La guerre globale a commencé (part. 1)
La guerre globale a commencé
La guerre déclarée par les Etats-Unis à lAfghanistan vise au contrôle de lAsie Centrale et
de son pétrole. Elle met sous pression la Russie et la Chine, relance massivement les dépenses
darmement et menace les mouvements qui résistent à la mondialisation capitaliste.
Michel Collon*
Partie 1
«Guerre contre le terrorisme»? Si
cétait un film, ce scénario officiel serait
rejeté comme ne tenant pas debout
et cachant dautre motivations. Première
invraisemblance: en 1999, puis
en 2001, les talibans ont estimé que la
présence de Ben Laden sur leur territoire
empêchait leur reconnaissance
internationale et ils ont proposé aux
Etats-Unis de léliminer ou de le neutraliser.
A chaque fois, les Etats-Unis
ont refusé. Cela a été révélé par Laili
Helms, qui représentait officiellement
les talibans à Washington1. Qui na
pas démenti. Pourquoi?
Deuxième invraisemblance: peu
avant les attentats, Ben Laden, lennemi
public activement recherché
paraît-il depuis trois ans, était venu
tranquillement se faire soigner à
Dubaï et y avait rencontré le responsable
local de la CIA.2
Troisième invraisemblance: après
les attentats, les talibans ont à nouveau
proposé de livrer Ben Laden
pour quil soit jugé dans un pays neutre.
Une telle solution avait été appliquée
pour lattentat aérien de Lockerbie,
débouchant sur la condamnation
dun citoyen libyen. Mais Bush a tout
de suite refusé. Pourquoi?
Quatrième invraisemblance: chacun
sait à présent que les Etats-Unis ont
mis en place, financé et armé Ben Laden
pour contrôler lAfghanistan. On
dit moins quils ont aussi utilisé ces
milices fanatiques pour des objectifs
semblables en Bosnie, au Kosovo, en
Macédoine, en Tchétchénie. Pourquoi
refuse-t-on douvrir le dossier de leur
rôle dans ces guerres aux conséquences
tragiques?
Cinquième invraisemblance: on
nous dit que pour garantir la démocratie
et respecter les droits des femmes,
il fallait éliminer les talibans. Et qui
prend leur place? LAlliance du Nord
de feu le commandant Massoud, au
sanglant palmarès de terreur et de trafics
criminels. Qui donc avait imposé
la Charia islamiste à Kaboul en 1994?
Massoud lui-même.
Contradiction
flagrante aussi sur
le fond du problème:
chacun sait
quon néliminera
pas le terrorisme
avec des bombes
mais en sattaquant
aux injustices
et aux oppressions
qui lui fournissent
un terreau.
Sattaque-t-on dès
lors à la faim dans
le monde que 15
milliards de dollars
suffiraient à éliminer? Non, on
augmente de 40 milliards le budget
militaire US. Et les budgets européens
vont suivre. Plutôt que de résoudre la
question palestinienne, Bush signe en
novembre 2001 un énorme contrat
(200 milliards $) pour construire un
bombardier encore plus terrible, le
Joint Strike Fighter. Dont chaque victime
remplira les poches déjà bien
bourrées des constructeurs Lockheed
Martin et Boeing.
Une guerre planifiée avant le 11 septembre?
Tout ceci amène à se demander si la
guerre navait pas été décidée bien
avant les attentats. Oui, a affirmé lancien
ministre pakistanais des Affaires
étrangères, Niaz Naïk. Fin juillet déjà,
«des fonctionnaires américains lui
avaient parlé dun plan américain visant
à lancer une action militaire
pour renverser le régime taliban et
installer à sa place un gouvernement
dAfghans «modérés». Cela se ferait à
partir de bases situées au Tadjikistan
où les conseillers US étaient déjà en
place. On lui déclara que si laction
était maintenue, elle aurait lieu avant
les neiges, vers la mi-octobre au plus
tard.»3
Comment expliquer toutes ces invraisemblances?
En fait, ce que les
Etats-Unis poursuivent à travers cette
guerre, ce sont cinq objectifs bien plus
vastes:
- Contrôler le pétrole et le gaz dAsie centrale.
- Imposer leurs bases militaires au coeur de lAsie, entre Chine et Russie.
- Préserver la domination US sur lArabie Saoudite.
- Militariser léconomie comme «solution» à la crise qui couve.
- Briser la résistance du tiers monde et la lutte antimondialisation.
A poursuivre tant dobjectifs
à la fois, une superpuissance
peut sembler forte. En
réalité, elle y montre aussi sa
faiblesse. De plus en plus
contestés, par le tiers monde à lOMC,
par les jeunes antimondialisation sur
Internet et dans la rue, les Etats-Unis
et leurs alliés réagissent par la guerre.
Mais tôt ou tard, leurs divers objectifs
entrent en contradiction entre eux.
Tandis que leur arrogance, leur mauvaise
foi, leur agressivité ne font
quaugmenter la révolte partout.
LEmpire est en crise.
Quiconque lutte pour le progrès, la
justice et la paix, est donc forcé de se
poser la question des objectifs réels
sil veut pouvoir expliquer autour de
lui ce qui se passe. Cest dautant plus
nécessaire que les dirigeants US euxmêmes
– qui dhabitude minimisent
lampleur de ce quils font – déclarent
cette fois que la guerre durera de longues
années et que dautres Etats en
deviendront les cibles. En outre, ces
mêmes dirigeants prennent – à létranger
mais aussi sur leur propre territoire
– des mesures de répression
extrêmement graves. Quils pourront
utiliser contre toute opposition politique,
notamment le mouvement antimondialisation.
Oui, nous sommes entrés dans une
nouvelle forme de guerre, plus grave
encore que les précédentes. Nous
sommes entrés dans la guerre globale.
Contrôler les routes du pétrole
Beaucoup de guerres dites «incompréhensibles» sont en réalité des guerres
pour lor noir, écrivions-nous dans
notre livre Monopoly4. Les multinationales
pétrolières US et leur gouvernement
entendent contrôler toutes les
routes permettant dexporter les énormes
réserves de pétrole et de gaz
dAsie centrale. Nos cartes géographiques
indiquaient les pays ayant le malheur
de se trouver sur les routes vers
lOuest: Tchétchénie, Géorgie, Kurdistan,
mais aussi Yougoslavie et
Macédoine. Autant dingérences,
autant de guerres.
Mais ces cartes montraient aussi les
menaces planant sur la route Est (vers
la Chine et le Japon). Dautant que la
CIA soutient activement les milices
islamistes ouïgoures antichinoises du
XingJiang. Ainsi que sur la route Sud
puisque la multinationale US Unocal
intrigue depuis longtemps pour
contrôler le pipe-line à construire à
travers lAfghanistan et le Pakistan.
