Les caissières peuvent-elles entrer en lutte?
Les caissières peuvent-elles entrer en lutte?
Réflexions à partir d’une expérience de grève en France
Le travail de vendeuse de grand
magasin est une activité mal payée, peu valorisée
et réservée très majoritairement aux femmes. Pour
Marlène Benquet, qui signe cet article, il présente tous
les signes de la «stabilité précaire»: dans
la règle, un contrat de durée indéterminée,
mais des horaires hyper-flexibles et une soumission absolue à
l’encadrement. L’expérience de la grève de
Carrefour Grand Littoral (Marseille) conduit cette auteure à se
demander comment des mobilisations sociales d’envergure sont
possibles dans de telles conditions de précarisation salariale
et de faiblesse syndicale. En effet, il ne suffit plus d’affirmer
péremptoirement que les conditions contemporaines du travail et
de l’emploi rendent de plus en plus difficiles les
résistances sociales. (réd.)
La période inaugurée par la fin de ce que Jean
Fourastié a appelé de façon controversée
les «Trente glorieuses» se caractérise par une
évolution majeure des conditions de l’emploi et de la
structure du salariat. D’une part, les femmes sont entrées
massivement sur le marché de l’emploi. Elles
représentaient 34% des actifs en 1962 contre plus de 45% en 2004
et le taux d’activité des femmes âgées de 25
à 49 ans est passé de 58 à 81% entre 1975 et 2003.
D’autre part, de 1982 à 2002, la tertiarisation des
emplois s’est poursuivie, essentiellement au détriment des
emplois industriels. L’emploi dans le secteur tertiaire occupait
en 2003 près des trois quarts des actifs-ives contre 60% en
1982. Enfin, la remise en cause de la norme de l’emploi stable et
le développement consécutif des formes d’emplois
atypiques caractérisent cette période de
généralisation de la précarité salariale.
Les emplois atypiques représentaient en 1990 16% de
l’emploi total contre 25% en 2001.
Conditions de travail et d’emploi modifiées
Ce triple mouvement de féminisation, de tertiarisation et de
précarisation structure le visage contemporain du marché
de l’emploi et rend compte de ce que Robert Castel nomme la
«crise de la société salariale». Car, loin de
s’opérer au profit d’une réduction des
inégalités sociales, ces mutations ont engendré
une augmentation des inégalités dynamiques et ont conduit
à la structuration d’un nouveau rapport social à la
pauvreté. Comme le relève Paugham: «Même si
le risque d’exclusion est toujours inégalement
réparti, l’insécurité sociale, dans son
double sens, est, à bien des égards, transversale
à la société salariale et constitue en quelque
sorte le terreau d’un nouveau rapport social à la
pauvreté, fondamentalement différent de celui qui
caractérisait la période des Trente Glorieuses».1
La pauvreté n’est plus l’apanage d’une
minorité de marginaux, elle devient un risque pour une
majorité de salarié-e-s.
Par ailleurs, ces trois mouvements ne sont pas indépendants les
uns des autres. Si les femmes assurent l’essentiel de
l’augmentation des forces productives depuis trente ans en
Europe, elles ont massivement investi les emplois précaires des
secteurs des services. Les processus de ségrégation
verticale et horizontale des femmes dans l’emploi ont conduit
à la création d’un groupe de petites
employées précarisées qui apparaît autant
comme une catégorie salariale que sexuelle. Le sous-emploi et la
précarité sont en effet fortement sélectifs. Par
le biais du travail à temps partiel, ils touchent massivement
les femmes. La profession de caissières
d’hypermarchés se structure au carrefour de ces
transformations.
Les mutations contemporaines de l’emploi déstabilisent
ainsi l’ensemble du salariat tout en concourant à la
création d’une catégorie de femmes pauvres,
occupant dans les services des emplois «atypiques».
Recul des résistances sociales
La description des évolutions du salariat s’est
doublée de celle de ses effets sur le terrain des
résistances sociales et des formes de représentation des
classes populaires. L’affaiblissement des sentiments
traditionnels d’appartenance de classe,
l’émiettement de la classe ouvrière, la
déstructuration des collectifs de travail semblent affaiblir les
représentants traditionnels des classes populaires (CGT, PC) et
instaurer les conditions d’un recul des mouvements sociaux. Les
taux de syndicalisation se sont effondrés, la CGT a vu ses
effectifs divisés par cinq entre 1945 et 2003 et ne rassemble
plus aujourd’hui que 20% des salarié-e-s syndiqués.
