Identité clandestine ou «clandestinisation» de l'identité
Identité clandestine ou «clandestinisation» de lidentité?
Doù viennent-ils? Quelle est la cause de ces migrations parfois massives vers les pays
hautement industrialisés? Quen est-il de leurs difficultés et de leurs souffrances? Mais
surtout, qui sont-ils?
Alfredo Camelo
Au-delà des réponses fournies par
les sciences (économie, sociologie,
démographie, politique, etc.) pour expliquer
les mille et une facettes de cette
«problématique», ce sont peut-être
les récits simples et pragmatiques de
ceux qui constituent cette masse anonyme
des sans papiers qui peuvent
nous donner les premiers éléments
danalyse:
Récit n° 1: «Personne ne quitte sa
maison et sa famille pour le goût de
laventure. Cela est un mensonge! On
doit partir parce quil ny a pas de travail
même si on a fait tout pour en
trouver un. Même pas moi qui avais
un bac, un diplôme… Cest la pauvreté
qui ma obligée à partir.» (Maria-Paz, jeune femme argentine dorigine rurale,
31 ans)
Récit n° 2: «Jai appris la mécanique.
Cétait dur, mais ça me plaisait.
Je nai pas de certificats, mais jai toujours
travaillé très dur, même plus
quici et je nai jamais rien eu, uniquement
des besoins. De même pour ma
famille… et mes parents sont déjà
âgés. Je suis donc parti pour lAllemagne
rejoindre deux cousins, mais ça
na pas marché et je me suis retrouvé
en Suisse, un peu par hasard. Je voulais
travailler, épargner un peu, rentrer
en Turquie et me marier… Ici jai tout
fait, sauf la mécanique… Cinq ans
déjà et aucun espoir de trouver un permis
de travail en règle… Cest comme
si on ramait à contre-courant pour se
retrouver toujours au même endroit.»
(Ibrahim, travailleur dorigine turque,
30 ans)
Récit n° 3: «Je suis seule, veuve
avec deux enfants à charge. Jétais
une petite commerçante, indépendante,
mais la violence et la guerre ont
tout bouleversé… Jai trouvé une opportunité
et je suis partie de chez moi,
puis jai fait venir mes deux enfants
qui vont maintenant à lécole… Cest
vrai, il y a parfois des patrons qui abusent
de nous dès quils savent quon
est clandestines… Mais moi, je sais
qui je suis, avec ou sans papiers, avec
ou sans permis. La seule chose que je
veux cest que mes enfants grandissent
dans un monde meilleur, sans
peur, sans violence.» (Zoïla, femme
colombienne 35 ans)
Récit n° 4: «Quoi quil arrive, je
ne peux pas me laisser prendre par la
police, me laisser expulser, renvoyer.
Pourquoi? Parce que ma famille a fait
des dettes pour maider à venir. Il faut
quon arrive à tout payer et je me dois
de les aider à mon tour… Bien sûr, je
vis avec la peur, mais je ne sais pas ce
qui est le plus dur, si cest cette peur
avec la laquelle je vis ici ou toutes ces
responsabilités envers ma famille?»
(Yasim, travailleur marocain, 35 ans)
Ces quatre récits (qui ne sont pas les
seuls et que peut-être nous connaissons
déjà sous dautres formes, réelles,
plus ou moins stéréotypées) sont,
malgré leur simplicité, suffisamment
éloquents pour nous empêcher
doublier lêtre humain caché derrière
les mots.
Maria-Paz, Ibrahim, Zoïla et Yasim
sont tous les quatre issus de pays
moyennement développés où les
inégalités sociales sont très importantes.
Au fond, derrière chaque récit on
retrouve la pauvreté et le manque de
perspectives qui touche des millions
de personnes. Impossible de ne pas
mettre en rapport cette pauvreté avec
le sous-développement et celui-ci
avec la dépendance économique qui
est reliée à son tour à lensemble des
relations Nord-Sud, de plus en plus tyranniques
dans un monde qui se prétend
«global» (est-ce pour la globalisation
des inégalités, justement, donc
pour lanti-démocratie ?). Dès lors, les
équations deviennent plus claires.
Limpossibilité de concrétiser des
projets de vie viables dans des sociétés
pour linstant condamnées à la
pauvreté et aux conflits sociaux, légitiment
chacun de ces projets de migration
où, très souvent, le seul bagage
est lespoir.
Croire en un projet de vie viable est
tout de même un droit légitime pour
tout être humain! Le problème se pose
alors entre une légitimité animée par
lespoir, celle de chaque migrant venu
du «Sud» et lillégitimité fonnelle,
mais très réelle dans laquelle ils sont
situés par le «Nord». Du coup, lespoir
devient à son tour illégal. Vouloir
un jour exister dignement devient un
dél.it qui insidieusement se transfonne
en nonne. Il n est donc pas rare que
dans ma consultation de soutien psychologique
on retrouve chez cette population
des perturbations dordre
identitaire.
Finalement, comme laffirme Yasim,
cet espoir repose sur un jeu très
complexe de loyautés qui je pense
vont au-delà des dettes financières ou
morales envers la famille. Il sagit en
même temps dune loyauté envers les
leurs, envers soi-même, mais aussi envers
les générations futures et enfin
envers la vie. Face à cela, les sociétés
et les êtres humains du «Nord», doivent
eux aussi assumer leurs responsabilités.
Article paru dans le journal de la Commission
Protestante Romande Suisse-Immigrés, Dossier
2000, et dans Itinéraire publication de lIUED.