Juteux bénéfices à la clé.
Lindustrie pétrolière est omniprésente
au coeur même de ladministration
US. Elle a fourni tous les ministres
des Affaires étrangères depuis la
Seconde Guerre mondiale, à lexception
de deux. Dont lactuel, certes:
Colin Powell. Mais on ne perd pas au
change puisque la famille Bush est
lune des principales familles pétrolières
du Texas.
Et surtout parce que le véritable chef
de ladministration Bush, à savoir
Dick Cheney, est lui-même un poids
lourd de cette industrie. Juste avant de
devenir vice-président, il a été – cinq
ans durant – à la tête de Halliburton.
Une des principales sociétés de services
à lindustrie pétrolière, présente
dans plus de 130 pays et employant
cent mille personnes. Chiffre daffaires
1999: 15 milliards de dollars.
Lune des 400 plus grosses multinationales
du monde.
Pour arriver à de si beaux résultats,
Cheney na pas hésité à fricoter avec
la dictature en Birmanie. Et au Nigéria,
ses investissements ont fortement
augmenté après lassassinat de
plusieurs militants écologistes et
lécrasement des protestations populaires
dans le delta du Niger. De plus,
des responsables de ladministration
auraient aidé Halliburton à décrocher
de gros contrats en Asie et en Afrique,
selon des documents du Département
dEtat tombés aux mains du Los Angeles
Times5.
La guerre annoncée est donc arrivée.
En fait, depuis plus de vingt ans,
Washington manoeuvre et complote
afin de semparer de lAfghanistan,
carrefour stratégique de lAsie. Le but
na pas varié, mais les méthodes si. Ce
fut dabord en armant les milices islamistes
contre lUnion soviétique. La
plus grosse opération CIA de tous les
temps. Un diplomate US au Pakistan
confiait en 1996: «Vous ne pouvez injecter
des milliards de dollars dans un
Jihad anticommuniste, accepter des
participants du monde entier et ignorer
les conséquences. Mais nous
lavons fait. Nos objectifs nétaient
pas la paix et le bien-être en Afghanistan.
Notre objectif était de tuer des
communistes et de chasser les Russes.»6
Ainsi, les moudjahiddins de la CIA
ont renversé le seul régime qui ait jamais
émancipé les femmes afghanes
et tenté, en dépit de graves défauts,
dapporter un peu de progrès social.
Et comment ces moudjahiddins ultrapauvres
payèrent-ils les armes américaines?
En transformant leur pays
avec la bénédiction de la CIA – en premier
producteur mondial dhéroïne.
Ce qui entraîna la création de la très
importante filière de la drogue Afghanistan
Turquie Balkans – Europe.
Avec toutes ses conséquences. Le
cocktail pétrole armes drogue est
dailleurs un classique de la CIA.
Après cette grande victoire de
«leur» terrorisme, les Etats-Unis favorisèrent
les talibans en dépit des vives
critiques dorganisations de défense
des droits de lhomme. Interrogée sur
le sort des femmes afghanes, Madeleine
Albright répondait alors: «Affaire
intérieure»! La ministre US des
Affaires étrangères jouait son rôle de
représentante de commerce puisquUnocal
invitait somptueusement
ces talibans au Texas. Signalons aussi
quHenry Kissinger en personne avait
assisté en 1995 à la signature de laccord
sur le pipeline, entre Unocal, son
partenaire saoudien Delta et le président
du Turkmenistan.
Plus tard, Unocal et donc Washington,
décidèrent de changer de cheval.
Les talibans nayant pas réussi à stabiliser
le pays divisé, il fallait miser sur
dautres forces pour remplacer les alliés
dhier devenus gênants. Cette
guerre, décidée bien avant les attentats,
nest donc pas plus humanitaire
que les précédentes.
Mais lAfghanistan nest pas du tout
le seul pays victime de la guerre pour
le pétrole et le gaz. Outre lIrak, citons
entre autres le Caucase, la Colombie,
lAlgérie, le Nigéria, lAngola… Bref,
partout dans le monde où lon trouve
pétrole ou gaz, les Etats-Unis décident
que cela leur appartient, ils cherchent
à y installer leurs bases militaires et
provoquent ou excitent les guerres
quils jugent utiles à leurs intérêts.
Toute personne sensée se demandera
donc: les Etats-Unis ont-ils vraiment
besoin de tout ce pétrole pour
leurs usines et leurs voitures, en supposant
même quon doive conserver
lactuel modèle économique absurde,
gaspilleur et polluant, où le litre de pétrole,
sous-payé aux producteurs, est
en fait moins cher, hors taxes, que le
litre deau? Non, les Etats-Unis nont
pas besoin de tout ce pétrole. Les réserves
des gisements situés aux USA
sont entre trois et cinq fois supérieures
à celles de lAsie centrale. Et celles de
gaz naturel dix fois.7 Il ne sagit donc
pas dassurer, comme le gouvernement
US le dit à chaque guerre «la sécurité
des approvisionnements énergétiques».
Nouvelle question donc, aussi logique:
le pétrole est-il le but ultime des
Etats-Unis? Non, ce nest pas un but
en soi. Cest une arme, une possibilité
de chantage. Comme nous lécrivions
également dans Monopoly (p. 112):
«Qui veut diriger le monde doit
contrôler le pétrole. Tout le pétrole.
Où quil soit.» Dans la guerre économique
qui caractérise le capitalisme,
les Etats-Unis entendent détenir un
moyen de pression stratégique en
contrôlant lapprovisionnement énergétique
de leurs grands rivaux (Europe
et Japon) et celui dautres pays
risquant de se montrer trop indépendants.
Par exemple, si le pipeline allant
du Caucase vers lOuest est russe
et non turc ou macédonien, lEurope
aurait accès à un pétrole que
Washington ne contrôlerait pas. Aussi,
quand il sagit dinstaller des bases
militaires dans certaines régions pétrolières,
Washington nest pas pressée
dy inviter ses «chers alliés».
Ceci dit, le pétrole suffit-il à expliquer
cette guerre contre lAfghanistan?
Non, et les Etats-Unis connaissaient
bien la difficulté de conquérir
ce pays. Les Britanniques et les Soviétiques
sy cassèrent déjà les dents.
Imposer les bases militaires US au coeur de lAsie
En 1997, Zbigniew Brzezinski, déjà
cité, définissait laxe – clé de la politique
étrangère américaine: contrôler
lEurasie (Europe + Asie), soit 75%
de la population mondiale et 60% des
richesses économiques et naturelles.