Le reflux de la conflictualité inaugurée dans les
années quatre-vingts a parachevé cette grille de lecture
de l’état du salariat contemporain. Objectivement
déstabilisées par de nouvelles conditions d’emploi,
les classes populaires ne semblaient plus subjectivement capables de se
constituer en sujet de résistances sociales et de se doter
d’une représentation syndicale et politique.
Le modèle théorique issu de ce double constat est
à la fois descriptif et explicatif. Les conditions
matérielles de l’emploi décrites par la sociologie
du travail sont le fondement explicatif du reflux de la
conflictualité observé par la sociologie des
mobilisations. La relation causale entre l’emploi et les
mobilisations devient ainsi dynamique. Si, dans un premier temps,
l’état de l’emploi explique l’état des
mobilisations, dans un deuxième temps, le reflux des
mobilisations favorise en retour une dégradation de plus en plus
importante des conditions d’emploi.
L’intelligibilité théorique se paye ainsi du
relatif enfermement dans modèle théorique
nécessairement prédictif. Il nous conduit à
affirmer que compte tenu des liens existants entre l’emploi et
les mobilisations, les résistances sociales sont pour le moins
«improbables».
Improbable remontée de la conflictualité
Mais la pertinence de ce paradigme interprétatif est
entamée par l’actuel «renouveau des conflits
sociaux». En effet, si les années 1980-2000 ont
été marquées par une baisse importante du nombre
de jours de grève annuels, on assiste depuis 1999 à une
reprise quantitative des conflits sociaux, aussi bien du point de vue
de leur taux de participation que du nombre de jours non
travaillés. Les grèves sont légèrement plus
nombreuses que durant la période précédente, plus
longues et mieux suivies. De plus, si l’on intègre les
arrêts de travail inférieurs à deux jours, les
débrayages, les grèves du zèle et les
grèves perlées, on constate ces dix dernières
années une intensification majeure de la conflictualité.
Entre 2002 et 2004, 10 % des établissements ont connu un
débrayage contre 7,5 % entre 1996 et 1998 ce qui signifie que
38,8 % des salariés ont été concernés par
un conflit collectif entre 1996 et 1998 contre 47,2 % entre 2002 et
2004 (enquête REPONSE de la Dares 2004-2005). Cette
remontée quantitative des luttes sociales se double de leur
modification qualitative. La dernière décennie se
caractérise par un déplacement des sujets des
mobilisations. D’une part, des secteurs du salariat
traditionnellement extérieurs aux mobilisations collectives ont
participé à d’importants mouvements sociaux. La
Fnac, Castorama, certaines sociétés de nettoyage,
Maxilivre, Monoprix, McDonald’s, pour n’en citer que
quelques-unes, ont connu des grèves longues et relativement
suivies. Ces branches professionnelles, où la conjonction
d’un statut d’emploi précaire, d’un fort taux
de féminisation et d’une relative faiblesse syndicale
freinait les possibilités objectives de participation à
un conflit social, sont devenues des lieux de contestation salariale.
Ces conflits «improbables» au regard du statut
d’emploi des salarié-e-s concernés le sont de moins
en moins d’un point de vue statistique.
La grève des caissières de Carrefour Grand Littoral
s’inscrit dans ce double contexte de remontée et de
déplacement des conflits sociaux. Sorte d’aberration
sociologique au regard du modèle théorique liant
précarité et reflux des luttes sociales, elle nous
conduit à tenter de répondre à la question:
comment se met en place un collectif mobilisé dans un contexte
d’emploi favorisant l’individualisation et la
précarisation du rapport au travail?
Grève dans un contexte de précarité salariale
Le premier février 2008, l’intersyndicale FO-CFDT-CGT
appelait à une journée nationale de grève dans la
grande distribution pour l’augmentation des salaires. 83% des
hypermarchés participèrent au mouvement. Le deux
février, les caissières de Carrefour Grand Littoral
(Marseille) refusaient de reprendre le travail et entamaient une
grève de quinze jours pour demander une prime exceptionnelle de
deux cent cinquante euros, l’augmentation du prix des
tickets-restaurants et le passage des salarié-e-s
employés à temps partiel contraint à temps complet.
