour les services d’eau se chiffrent à 1000 milliards de dollars.


Une nouvelle source de profit pour les multinationales


En ce début de XXIe siècle, le marché privatisé de l’eau représente 300 milliards de dollars par an (le marché des télécoms représente 620 milliards). En l’an 2000, la consommation mondiale d’eau minérale représente 96 milliards de litres, soit environ 30 milliards de dollars.


Le marché mondial de l’eau minérale est aux mains de Nestlé (Perrier, Vittel, Contrex, San Pellegrino,etc)et de Danone (Evian, Volvic); les boissons gazéifiées sont dominées par Coca-Cola et Pepsi-Cola. La privatisation de la gestion des services de l’eau s’est accélérée suite aux politiques néo-libérales. La Lyonnaise des Eaux-Suez assure la gestion de l’eau dans 14 mégapoles de la planète, influence par son capital 28 entreprises dans 16 pays. Autre leader mondial, Vivendi, anciennement Générale des Eaux, (fusionné avec Canal+ et Universal) contrôlant Cegetel, Havas en France, Seagram, société canadienne de production de boissons alcoolisées, domine dans le secteur des médias et de la gestion de l’eau. Une récente étude de la banque genevoise Pictet (Tages Anzeiger, 13.8.01) analyse l’énorme potentiel du marché asiatique, lequel représente au-jourd’hui près de 20% du marché mondial et que la banque Pictet pronostique à 30% dans 10 ans (l’Inde et la Chine totalisent plus de 2 milliards d’habitants, soit près du tiers de la population mondiale). Nestlé vient d’investir 100 millions de dollars dans ce marché des eaux minérales.


Un nouveau lobbying de ces multinationales s’est manifesté dans la sphère des organisations internationales. Le Conseil mondial de l’eau (CME) a été mis en place en 1994 avec l’aide de la Banque mondiale, de gouvernements comme la France, les Pays-Bas et le Canada et d’entreprises comme la Suez-Lyonnaise des eaux pour définir «une politique mondiale de l’eau». En fait, cela a facilité la création du Global Water Partnership (GWP), devant favoriser le rapprochement entre autorités publiques et investisseurs privés. La «Commission mondiale pour l’eau au XXIe siècle», créée en 1998, recommande le modèle général de privatisation de la gestion de l’eau. En mars 2000 s’est tenu le 2e Forum mondial pour l’eau à La Haye: l’accès à l’eau potable n’est toujours pas considéré comme un droit. Le 3e Forum est prévu à Kyoto en 2003. Pour ce Forum, «le secteur privé a un rôle croissant à jouer dans l’approvisionnement et la gestion des ressources d’eau» (World Water Forum, avril 2000). Pourtant, ces privatisations ont entraîné en Angleterre une augmentation du prix de l’eau 5 fois plus élevé, avec une détérioration du réseau de distribution: des rues entières ne sont plus alimentées en eau à Londres et les coupures d’alimentation ont augmenté de 35% !


En moyenne, lorsque la gestion est assurée par une entreprise privée, l’eau est 28% plus chère. Les profits sont assurés: «la rentabilité des capitaux investis dans l’eau dépasse largement la rentabilité moyenne du capital. Un exemple? La Lyonnaise des Eaux a 30% de ses activités dans les secteur de l’eau, or deux tiers de ses profits viennent de l’eau!» (Ricardo Petrella, avril 2000). Un autre secteur industriel est intéressé à l’approvisionnement et à la gestion de l’eau: les constructeurs de barrages. Energie propre, l’hydroélectricité ne représente qu’environ 20% de l’énergie électrique mondiale, soit 6% de la production énergétique globale, secteur également soumis aux politiques néo-libérales avec les privatisations en cours.


Les opposants à la privatisation s’organisent


Dans de nombreux pays, des associations militent en faveur d’un tel contrat mondial de l’eau. En Suisse, Helvetas et la Communauté de travail des oeuvres d’entraide ont soutenu le projet d’une convention internationale sur l’eau et exigent que l’eau soit inscrite comme bien public dans la Constitution fédérale. «L’eau est un droit de l’homme et non une marchandise» (Conf. de presse, Berne, 7.9.2000)