Pour cela, il fallait affaiblir les rivaux
potentiels: Europe, Russie, Chine. Et
empêcher toute alliance entre eux.
Cest le continent asiatique qui
connaît et va connaître la plus forte
expansion. Et en Asie, la Chine excite
particulièrement les convoitises avec
son formidable marché potentiel et
son exceptionnel taux de croissance
de 9,8% ces vingt dernières années.
Sa production a presque triplé entre
1990 et 1999. Selon certaines estimations,
la part des USA dans le PIB
mondial continuerait à chuter – de
50% en 1945, puis 35% dans les années
60 et actuellement 28%, il descendrait
à 10 ou 15% vers 2020 et
serait alors rattrapé par celui de la
Chine.
Linfluence de cette Chine ne cesse daugmenter
Le rêve de Washington, cest de ramener
la Chine à létat de néo-colonie
et bien sûr de liquider le socialisme.
Rêve pas facile à réaliser, que ce soit
par les dollars ou par les menaces. Car
Pékin poursuit imperturbablement sa
propre stratégie: développement accéléré
tout en maintenant la coexistence
pacifique avec les Etats-Unis.
Cependant les dirigeants chinois ont
très bien compris lavertissement lancé
en 1999 lorsque les Etats-Unis ont
délibérément bombardé leur ambassade
à Belgrade. En réalité, ce qui
vient de commencer en Afghanistan,
cest lencerclement stratégique de
cette Chine trop rebelle et trop puissante.
La Chine constitue à notre avis lobjectif
majeur de Washington déjà dans
cette guerre. Pourquoi? Mais deux
autres puissances dAsie sont également
visées: la Russie et lIran. Certes,
la nouvelle bourgeoisie russe est
actuellement réduite aux seconds
rôles, ses moyens daction étant fortement
limités par la catastrophe sociale
et économique provoquée par la restauration
capitaliste. Cependant, elle
cherche à rejouer au plus vite un rôle
international de poids. En combinant
deux méthodes… Parfois sallier servilement,
à lOuest, parfois jouer sa
propre carte, pour se rendre plus «nécessaire
» et faire monter les enchères.
Ainsi, Moscou fait du commerce ou
noue des alliances avec des pays classés
«voyous» par Washington: Corée
du Nord, Iran, Irak, Syrie… Et Poutine
soppose au bouclier dit anti-missiles,
cest-à-dire à la relance dune ruineuse
course aux armements.
Que veut Washington, par exemple
en soutenant les milices islamistes séparatistes
en Tchéchénie? Profiter de
la brève période où la Russie est dans
le creux de la vague pour laffaiblir
durablement et lempêcher de redevenir
une rivale sérieuse.
La troisième puissance de cette région
que Washington cherche à déstabiliser,
cest lIran. Après avoir organisé
en 1952 le renversement du trop
indépendant premier ministre iranien
Mossadegh, après avoir soutenu la
sanglante dictature du Chah Pahlevi,
Washington encaissa une cuisante défaite
dans ce pays avec la révolution
islamique et anti-impérialiste de 1979.
Pour laffaiblir, elle a alors délibérément
provoqué la guerre Iran Irak
(80-88). Elle a également joué la carte
de lAfghanistan pour exacerber les
contradictions entre musulmans chiites
(Iran) et sunnites (Arabie Saoudite,
émirats du Golfe, Afghanistan,
Pakistan). Dans ce pays, Washington
misa sur la stratégie islamiste sunnite
du général Zia qui avait éliminé physiquement
le premier ministre Bhutto.
Cest notamment par lintermédiaire
des services secrets pakistanais que la
CIA utilisa les moudjahiddins
afghans. But: affaiblir lURSS, mais
aussi lIran.
Empêcher une alliance antihégémonique Chine – Russie – Iran
Bien sûr, le grand principe de toute
politique impérialiste reste «Diviser
pour régner». Sur ce continent asiatique,
voici ce que les Etats-Unis craignent
par dessus tout, explique encore
Brzezinski: «La Chine pourrait être le
pilier dune alliance anti-hégémonique
Chine – Russie Iran.»8
Une telle alliance sest ébauchée
avec le «Groupe de Shanghaï», qui
réunit la Chine, la Russie et quatre républiques
dAsie centrale: Kazakhstan,
Tadjikistan, Kirghizstan et Ouzbekistan.
Objet: coopération contre
les incursions du terrorisme islamiste
et collaboration économique. Une telle
coopération serait bienvenue pour
ces républiques, sinistrées elles aussi
par la restauration du capitalisme et la
destruction de lURSS. La production
industrielle du Kazakhstan et du Tadjikistan
a baissé de 60%. Selon les
propres experts de lUS Army, «une
telle faillite économique est comparable à lentrée en guerre du pays.»9
Commentaire dun analyste australien:
«Le nouveau Groupe de
Shanghaï pourrait bien émerger comme
une force puissante contre linfluence
des Etats-Unis dans la région.
Daprès lagence russe Interfax, lInde
et le Pakistan seraient intéressées à
rejoindre cette organisation.»10 Insupportable
pour les Etats-Unis, qui
nont jamais admis, nulle part dans le
monde, que sinstaure un «marché
commun» qui ne leur soit pas soumis.
Un autre stratège majeur, Henry
Kissinger expose la stratégie US: «Il
existe des tendances, soutenues par la
Chine et le Japon, à créer une zone de
libre échange en Asie. Une nouvelle
crise financière dimportance en Asie
ou dans les démocraties industrielles
accélerait certainement les efforts des
pays asiatiques pour mieux contrôler
leurs destinées économiques et politiques.
Un bloc asiatique hostile combinant
les nations les plus peuplées du
monde avec de grandes ressources et
certains des pays industriels les plus
importants serait incompatible avec
lintérêt national américain. Pour ces
raisons, lAmérique doit maintenir
une présence en Asie, et son objectif
géopolitique doit être dempêcher la
transformation de lAsie en un bloc
hostile (ce qui surviendrait très probablement
sous la tutelle dune de ses
grandes puissances.»11 Bref, diviser
pour régner. Car, dans la bouche de
Kissinger, le mot «hostile» signifie:
non soumis aux intérêts des multinationales
US.
Ainsi, ce nest nullement un hasard
si les Etats-Unis interviennent en
Afghanistan. Ils ont décidé dutiliser
ce pays, situé en plein coeur de lAsie,
comme base pour de futures actions
contre la Russie, lIran ou la Chine
voisines. Washington est intéressée
par lancienne base soviétique de Bagram
en Afghanistan, mais cest
plus facile – a déjà converti lOuzbekistan
en base militaire et veut prendre
le contrôle des aéroports du Turkmenistan.