Le magasin fut totalement fermé et occupé durant deux
semaines et le centre commercial dans lequel se trouve
l’hypermarché fut bloqué à deux reprises par
les employés, chaque fois pour une durée de vingt-quatre
heures. Le 17 février, l’organisation syndicale
majoritaire – la CFDT – négociait avec la direction
un protocole de fin de grève sans que les revendications
n’aient abouti. Malgré leur désaccord avec cette
démarche, les caissières reprirent le travail, signant la
fin d’une des premières grèves «dures»
dans le secteur de la grande distribution.
Comprendre les conditions de possibilité d’un tel conflit
suppose d’abord de déterminer les caractéristiques
du rapport à l’emploi et au travail de ces
caissières. Nous n’exposerons que les
éléments dont nous pensons qu’ils rendent
intelligibles la mise en place d’une mobilisation collective.
Devenir caissière: l’entrée dans «la stabilité précaire»
La très grande majorité des salariées ne
considère pas l’entrée dans l’emploi de
caissière comme le produit d’un choix positif. Souvent peu
ou pas diplômées, elles font état d’un
parcours scolaire puis professionnel discontinu, fréquemment
interrompu par des grossesses (congé maternité ou
congé parental) et des périodes de chômage suite
à un licenciement ou à l’achèvement
d’un CDD. Mères de famille, elles tentent de concilier les
tâches domestiques qu’elles assument souvent seules et la
nécessité économique d’un revenu plus
substantiel que les aides étatiques.
Sur les trente-cinq caissières interrogées, trente-deux
ont des enfants, et douze les élèvent seules. Parmi les
vingt caissières vivant en couple, quatorze ont un conjoint
travaillant en équipes, et expliquent assumer la
quasi-totalité du travail domestique. Le choix de devenir
caissière émerge donc comme un compromis possible entre
deux ordres de contraintes: la faiblesse des capitaux scolaires et
sociaux à faire valoir sur le marché du travail et des
possibilités limitées d’investissement dans
l’emploi compte tenu de charges familiales lourdes.
L’entrée dans l’emploi est davantage vécue
comme la location ponctuelle de sa force de travail que comme
l’accès à une véritable profession.
En effet, l’emploi n’est jamais décrit comme un
métier, une profession, une vocation, mais comme un
«boulot», un «travail comme un autre» dont on
souligne la nécessité formelle. «Faut bien bosser,
alors ça ou autre chose.» On n’est pas
caissière, on fait de la caisse. Et c’est un
«faire» qui ne suppose pas de «savoir-faire»
puisque «c’est pas sorcier, y’a pas besoin
d’avoir fait polytechnique pour rendre la monnaie». Aux
différentes étapes de l’entrée en
l’emploi, les compétences nécessaires à
l’accomplissement des différentes tâches prescrites
sont invisibilisées. Le recrutement s’opère sans
référence à des compétences, et la
période de formation est présentée comme un simple
accompagnement. L’apprentie caissière travaille durant
quinze jours aux côtés d’une plus ancienne qui est
censée la surveiller et l’aider.
L’apprentissage effectif du fonctionnement de la caisse, des
règles du magasin et de la gestion relationnelle des clients
n’est pas pensé comme un processus d’acquisition de
compétences. Tout se passe comme si le métier de
caissière ne supposait aucun savoir-faire et ne
s’apprenait pas. Or les licenciements fréquents lors des
premières semaines de travail pour cause d’erreur de
caisse ou de mauvaises relations avec la clientèle
témoignent des difficultés d’acquisition de
l’ensemble des compétences nécessaires au maintien
dans l’emploi. Le travail sert ici de support à une
identité salariale valorisée, mais non à une
identité professionnelle définie par les
caractéristiques mêmes du travail de caisse. Le groupe des
caissières n’est pas un corps de métier porteur de
savoir-faire. Il s’apparente davantage à un regroupement
d’individus pensant leur emploi comme un moyen provisoire de
pallier l’absence de qualification.
Cette absence d’identité professionnelle se double
d’un fort attachement à l’identité salariale
elle-même. Occuper un emploi dévalorisé,
c’est néanmoins occuper un emploi et échapper
à la stigmatisation du chômage. En effet, la
totalité des caissières sont employées en CDI
(contrat de durée indéterminée). Elles
accèdent ainsi après quelques années
d’errance scolaire et professionnelle à une forme de
sécurité de l’emploi en échange de
l’acceptation de ce que Paul Bouffartigue et Jean-René
Pendariès appellent une «surexposition à la
précarité». Mais, la précarité
salariale prend ici des formes très spécifiques.