En Bolivie en janvier 2000, la population a résisté au plan de privatisation de l’eau: un tiers de la population n’a pas accès à l’eau potable et les prix de l’eau ont triplé. Une crise majeure de dix mois a fait reculer le gouvernement avec 11 jours d’état de siège et une dizaine de morts. Au Québec, l’opposition au néolibéralisme s’est manifestée contre la ZLEA (accord concernant la Zone de Libre Echange des Amériques). Au Canada, la main basse des capitalistes sur l’or bleu mobilise de larges secteurs de la population. A Vancouver, la population vient d’enregistrer un premier succès contre la privatisation de l’eau. La lutte pour faire de l’eau un bien public mondial se développe sur tous les continents. En Europe, une directive cadre de l’eau vient d’être approuvée au niveau européen. L’Espagne veut imposer son plan hydrologique national (PHN), prévoyant la construction de 120 nouveaux grands barrages avant 2004, date butoir pour l’intégration des normes européennes dans les législations nationales. De grandes mobilisations ont eu lieu (400.000 personnes à Saragosse le 8 octobre 2000) et se développent actuellement en Espagne contre ce plan qui veut dévier une partie de l’Ebre ainsi qu’une partie du Rhône. Des tractations sont en cours pour dévier le Rhône vers la Catalogne, avec la Compagnie nationale d’aménagement de la Région du Bas-Rhône et du Languedoc (BRL). Cette compagnie a créé en 1996 le Groupement européen d’intérêt économique (G.E.I.E) avec le gouvernement autonome catalan pour promouvoir cette opération de «coopération transfrontalière», à savoir un aqueduc de 320 km entre Montpellier et Barcelone. La gestion de l’eau en Espagne, avec ses 1070 grands barrages construits, est exemplaire de multiples gaspillages, certains barrages ne contenant que 5 à 10% de leur capacité théorique.


Après un premier grand transvasement du Tage vers le Segura vers 1960, la politique franquiste a rendu structurellement permanente une sécheresse qui n’était jusque là que conjoncturelle et épisodique, car des cultures intensives, grandes consommatrices d’eau, se sont développées (maïs, haricots, pommes de terre), mal adaptées à ce climat méditerranéen et parfois en toute illégalité.


Aujourd’hui, la politique agricole de l’Espagne commence à être critiquée. A la place de gigantesques investissements profitant au secteur privé, une meilleure gestion de l’eau est possible. Economiser et réutiliser l’eau reviendrait moins cher. Des scientifiques et des universitaires se sont mobilisés pour dénoncer le PHN. Une «marche bleue pour une nouvelle culture de l’eau» a été lancée du 11.8 au 9.9 2001 du delta de l’Ebre à Bruxelles où elle a réuni plusieurs milliers de personnes (cf.ci-contre). Cette marche est soutenue par Attac «pour internationaliser la propriété et la gestion des ressources en eau, là où elle est rare, et dans les zones de conflit où elle est un enjeu de lutte», contre les multiples variantes de privatisation du domaine de l’eau, pour une gestion publique et démocratique de l’eau.


Les groupes d’Attac de la vallée du Rhône se sont récemment mobilisés sur cette même problématique. En effet, la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) voulait céder une partie de son capital à Electrabel, filiale belge du groupe Suez-Lyonnaise des Eaux. Le 24 février 2001, une coordination des Attac de la vallée du Rhône occupait 5 barrages et recueillait 4000 signatures pour l’arrêt du processus de privatisation rampante de la CNR, après les semaines de grève de l’intersyndicale à la fin 2000. A Genève, la grève à la STEP d’Aïre le 13.2.2001 s’est mobilisée contre les mêmes menaces de privatisation (cf Rémy Pagani, SolidaritéS n° 122). Les propositions d’Attac sont les suivantes: favoriser l’agriculture paysanne, respectueuse de l’eau, et limiter l’irrigation; faire porter le coût de l’assainissement sur les pollueurs, et non sur les consommateurs; retirer la gestion de l’eau aux firmes privées, et la confier à un grand service public démocratisé, dont l’administration sera ouverte aux usagers; se mobiliser pour empêcher que l’OMC, ou quelque convention commerciale internationale que ce soit, puisse statuer sur l’eau. Elles s’inscrivent dans la perspective d’un contrat mondial de l’eau, dans la nouvelle mouvance de la mondialisation des mouvements sociaux (Christophe Aguiton: Le monde nous appartient, Plon, mars 2001). Les enjeux planétaires de l’eau mobilisent «les acteurs en mutation» que sont les syndicats et les mouvements d’opposition à la mondialisation libérale. Notre mouvement doit s’y associer. «L’eau permet le rêve et restera un lien social» (paroles de marin).


* Texte écrit sur la base d’articles parus dans le Monde diplomatique, le Courrier, des bulletins d’Attac-France, et de la consultation de sites comme www.rivernet.org/marchebleu)