But: chasser les troupes russes
de la région. Vraiment très utile, cette
guerre. Dautant que les Etats-Unis
sattendent à des difficultés autour de
leurs bases asiatiques actuelles:
Corée, Taïwan, Japon…
Linstallation des troupes US en
Ouzbekistan a été présentée comme
une mesure durgence décidée, après
les attentats. En réalité, cest déjà en
1999 que Washington y avait envoyé
ses bérets verts, accueillant aussi de
nombreux officiers dans les écoles
militaires US. En 1999 aussi, ce pays
avait été incorporé dans une alliance
militaire antirusse, le GUAM: Géorgie,
Ukraine, Azerbaïdjan, Ouzbekistan
et Moldavie. En fait, les Etats-Unis cherchent à établir, dans chaque
région stratégique, un Etat qui sera en
quelque sorte leur Israêl, leur porteavion.
Après le Kosovo et la Grande
Albanie, Azerbaïdjan et Ouzbekistan
sont les élus.
Dans le Caucase, Azerbaïdjan et
Géorgie se sont entièrement intégrées
dans la stratégie US. Par contre, les républiques
pétrolières dAsie centrale
sont plus réticentes, pesant le pour et
le contre dun rapprochement économique
et politique avec la Chine et la
Russie. Comment les faire basculer?
Rappelons cette maxime de lancien
ministre US James Baker: «Nous ne
devons nous opposer à lintégrisme
que dans la mesure de nos intérêts.»12
Bientôt, si ces républiques pétrolières
refusent de se soumettre, les
Etats-Unis les déstabiliseront totalement
en utilisant avec encore plus
dintensité les milices islamistes
basées en Afghanistan. Un scénario
déjà expérimenté au Kosovo: cest
juste à côté et avec laide de la base
militaire US de Camp Bondsteel que
les terroristes de lUCK ont attaqué le
sud de la Serbie fin 2000 et la
Macédoine au printemps 2001.
Aujourdhui, tous les pays dAsie centrale
sont plus ou moins engagés dans
une guerre contre ces milices panislamistes.
Dont la principale est le Mouvement
islamique de lOuzbekistan,
entraîné à Mazer-i-Sharif, qui abrite
aussi les milices actives en Tchétchénie
et dans le XingJiang chinois.
Grâce à la guerre contre lIrak, les
Etats-Unis ont pu implanter des bases
militaires dans le Golfe persique.
Grâce à la guerre contre la Yougoslavie,
ils se sont installés en Bosnie, au
Kosovo et en Macédoine. Cette fois,
ils espèrent sinstaller en Géorgie,
Azerbaïdjan, Turkménistan et Ouzbekistan,
tout en modernisant leur base
turque dIncirlik et celle dArabie.
Sils parviennent à conquérir une
position aussi avantageuse, ils seront
plus proches militairement de lIran,
du Pakistan et de la Chine et encercleront
mieux encore la Russie. Excellent
point de départ aussi pour de nouvelles
aventures vers le sud: Océan Indien,
Indochine…
Contrôler le pétrole de la Chine
Pourquoi Unocal et les autres firmes
US associées dans son consortium
sont-elles si intéressées à cette route
aghane du pétrole, assez risquée tout
de même? Le pétrole et le gaz dAsie
centrale sont déjà exportés vers lEurope.
Alors? Selon Bob Todor, viceprésident
dUnocal: «LEurope occidentale
est un marché difficile, caractérisé
par des prix élevés pour les produits
pétroliers, une population
vieillissante et une concurrence accrue
de la part du gaz naturel. De
plus, la région est soumise à une compétition
féroce.»13
Le marché asiatique intéresse donc
davantage Unocal car, explique encore
Todor, ce pipeline arriverait dans
lOcéan Indien et serait bien plus proche
des marchés-clés de lAsie: «Les
géants pétroliers US pourraient vendre
dans des marchés en forte expansion.
Les profits annoncés sont largement
plus élevés que ceux du marché
européen. Mais la construction ne
peut commencer que si un gouvernement
internationalement reconnu est
formé en Afghanistan.»
Unocal parle des profits quelle espère.
Mais ladministration US pense
aussi au chantage quelle pourrait
exercer sur léconomie chinoise. Pour
commencer à appliquer la stratégie
définie par Brzezinski et Kissinger
(voir plus haut), le pétrole est larme
rêvée. Parce que le développement
continu de lindustrie chinoise augmente
très fort ses besoins en pétrole
et en gaz. Une fois encore, qui
contrôle production et transport de ces
matières, contrôle aussi léconomie de
tous les pays qui en dépendent. Pékin
a vu le danger. Fin août 2000, Xia
Yishan, chercheur à lInstitut de
Recherche des Affaires intenationales
de Chine, écrit: «En raison
dune croissance économique
soutenue, notre pays a dû importer
de grandes quantités de pétrole
ces dernières années… Alors que
nous comptons investir à lextérieur
pour notre pétrole (…), le capital monopoliste
international, avec laide de
ses gouvernements, a mis la main sur
les plus grands marchés de pétrole et
de gaz dans le monde. Le capital monopoliste
occidental lutte avec agressivité
pour obtenir les ressources des
pays de lex-URSS. A coup sûr, tous
tenteront avec acharnement
dempêcher des compagnies chinoises
dobtenir ces ressources énergétiques.
Nous devons formuler au plus
vite notre propre stratégie: la production
interne est la solution fondamentale.»14
Et, après les attentats, la réaction de
Pékin est immédiate. Dès le 21 septembre,
Zhu Xingshan, sous-directeur
de lInstitut de Recherche du Centre
Economique de lEnergie, tire les
leçons: «Nous avions envisagé dinstaller
des pipelines pour augmenter
notre approvisionnement à partir de
lAsie centrale et de la Russie, et nous
avions déjà des accords avec la Russie.
Mais, suite aux attaques du 11
septembre, nous devons modifier cette
stratégie. Les attaques ont objectivement
fourni un prétexte aux Etats-
Unis pour entrer en Asie centrale.»15
Et de plaider, également, pour létablissement
rapide de réserves stratégiques,
pour des recherches plus poussées
sur la liquéfaction du charbon
«travail négligé durant de longues années
au vu des coûts élevés et des
dommages à lenvironnement. Mais
suite aux attques du 11 septembre,
nous devons changer notre façon de
voir ces choses.».
Vraiment pressés de trouver Ben Laden?