L’emploi de caissière est en effet un exemple
d’emploi dont la stabilité contractuelle ne protège
pas de la précarité.
Dépassant l’opposition traditionnelle entre
précarité et stabilité, la précarité
s’entend ici dans une triple acception. Précarité
économique d’abord. Le salaire net d’une
caissière travaillant 35 heures est de 980 euros par mois et 61%
d’entre elles travaillent à temps partiel.
Précarité organisationnelle ensuite. Le contrat de
travail des caissières rend possible une modification permanente
des horaires et des jours de travail. A l’échelle de la
journée, de la semaine, ou de l’année,
l’alternance entre temps de repos et temps travaillés est
sans cesse modifiée. Les caissières peuvent travailler
à partir de 8h30 jusqu’à 22 heures, du lundi matin
au samedi soir, tous les jours de l’année. Les horaires
sont fixés et diffusés quinze jours à
l’avance pour une période d’une semaine.
L’articulation du temps travaillé et non travaillé
ne peut ainsi faire l’objet d’une organisation et
d’une planification pérenne. Les arbitrages entre les
différents temps de l’existence ne sont jamais
fixés et supposent de constantes adaptations de la part des
salariées. Précarité que l’on pourrait
appeler «projectionnelle» enfin, au sens où le temps
passé dans l’emploi ne diminue pas les chances de
précarité dans l’avenir. L’ancienneté
ne se traduit pas par une augmentation du salaire, les
possibilités de promotions sont quasi inexistantes et
l’expérience professionnelle acquise comme
caissière n’est que difficilement convertible sur le
marché de l’emploi. Ainsi, les projets de reconversion
professionnelle sont toujours des projets de rupture avec
l’emploi de caissière et non des projets de promotion
sociale faisant socle sur cet emploi précédemment
exercé.
L’entrée dans l’emploi de caissière implique
donc l’acceptation d’une précarité
économique, organisationnelle et «projectionnelle»
en échange de la garantie d’une stabilité
contractuelle. Mais ce compromis a tendance à devenir de plus en
plus coûteux pour les salarié-e-s. Si la stabilité
contractuelle est garantie à l’entrée dans
l’emploi, la précarité projectionnelle
n’apparaît qu’au moment où les
caissières commencent à envisager la possibilité
d’une autre activité professionnelle et découvrent
alors que leur expérience professionnelle n’a que peu de
valeur sur le marché de l’emploi.
Dépendance vis-à-vis de l’encadrement
Si les conditions de l’emploi surexposent les caissières
à la précarité, les conditions de travail tendent
parallèlement à rendre impossible la constitution
d’un groupe professionnel mobilisé.
L’individualisation et l’hétéronomie sont les
deux caractéristiques majeures de l’organisation du
travail de caisse. Les postes de travail sont aménagés de
façon à ce que les caissières s’y trouvent
seules ou dos à dos et ne puissent que difficilement faire appel
à une collègue pour discuter ou demander de l’aide
lors de l’exécution de tâches problématiques.
L’efficacité des salariées est mesurée
individuellement, selon le nombre d’articles scannés par
minute, le chiffre d’affaire scanné par mois et la valeur
absolue des erreurs de caisse effectuées par semaine. Ces
résultats donnent lieu à un classement qui place de fait
les caissières en concurrence les unes avec les autres. Aucune
des tâches de travail n’implique une coopération
interindividuelle, aucune responsabilité n’est
partagée, aucune évaluation n’est collective.
L’individualisation du rapport au travail se double d’une
permanente hétéronomie. Le travail de caisse comporte un
certain nombre de tâches: scanner les articles, encaisser le
montant dû, communiquer avec le-la client-e, vider son caisson en
transférant l’argent, surveiller d’éventuels
voleurs en contrôlant sacs et caddies et laver son poste de
travail. Chacune de ces tâches fait l’objet d’une
procédure comportant plusieurs étapes, pour la plupart
informatisées, qui ne peuvent être exécutées
que dans un ordre préétabli. Ainsi, pour encaisser le
montant dû, il faut d’abord demander la carte de
fidélité et la scanner, puis déterminer le moyen
de paiement et inscrire le choix dans l’ordinateur. S’il
s’agit d’un chèque, il faut demander une
pièce d’identité et inscrire les
références sur le chèque, puis enclencher le
système de remplissage automatique du chèque,
l’introduire, et enfin le faire signer. S’il s’agit
d’une carte bancaire, il faut indiquer à
l’ordinateur le type de carte utilisé avant
d’introduire la carte. Si le-la client-e paye en liquide, il faut
inscrire la somme donnée à la caissière pour que
la caisse s’ouvre et qu’il soit alors possible de rendre la
monnaie.
