Confrontations: génocide arménien, négationnisme en solde
Confrontations
Génocide arménien, négationnisme en solde
SolidaritéS du 17 avril dernier reproduisait une intreview de Stefan Kristensen, Co-président de lAssociation Suisse-Arménie (ASA). Nous entendions alors faire le point sur le postulat Vaudroz, déposé par 115 parlementaires fédéraux, pour la reconnaissance du génocide arménien par la Suisse. Il était accompagné dun bref rappel historique (cf. nos archives sur le net).
Cet article nous a valu le courrier ci-contre dUral Ayberk (enseignant en science politique à lUniversité de Genève) et de Sévil Kaplun (traductrice), reprochant à notre journal de «transformer les données historiques en utilisant des sources non objectives».
Curieusement, nos deux interlocuteurs ne faisaient pas référence à la lettre ouverte du prof. Israel Charny (directeur de lInstitut sur lholocauste et le génocide de Jérusalem), publiée pourtant dans le mêne numéro de solidaritéS. Ce chercheur de renommée internationale reprochait précisément à Shimon Peres dêtre entré «dans le champ de la véritablé négation du génocide arménien, comparable aux négations de lholocauste», en raison de cette petite phrase que lui attribuait… la presse turque: «Les Arméniens ont connu une tragédie, mais pas un génocide».
Nous avons demandé à Razmig Keucheyan de revenir de façon détaillée sur les arguments de nos deux censeurs. (jb)
La stratégie mise en uvre par M. Ayberk et Mme Kaplun est un classique de la littérature négationniste. Ainsi y aurait-il une «évaluation» arménienne du génocide de 1915. En bonne logique, rien nempêche alors de soupçonner lexistence dune «évaluation» juive des atrocités nazies ou dune «évaluation» bourgeoise des crimes de Staline. Toute personne approchant la question avec la boussole de la raison, et non celle de la négation, sait pourtant que lhistoire nest pas affaire d«évaluation». Elle est affaire de faits. Les nombreux intellectuels turcs qui militent en faveur de la reconnaissance du génocide arménien le savent sans doute mieux que quiconque1.
M. Ayberk et Mme Kaplun nous reprochent de ne signaler que des «références venant du côté arménien». La négation de la réalité atteint demblée un seuil alarmant, car des trois ouvrages suggérés, lun seulement est écrit par un Arménien, lHistoire du génocide arménien de Vahakn Dadrian2. Quand bien même tous les livres proposés lauraient été, en vertu de quel postulat, les Arméniens ne pourraient-ils traiter du génocide dont ils furent lobjet? Les plus grands historiens de la Shoah – Raul Hilberg, pour ne citer que lui3 – sont juifs. Parmi les meilleurs connaisseurs des crimes staliniens figurent des victimes des crimes en question. La recommandation méthodologique de nos censeurs, selon laquelle «lobjectivité historique nécessite lusage de sources variées», avait dailleurs été anticipée par Dadrian lui-même. Son ouvrage est basé sur létude minutieuse darchives diplomatiques et militaires allemandes, britanniques, françaises, états-uniennes, onusiennes et turques.
Minorités heureuses et reconnaissantes?
LEmpire Ottoman était indéniablement «constitué dune mosaïque de peuples». Mais comme lapprirent les minorités chrétiennes à leurs dépens, lusage du concept de «mosaïque» en géopolitique est cruellement métaphorique. En 1914, le quart de la population anatolienne est grecque ou arménienne. Dix ans plus tard, cette fraction de la population avait complètement disparu4. Si «nettoyage ethnique» est un «mauvais argument» dans ce cas, on voit mal où il pourra trouver à sappliquer dans lhistoire. Que lEmpire Ottoman ait parfois accueilli des populations réfugiées, cest entendu. Quil ait concédé à certaines périodes de son histoire une autonomie relative aux minorités subjuguées, nul ne le contestera. Mais faut-il considérer comme nazie toute lhistoire allemande pour reconnaître quentre 1933 et 1944, la violence hitlérienne sest bel et bien abattue sur le peuple juif?
Largumentation de M. Ayberk et Mme Kaplun porte la marque des raisonnements enfantins, dont les psychologues ont montré quils peinent à distinguer la partie du tout. Les dizaines de milliers de Kurdes victimes de la répression militaire seront par ailleurs ravis dapprendre que dans «la Turquie actuelle», ils vivent «heureux et reconnaissants.»