Pourquoi le chef de létat-major britannique
a-t-il déclaré, après deux semaines
de bombardements, que ce
conflit «pourrait durer 50 ans»16 En
fait, ils savaient depuis le début que
cette guerre serait longue, mais ils ont
dû attendre quelque peu avant de le
dire. Limportant était de déclencher
la guerre en manipulant lopinion et
en forçant leurs «alliés».
Très vite aussi, le ministre US
Rumsfeld sest mis à dire que peutêtre
on ne trouverait pas Ben Laden.
Pourquoi?
Parce que, si vous êtes une superpuissance
et que vous tenez absolument
à implanter vos bases militaires
en un point stratégique où elles ne
sont pas tellement désirées, vous devez
bien cacher votre jeu. Créer
dabord un problème en jetant de
lhuile sur le feu. Et veiller à ce quil
ne soit pas résolu de sitôt. Un
précédent: les USA ont promis un Kosovo
multiethnique et pacifié, mais en
réalité ils ont armé et excité lUCK
afin de déstabiliser la région pour
longtemps. Grâce à quoi ils ont pu y
installer leur plus grande base militaire
créée à létranger depuis la guerre
du Vietnam. Washington ne veut
pas dune solution, elle veut seulement
un problème. De longue durée.
Pour une superpuissance qui veut
dominer et exploiter le monde, plonger
délibérément les peuples dans la
souffrance nest pas un problème moral.
Juste un atout dans le grand jeu
stratégique. La définition de la barbarie
moderne, cest ça.
Préserver la domination US sur lArabie Saoudite
Si la guerre actuelle de Bush est une
guerre dattaque pour conquérir la domination
de lor noir en Asie centrale,
elle est en même temps une guerre de
défense pour sauver le régime saoudien,
allié décisif au Moyen-Orient.
En effet, Ben Laden est saoudien
comme la majorité des auteurs présumés
des attentats et aussi comme la
majorité des soutiens financiers à son
organisation Al Qaeda. Et en tête des
grands reproches de Bush à Ben Laden,
figure celui-ci: «Ils veulent renverser
les gouvernements existants
dans de nombreux pays arabes comme
lEgypte, lArabie Saoudite et la
Jordanie.»
Serait-ce une grande perte pour le
peuple dArabie Saoudite si disparaissait
ce régime corrompu et tyrannique,
la dernière féodalité au monde? Il
ne semble pas, même aux yeux du
New York Times: «Jusquà présent, le
flux de pétrole et dargent saoudien a
fait taire toute critique américaine
sérieuse à lencontre de la complète
corruption de la famille royale, de son
mépris de la démocratie et des répugnantes
violations des droits de
lhomme commises en son nom.»17 En
fait, il semble que seuls les Etats-Unis
y perdraient, toujours selon le même
journal: «Depuis des décennies, les
Etats-Unis et lArabie saoudite ont
tiré profit de ce marché sans état
dâmes au coeur de leur relation:
lAmérique recevait le pétrole pour
faire tourner son économie et lArabie
Saoudite la protection de la puissance
militaire américaine.»
Exact. En lan 2000, lArabie a vendu
plus de soixante milliards de dollars
de pétrole sur les marchés mondiaux.
La moitié du total du Moyen-
Orient. Lintérêt pour Washington,
cest quau lieu de réinvestir ces pétrodollars
sur place, de créer une industrie
locale et un développement social,
comme lIrak avait tenté de le
faire, la dynastie saoudienne les dépense
dans un luxe insensé, mais surtout
à Wall Street et dans les bons du
trésor américain. Epongeant ainsi une
part du considérable déficit US. Le
Koweït et les Emirats Arabes font pareil.
En outre, contrôler les cheikhs et
les émirs permet à Washington de
maintenir le cours du pétrole libellé en
dollars et non en euros.
Tout va bien, donc? Sauf que même
une partie des riches dArabie contestent,
reconnaît un autre grand éditorialiste
US, William Pfaff: «LArabie
Saoudite est aussi attaquée par les enfants
de lélite saoudienne, tels Mr.
Ben Laden (…) ennemis déclarés à la
fois de lAmérique et de leurs propres
dirigeants quils affirment corrompus.»18 «Largent des terrroristes»
vient bien de là, confirme le New York
Times: «Ils sont lélite de la société
saoudienne, des hommes prospères et
respectés avec des investissements qui
couvrent le monde entier et une réputation
de générosité. Mais le gouvernement
US affirme à présent quune
des plus importantes personnalités
Yasi al-Qadi et beaucoup dautres citoyens
saoudiens influents ont transféré
des millions de dollars à Osama
Ben Laden.»19
Quels intérêts économiques peuvent
expliquer ce conflit? En fait, Ben Laden
appartient à une riche famille
daffaires. Est-ce une bourgeoisie nationale
ou seulement une autre fraction
de laristocratie féodale? En tout
cas, il apparaît quelle entre à présent
en contradiction avec la dynastie
royale et avec les Etats-Unis. Parce
que les 5000 membres de lélite dynastique
nont pas créé dindustrie et
bloquent le développement économique
du pays en se contentant de placer
mille milliards de dollars dans les
banques étrangères.
Ce nest dailleurs pas le seul endroit
du tiers-monde où des classes
dominantes, autrefois privilégiées par
les USA, finissent par se heurter à leur
spoliation sans limites. On la vu chez
les «tigres» dAsie du Sud-Est, en
Corée du Sud, en Malaysie…
Mais lArabie nest-elle pas un pays
où tout le monde est riche et donc sans
conflits de classes? En réalité, la forte
baisse des prix du pétrole ces dernières
années a entraîné celle des revenus
des citoyens ordinaires. De
16 000 $ au début des années 80, le
revenu annuel par tête est tombé
aujourdhui à 7000 $. Avec une polarisation
croissante entre riches et pauvres,
remarquée même par le Financial
Times: «Les quartiers riches de
Riyad, avec leurs luxueuses boutiques
au style US, contrastent fortement
avec la pauvreté du sud de la ville où
certaines femmes mendient dans les
rues.»20 35% des hommes sont sans
emploi. Et 95% des femmes. Il ny a
guère dindustrie pour absorber cette
armée de chômeurs en expansion.
Dans cette lutte pour le pouvoir, les
divers clans saoudiens utilisent la religion
comme instrument. Mais aussi le
ressentiment provoqué dans la jeunesse
par loppression de la Palestine
et la présence des troupes US, considérés
comme des occupants. 5000 officiellement,
mais cinq fois plus selon
dautres sources. Cibles, déjà, de plusieurs
attentats. Dont celui de 1996
près de Dahran (19 soldats US tués).
La majorité de la population saoudienne
souhaite diminuer lemprise
US sur le pays. Ben Laden fournit une
expression à ce courant, renforcé encore
après le 11 septembre.