Tout imprévu survenant au cours de l’effectuation
d’une de ces tâche (le-la client-e retrouve sa carte de
fidélité, il-elle décide de changer de mode de
paiement, il-elle remet une somme supérieure à celle
indiquée, il-elle souhaite finalement ne pas acheter un article
trop onéreux etc.) et imposant un retour en arrière dans
la procédure implique l’intervention d’un
supérieur hiérarchique. Le non-suivi de la
procédure bloque la caisse, que seul un supérieur peut
venir débloquer à l’aide d’un badge
spécial. Le travail est ici organisé de façon
à interdire aux caissières toute prise de décision
et gestion de l’imprévu. Plusieurs fois par heure, les
caissières sont contraintes d’appeler un supérieur
pour pouvoir continuer à travailler. Symétriquement, le
supérieur a plusieurs fois par jour la possibilité de
rendre possible ou impossible l’exécution sereine des
tâches de travail. Cette hétéronomie structurant
l’organisation du travail instaure les conditions d’un
management que l’on peut qualifier d’affectif et arbitraire.
En effet, le travail n’est pas organisé autour de
règles, mais de faveur. L’obtention d’une
«bonne» caisse, le choix des horaires de pause, la
possibilité de faire des heures supplémentaires, les
dates de vacances, les promotions ou changements d’affectation ne
sont pas l’objet de règles, telles que
l’ancienneté, le succès dans le classement ou
l’investissement dans le travail, mais d’une
«décision sans raison» de l’encadrement. Ainsi
que l’écrit Tania Angeloff: «Le travail
s’organise in fine à la discrétion des
responsables».2 «Pendant quatre ans, la cheffe
de caisse a accepté de me donner mes vacances en août, et
cette année non. Ici, c’est comme ça. Si elle est
bien lunée, c’est oui, si elle s’est levée du
mauvais pied, c’est non.» Puisqu’il n’y a ni
règle, ni critère, chaque caissière doit tenter de
«s’arranger» avec l’encadrement. «La
logique de l’arrangement se traduit par un aménagement
constant des règles qui rend les notions mêmes de
règles et de droit peu définies, voire
illégitimes.»3 L’arbitraire des
décisions place les caissières dans une situation de
grande dépendance vis-à-vis de l’encadrement et les
conduit à une vigilance permanente. Un mauvais rendement, un
manque de motivation ou une absence de déférence peuvent
suffire à faire basculer un-e salarié-e dans le camp de
ceux-celles que l’on ne cherchera pas à
«arranger». Il s’agit donc de faire attention
à tout, puisqu’on ignore ce qui fait critère.
Si ces différentes caractéristiques du rapport à
l’emploi et au travail semblent constituer autant de freins
à la mobilisation collective, ce sont pourtant elles que les
salariés mettent en avant pour rendre compte de leur engagement
dans la grève.
S’engager dans la mobilisation malgré et à cause de la précarité
La forme d’emploi des caissières constitue à la
fois un motif de la révolte et le moyen de sa conversion en
mobilisation collective. La précarité économique,
organisationnelle et «projectionnelle» tend en effet
à s’intensifier au cours du temps. Ce qui était
supporté car pensé comme provisoire finit par devenir
insupportable quand l’horizon professionnel se
révèle définitivement fermé. Ce qui
était perçu comme un premier pas hors du chômage
apparaît finalement comme le dernier pas possible dans
l’emploi. La difficile conversion de l’expérience
acquise à la caisse dans un autre secteur que la grande
distribution et l’absence de promotion possible dans la branche
elle-même apparentent le métier de caissière
à un enfermement plutôt qu’à un tremplin. Ces
salariées se trouvent contraintes à une
précarité durable, garantie par un contrat à
durée indéterminé.