Revenons à la question clé: où faut-il
placer les pétrodollars? Les pays arabes
doivent-ils rester de simples pions
US ou rechercher leur propre développement?
Cest exactement la même
contradiction quavait soulevée Saddam
Hussein en février 1990. Parlant
devant les chefs dEtat du Conseil de
Coopération Arabe (Irak, Arabie Saoudite,
Egypte et Jordanie), il avait demandé
le retrait des troupes US de la
région: «Si les peuples du Golfe, avec
tous les Arabes, ny veillent pas, la région
du Golfe Arabe sera gouvernée
par les Etats-Unis.» Et il proposait des
accords régionaux de coopération économique.21
Le crime majeur! Proposer que les
peuples dune région et quelle région!
sorganisent en fonction de
leurs intérêts propres et non de ceux
des multinationales US! Cest cela évidemment
qui a provoqué la terrible punition
infligée à lIrak. Washington a
voulu infliger un exemple de destruction
totale pour intimider à jamais toute
bourgeoisie arabe tentée de suivre
une voie indépendante.
Mais Washington risque-t-elle réellement
de perdre sa position dominante
en Arabie Saoudite? Oui, répond
un expert de lAdvanced Strategic
and Political Studies de Washington:
«En 1995, lArabie Saoudite a
failli basculer dans la guerre civile,
en raison dune lutte interne de pouvoir
qui ne fut guère remarquée en
Occident (…) entre le prince royal
Abdullah et son rival et beau-frère, le
prince Sultan. Celui-ci pria lautorité
religieuse suprême, lUlema, de soutenir
ses aspirations au trône. Mais
lUlema refusa. Abdullah consolida
alors sa position en demandant à la
garde nationale bédouine dengager
de très spectaculaires manoeuvres
militaires.»
Le conflit nest pas terminé: «Plus
longtemps Ben Laden parviendra à
échapper aux bombes américaines,
plus il stimulera lesprit de résistance
parmi ses partisans saoudiens. Dans
cette situation, le prince héritier Abdullah
(…) pourrait bien rechercher
labdication du roi Fahd. Lui et la famille
royale auront alors un choix difficile:
affronter Ben Laden ou conclure
un grand compromis. Il pourrait
décider de mener les troupes bédouines
de la Garde Nationale saoudienne
dans une grande bataille contre les
supporters de Ben Laden. Une grande
bataille inter-wahabbite sans précédent,
pratiquement une guerre civile.
Ou bien il pourrait inviter
lAmérique à retirer ses forces du
pays. Un tel compromis réduirait fort
linfluence des membres de la famille
royale considérés comme les alliés de
lOuest.»22
Dilemme pour Washington aussi.
Ce nest certainement pas pour rien
que Bush a fait arrêter des enquêtes du
FBI qui menaient vers certains soutiens
saoudiens de Ben Laden.
En fait, cest dans lensemble du
Moyen-Orient que Washington se
trouve face à une forte contradiction:
il ne veut et ne peut renoncer ni à
Israël, ni à lArabie Saoudite. Le premier
est son pion militaire majeur; en
fait, cest tout simplement une extension
de larmée US. Mais Israël ne
peut se maintenir quen opprimant les
Palestiniens et en menaçant ses voisins.
Dautre part, lArabie Saoudite
est son pion économique majeur pour
conserver les revenus du pétrole dans
ses propres caisses. Or les dirigeants
saoudiens, comme les autres dirigeants
arabes sont confrontés à la
pression de la lutte du peuple palestinien.
La seule véritable lutte de masse,
la seule qui exclue tout compromis
pourri dont sont friands les classes
privilégiées, arabes et autres.
LIntifada est le cauchemar de
Washington. Et lespoir de tous les
peuples.
Militariser léconomie comme «solution» à la crise
En dépit de certaines circonstances
favorables, les crises conjoncturelles
du capitalisme occidental se succèdent
à intervalles de plus en plus
rapprochés. En outre, plusieurs régions
dites «prometteuses» se sont effondrées
lune après lautre: les «tigres
» asiatiques, la Russie, lAmérique
latine
A chaque fois, les analystes
financiers ont craint que Wall
Street et tout le système mondial
soient entraînés dans une récession
catastrophique. Beaucoup nexcluant
pas une réédition du krach de 1929 et
considérant avec crainte le ralentissement
de léconomie, entamé fin
2000…
De toute façon, même sil échappe
au krach pour cette fois, le capitalisme
occidental ne fait que retarder son
problème. Puisquil reporte toujours
davantage le poids de la crise sur le
tiers monde et sur les pauvres. Mais
cette «solution» crée un problème
plus grand encore: comment les multinationales
pourront-elles vendre à
ceux quelles ont appauvris? Cela
sappelle scier la branche sur laquelle
on est assis.
Le fossé riches pauvres nest pas
seulement une injustice immorale; il
est aussi un problème économique insoluble
pour le capitalisme. Dun
côté, existent des capacités de production
sans précédent et sans cesse
croissantes; de lautre côté, un écart
toujours plus grand entre ceux qui
produisent et ceux qui devraient consommer.
Neuf personnes sur dix sont
aujourdhui dans le besoin, et les programmes
de la Banque Mondiale ou
du FMI ne cessent daggraver cela. Ce
nest pas ainsi quon fabrique des
clients qui feront tourner léconomie
globale.
Avant même les attentats, léconomie
US (le modèle à ce quil paraissait)
venait de perdre un million demplois
en un an. Et les entreprises technologiques
(lavenir de la Bourse,
nous avait-on dit) étaient en chute libre.
Comment les relancer? Pour les dirigeants
US, il ny a pas trente-six
moyens. Gonfler le carnet des commandes
militaires est la méthode qui a
été employée à chaque fois que léconomie
US était menacée de récession
et quil fallait «sortir de la crise».
A lépoque de la guerre du Vietnam,
quinze économistes US réputés écrivaient:
«Il est impossible dimaginer
pour léconomie un substitut à la
guerre. Aucune technique (nest)
comparable en terme defficacité
pour maintenir un contrôle sur lemploi,
la production et la consommation.
La guerre était et reste de très
loin un élément essentiel à la stabilité
des sociétés modernes. (Le secteur
militaire) constitue le seul secteur
dimportance de léconomie globale
assujetti à un contrôle complet et discrétionnaire
des autorités gouvernementales.
La guerre, et la guerre seule,
est capable de résoudre le problème
des stocks.»23
La paix est donc lennemi. A la fin
de son mandat, Clinton avait appelé à
augmenter de 70% en six ans le budget
militaire US bien quil dépasse
déjà, à lui tout seul, celui de toutes les
autres grandes puissances militaires
réunies. Bush a continué dans la voie
ainsi tracée avec le National Missile
Defence (NMD), le super-bombardier
JSF et dautres programmes militaires.