Au moment où le compromis entre la stabilité
contractuelle et la précarité économique,
organisationnelle et «projectionnelle»
n’apparaît plus tenable, la forme spécifique de
l’emploi offre le moyen de la mobilisation collective. Mal
payées, non reconnues, sans perspectives professionnelles, les
caissières n’ont, en quelque sorte, rien à perdre
si ce n’est leur emploi lui-même qui leur est
précisément garanti. Si la stabilité contractuelle
rendait acceptable la précarité, elle finit par devenir
le moyen de s’y opposer.
Par ailleurs, l’arbitraire du management finit lui aussi par se
retourner contre l’encadrement. Si les jeunes caissières
ont tendance à se surinvestir dans leur travail pour tenter de
gagner les faveurs des chefs, les plus âgées renoncent
à un engagement coûteux et n’offrant aucune garantie
de résultats. L’absence de droit formalisé
crée un climat concurrentiel entre les salarié-e-s, mais
elle mine aussi la possibilité de générer leur
adhésion à des systèmes de classement et de
faveurs sans critère. Le management mis en place à
Carrefour Grand Littoral ressemble moins à une
méritocratie qu’à une loterie, à laquelle il
devient finalement plus simple de cesser de participer. La
résistance collective ne se déploie donc pas en
contournant les conditions d’emploi et de travail, mais en
s’appuyant sur elles pour les constituer en raisons et moyens de
la colère.
Le collectif mobilisé se met en place en donnant un sens nouveau
aux caractéristiques du travail et de l’emploi. Mais il ne
se constitue pas en référence à une
identité professionnelle stabilisée. Le groupe des
caissières n’a pas existé davantage durant la
grève qu’avant celle-ci. L’invisibilisation des
compétences nécessaires à l’entrée
dans l’emploi engendre des formes de mobilisations
structurellement non corporatistes. Pensant leur profession comme un
«boulot» générateur d’un petit salaire,
les caissières se sont regroupées autour d’une
identité de «travailleurs-euses pauvres». Il ne
s’agissait pas d’être reconnues comme
caissières en faisant valoir des compétences
spécifiques, mais d’exiger que la force de travail soit
davantage rémunérée.
De manière significative, elles ont autant tenté
d’étendre la grève aux autres salarié-e-s de
la grande distribution et aux caissières d’autres
magasins, qu’à l’ensemble des travailleurs-euses
pauvres, tels les salarié-e-s de la Poste ou les personnels de
l’hôpital. «On aurait voulu que tous ceux qui
travaillent et qui ne gagnent pas assez viennent avec nous.» Ici
réside une forme originale d’identité collective.
Si l’absence d’identité professionnelle
structurée autour de compétences reconnues complique la
création de groupes de résistance locaux, il rend aussi
possible une solidarité plus vaste avec toutes celles et tous
ceux dont le «boulot» ne leur permet pas de vivre
correctement.
Finalement, les liens entre la précarisation et la
déstructuration des groupes professionnels, d’une part, et
les mobilisations collectives, d’autre part, apparaissent plus
complexes que ne le laissait penser la période
précédente. La grève des caissières met en
évidence les possibilités de retournement et de
contournement des nouvelles formes d’emploi et
d’organisation du travail au service de la mise en place de
mobilisations collectives. Si les formes précaires
d’emploi et les modes arbitraires de management ont dans un
premier temps déstructuré les liens entre
salarié-e-s, ils ont aussi miné les possibilités
d’adhésion des salarié-e-s aux discours de
l’encadrement. L’effort demandé apparaît comme
illégitime et cette désillusion jette les bases
d’une possible mobilisation.
de la minorité de Lutte Ouvrière en France. Cet article a
été publié sur le site de la revue Contretemps
(http://contretemps.eu). Pour en faciliter la lecture, nous avons
très légèrement réduit le texte original et
supprimé la plupart des références
bibliographiques. Titre et intertitres remaniés par nos soins.
1 S. Paugham, Les formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, 2005, p. 185.
2 Angeloff, Le temps partiel : un marché de
dupes ?, Paris, La Découverte et Syros, 2000, p. 106.
3
S. Le Corre, « Les grandes surfaces alimentaires :un marché du travail
ouvert ? », in: D. Gerritsen et D. Martin (sous la dir. de), Effets et
méfaits de la modernisation dans la crise, Paris, Desclée de Brouwer,
1998, p. 275.