Cette militarisation de léconomie
poursuit deux objectifs. Premièrement,
puisquil y a défaillance de la
consommation privée comme moteur
de léconomie, la remplacer par
dénormes programmes de commandes
publiques darmements. Il faut savoir
que le «complexe militaroindustriel», comme on dit, ne se limite
nullement aux seuls marchands de canons
au sens traditionnel, mais englobe
également les multinationales
«classiques»: Ford, General Motors,
Motorola, les sociétés technologiques…
Deuxièmement, utiliser davantage
encore la force militaire pour
accaparer les richesses de la planète.
Au détriment certes des peuples du
tiers monde, mais aussi au détriment
de ce que Washington appelle ses
amis et qui sont en réalité ses rivaux
dans le partage du monde.
Le «bouclier anti-missiles» (NMD)
en est lexemple parfait. Dabord, ce
nest pas un «bouclier», mais bien une
arme offensive. Elle permettra aux
Etats-Unis dattaquer tous les pays
quil leur plaira sans craindre de riposte.
Ensuite, il garantit une manne
de bénéfices plantureux pour le complexe
militaro-industriel.
Enfin, le NMD permet aux Etats-Unis, en relançant la course aux armements,
de creuser un écart plus grand
encore et daffaiblir leurs rivaux militaires
potentiels: Europe, Russie, Chine.
Déjà, lUnion Européenne a décidé
demboîter le pas en créant une
industrie militaire unifiée et en augmentant
les budgets en vue de lEuro-Armée.
Briser la résistance du Tiers Monde et la lutte anti-mondialisation
Partout, croît la résistance à la mondialisation
impérialiste. Parmi les
peuples du tiers monde, mais aussi
dans les pays riches.
Le tiers monde dabord. Des pays
très divers, mais qui ont en commun
de refuser de se mettre à genoux…
Cuba défend son socialisme. LIrak
résiste toujours, malgré dix ans dembargo
et de bombardements. Le nouveau
Congo tente de préserver son indépendance.
Les Coréens, des deux
côtés, aspirent à la réunification et à la
paix. Et des mouvements révolutionnaires
progressent à nouveau, inspirés
par un projet de société alternatif: Colombie,
Népal, Inde, Philippines,
Mexique…
Le Nord de lAmérique latine inquiète
particulièrement Washington
qui craint de voir sy former un triangle
progressiste: Colombie, Venezuela,
Equateur. Ce triangle sortirait
Cuba de son isolement et bouleverserait
le rapport de forces dans tout
le continent, offrant un appui et de
nouvelles perspectives aux luttes populaires
du Brésil et dArgentine.
Dans ce monde de guerres et de
révoltes, lIntifada a constitué un facteur
très important. Si lOtan a réussi à
infliger une défaite aux Serbes, les Palestiniens
ont montré, eux, quun peuple
finit toujours par se relever. Que
les oppressions les plus fortes ou les
trahisons les plus pernicieuses ne peuvent
venir à bout de lesprit de résistance.
Là où il y a oppression, il y aura
toujours résistance. La deuxième Intifada
a fortement renforcé la colère des
masses arabes et musulmanes.
Dans les pays industrialisés, aussi,
la résistance vient de connaître un
développement très important. Avec
Seattle et Gênes, une nouvelle génération
sest lancée dans la lutte. Jeune,
combative, inventive. Alors que la
gauche traditionnelle et le mouvement
ouvrier sétaient laissés endormir par
les promesses dun monde meilleur à
condition de ne pas combattre le système,
voici le réveil. Un mouvement
de masse: des jeunes surtout, implantés
dans de nombreux pays et avec un
début de coordination, ne tolèrent plus
linjustice, le pillage du tiers monde,
la destruction de la planète, ils proclament
«quun autre monde est possible» et se battent pour le préparer tout
de suite, en inventant leurs propres
modes de lutte.
La génération Internet. Une arme
nouvelle et formidable qui permet à
des millions de jeunes de sinformer et
dinformer en dehors des médias dominants.
«Dont hate the media. Be
the media.» (Ne haïssez pas les
médias. Soyez les médias), propose la
nouvelle agence Indymedia, qui fut à
la pointe de cette info alternative à
Gênes et, à cause de son succès, la cible
des matraques de Berlusconi.
Après IndyMedia Belgique, des sections
se sont créées ou se préparent
dans les autres pays européens.
Grâce à Internet, les cyber-activistes
ont réussi de spectaculaires mobilisations
internationales, mettant en difficulté
la Banque Mondiale, lOMC et
autres FMI, habitués à régler le sort
des peuples hors la présence de ceux-ci.
Le huis clos a vécu. Le débat sur
lavenir de la planète est devenu…
global. Et quand on lit les documents
de la Banque mondiale ou des services
policiers US, on mesure combien
ils craignent ce nouveau mouvement
et son efficacité internet. Bien sûr, ce
mouvement est très divers, ce qui en
fait dailleurs la richesse et lampleur.
Bien sûr, les gouvernants occidentaux
tentent déjà de le récupérer en lui proposant,
après les matraques, le «dialogue». Tentant de les persuader quil
ne faut pas dénoncer le système actuel
mais seulement lui ajouter quelques
touches plus humaines et plus participatives.
Et, bien sûr, ce mouvement aura à
résoudre plusieurs questions délicates…
Comment réussir la jonction
avec le mouvement ouvrier, avec ces
luttes actuelles des travailleurs, victimes
un peu partout en Europe de la
même logique? Comment surmonter
le barrage que posent encore des dirigeants
syndicaux généralement crispés
à légard de ces jeunes et de toute
remise en cause trop sérieuse de lEurope
des multinationales? Comment
élargir le mouvement antimondialisation
en un mouvement anti-guerre, ce
quont déjà réussi les jeunes Grecs et
les jeunes Italiens (150 000 manifestants
anti-guerre en Italie en octobre
2001), mais qui prend davantage de
temps en France et dans dautres pays
européens? Enfin, comment définir
plus clairement cet «autre monde»
auquel ils aspirent, en tirant les leçons
des sociétés socialistes, mais de façon
objective et sans se laisser impressionner
par les bilans déformés quon
en dresse, non sans arrière-pensée?
Lavenir du mouvement dépendra
des réponses à ces questions. Et de
celle-ci, tout dabord: participer au
système ou le contester radicalement?
Les chants de sirènes ne manquent
pas. Face à la contestation et à sa popularité,
les dirigeants du capitalisme
occidental ne cessent de répéter quils
ont compris le message et vont en tenir
compte. Mais dans la réalité, cest
linverse qui se produit. Alors que la
privatisation tous azimuts et la destruction
des protections étatiques se
sont avérées catastrophiques pour les
pays du tiers monde, à chaque négociation,
les pays riches essaient dimposer
le même «remède» quavant.
100 des 142 pays membres de
lOMC ont affirmé que les accords
déjà réalisés (commerce, propriété intellectuelle,
services, etc) sont déséquilibrés
et favorables aux pays riches.
Malgré cela, dirigeants et
médias occidentaux ne cessent de
répéter quil faut poursuivre dans la
même direction et généraliser à
dautres matières. Que le salut viendra
de louverture totale du marché.
En réalité, ce remède est un poison,
explique Raoul Jennar, analyste de
lONG Oxfam: «Permettre aux investisseurs
et en particulier aux sociétés
transnationales de se comporter partout
comme bon leur semble, mettre
les entreprises nationales en concurrence
avec les firmes transationales,
imposer aux pays du Sud des contraintes
en matière denvironnement
alors que les gros pollueurs sont au
Nord, telles sont quelques uns des intentions
de lUnion européenne. Le
colonialisme historique a trouvé de
nouveaux instruments pour se perpétuer.»24
La nécessité de former un front international
Mais, dores et déjà, la naissance de
ce mouvement antimondialisation est
un événement dune importance historique,
dépassant probablement celle
de Mai 68. Aujourdhui, il devient
possible de créer un front international
contre linjustice et contre la guerre.
Réunissant le Nord et le Sud, le
combat du tiers monde et celui des
progressistes des pays riches.
Contre la guerre du Vietnam, un tel
front avait permis de faire reculer la
plus puissante armée du monde et
darrêter ses crimes. Aujourdhui,
cest plus nécessaire encore. Car trois
tâches urgentes simposent à la gauche
mondiale et il faut absolument les
entreprendre en unissant toutes les
forces:
- Arrêter les nombreuses guerres en préparation.
- Empêcher la criminalisation des mouvements de libération du tiers monde.
- Empêcher de même la criminalisation du mouvement antimondialisation dans les pays du Nord.
Nous mobiliser contre une guerre «sans limites»
La guerre déclenchée en octobre
2001 sera très longue. Elle ne
sachèvera pas avec un changement
de pouvoir à Kaboul, ni même, sils y
arrivent durablement, par une occupation
transformant lAfghanistan en un
protectorat US ou international.
Peu après le 11 septembre, le vice-ministre
US de lArmée Wolfowitz
avait réclamé quon frappe non seulement
lAfghanistan, mais aussi les
«bases terroristes en Irak et dans la
vallée de la Bekaa au Liban».25 Parlant
même de «terminer (sic) les Etats
qui soutiennent le terrorisme». La liste
de ces Etats à terminer comprend
lAfghanistan, mais aussi lIrak, le
Soudan et même la Syrie ou la Corée
du Nord.
Plus tactique, le ministre des Affaires
étrangères Colin Powell a fait
comprendre que les Etats-Unis narriveraient
à rien en attaquant de tous les
côtés à la fois. Quil fallait construire
un «front contre le terrorisme» le plus
large possible, essayant dy inclure les
pays arabes, la Russie, voire la Chine.
Powell pensait que ce front serait rendu
impossible par une attaque rapide
contre lIrak (que soutiennent la majorité
des Arabes). Les Européens se
sont rangés à la ligne Powell. Les pays
– cibles seront donc attaqués un par
un.
Combien de temps cela durera-t-il?
Le vice-président US Cheney parle
dune guerre «qui durera plus longtemps
que nos vies». Le chef détatmajor
adjoint affirme que les Etats-
Unis nont pas planifié des opérations
militaires dune telle ampleur depuis
la Seconde Guerre mondiale.
Marketing oblige, les dirigeants des
Etats-Unis avaient dabord baptisé
leur guerre du beau nom de «Justice
sans limites». Ils ont dû très vite retirer
le premier mot. Mais les deux
autres sont parfaitement adaptés: nous
sommes entrés en effet dans une guerre
sans limites. La guerre globale.
Et cest bien une guerre pour imposer
la mondialisation. En 2000, le président
de la société française darmements
Aerospatiale avait annoncé, à la
recherche de commandes bien sûr: «Il
faudrait être aveugle pour ne pas voir
les prémices dune guerre froide étendue
à léchelle de la planète. Il est
clair que la mondialisation nest pas
seulement celle de léconomie.»26
Guerre froide? Un euphémisme. Les
victimes qui sont au Sud, il est vrai
ne la trouvent pas si froide. Et il y en
aura de plus en plus. Lorsquil déclencha
les bombardements sur lIrak en
1991, le père Bush avait solennellement
promis que cette «dernière guerre» permettrait dinaugurer un Nouvel
Ordre mondial de justice et de paix.
Depuis, il ny a jamais eu autant de
guerres: Bosnie, Somalie, Yougoslavie,
Macédoine, Caucase, Congo, Colombie,
Afghanistan et dautres… Et
Bush II fait tout pour accélérer encore
ce rythme infernal.
Suite article suivant
- www.villagevoice.com.
- Le Figaro, 31 octobre, p. 2.
- BBC, 18 septembre 2001.
- Michel Collon, Monopoly – LOtan à la conquête du monde, Bruxelles, EPO, 2000, pp. 120-122.
- Guardian, www.sfbg.com/reality/04.
- Los Angeles Times, 4 août 1996, p. 2.
- BP Statistical Review of World Energy; US Geological Survey World Petroleum Assessment; Foreign Affairs, septembre 2001, p. 123.
- Z. Brzezinski, Le Grand Echiquier, Paris, Fayard, 1997, p. 263.
- N. Masanov, Central Asia Faces Political Instability, Institute of War and Peace, 9 janvier 2001.
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- Sitaram Yechury, America, Oil and Afghanistan, The Hindu, 13 octobre 2001.
- Xia Yishan, My view on Chinas Energy Situation, Beijing Renmin Ribao, version Internet du quotidien du CC du Parti communiste chinois, 10 août 2001.
- People Daily, english.peopledaily.com.cn/20010921
- John Pilger, War on terror: the other victims, 29 octobre.
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- Philanthropist or Fount of Funds for Terrorists?, New York Times, 13 octobre 2001.
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- La Paix indésirable? Rapport sur lutilité des guerres, Calmann-Lévy, France, 1984.
- Solidaire, 7 janvier 2001.
- New York Times, 20 septembre 2001.
- Le Figaro, 13 juillet 2000, p. 12.