La Suède a reconnu le génocide
La Suède a reconnu le génocide arménien en 2000, rejoignant en cela lArgentine, la Belgique, la France, le Canada, la Grèce, lItalie, la Russie, la Ligue des Droits de lHomme, le Tribunal Permanent des Peuples, le Parlement européen
En 2002, un député proposa de compléter cette reconnaissance en y incluant les massacres subis au même moment par dautres minorités. Le parlement rejeta cette adjonction. Du fait que la Convention des Nations Unies sur les génocides nétait entrée en vigueur quen 1948, il prétexta quelle ne pouvait concerner des événements ayant eu lieu avant cette date. Ce second jugement des députés suédois témoigne de leur compréhension erronée dune résolution quils avaient eux-mêmes promulguée deux ans auparavant. Le rapport de 2000 ne constitue pas une reconnaissance juridique, mais historique du génocide arménien. Contrairement à ce que soutiennent M. Ayberk et Mme Kaplun, la Suède nest pas revenu sur son avis «du fait quil était basé sur de fausses informations.» Les parlementaires suédois ont confondu deux domaines distincts, en voulant corriger en 2002 une erreur quils navaient pas commise en 2000. La substance des deux rapports étant exactement la même, la confusion résultant de cette situation, ainsi que sa mise à profit par des négationnistes manifestement à cours dargument, devraient cesser dans les années à venir.
La sous-commission a adopté le rapport
Il existe de toute évidence une hiérarchie des négationnismes, qui va du plus vulgaire au plus sophistiqué. Un négationniste sophistiqué attachera par exemple un soin méticuleux à saupoudrer son discours de quelques vérités dérisoires qui, bien que sans conséquence sur lissue du raisonnement, lui permettront de bénéficier dappuis momentanés lorsque lui sera portée la contradiction. La variété de négationnisme servie par nos contradicteurs ne sembarrasse pas de précautions de ce genre. En témoigne laffirmation selon laquelle «la sous-commission des droits de lhomme des Nations Unies na fait simplement quenregistrer un rapport dexpert». Un rapport faisant mention du génocide des Arméniens a été présenté en 1985 à la sous-commission des Nations Unies contre les mesures discriminatoires et pour la protection des minorités (dont la dénomination a changé depuis). Reçu et discuté au sein de cette instance, ce rapport a fait lobjet dune résolution adoptée le 29 août de la même année par 14 voix pour, 1 voix contre, et 4 abstentions.
Le Conseil Fédéral a estimé en réponse au postulat Vaudroz5 que la reconnaissance du génocide arménien relevait de la recherche historique. Il a alors précisé son attachement au «dialogue» arméno-turc, et affirmé que «leffort de mémoire collective doit être réalisé sur place, et avant tout par les pays concernés.»6 Le penchant à «leffort de mémoire collective» du Conseil Fédéral est bien connu, de même que son inclination à faire porter ses relations avec la Turquie «sur les droits de lhomme». Sa réponse au postulat Vaudroz nest toutefois pas aussi «claire» que le voudraient M. Ayberk et Mme Kaplun. Dans son exposé des motifs, le Conseil Fédéral ne nie jamais la réalité du génocide. Il reprend à son compte largument hypocrite selon lequel cette reconnaissance nuirait aux relations entre lArménie et la Turquie. En définitive, ce qui a manqué aux autorités suisses jusquà présent, cest précisément ce dont a fait preuve le parlement français en reconnaissant le génocide arménien: un court instant de dignité politique dans une éternité vouée au marchandage économique7. Compte tenu de lampleur de la mobilisation qui entoure le dépôt du postulat Vaudroz, des espoirs sont permis…
Razmig KEUCHEYAN
- Voir Taner Akcam, «Le tabou du génocide arménien hante la société turque», Le Monde Diplomatique, juillet 2002.
- Vahakn Dadrian, Histoire du génocide arménien, Stock, 1996. Les autres ouvrages cités étaient Hans-Lukas Kieser, La question arménienne et la Suisse, Chronos, 1999, et Yves Ternon, Les Arméniens, histoire dun génocide, Seuil, 1977.
- Raul Hilberg, La destruction des Juifs dEurope, Fayard, 1988.
- Voir Yves Ternon, Empire Ottoman. Le déclin, la chute, leffacement, Félin/Michel de Maule, 2002, p. 411.
- Postulat déposé par Jean-Claude Vaudroz au Conseil National le 18 mars 2002, signé par 115 parlementaires toutes tendances politiques confondues, demandant la reconnaissance du génocide arménien.
- Prise de position du Conseil Fédéral du 15 mai 2002.
- La loi française reconnaissant le génocide arménien a été définitivement adoptée le 29 janvier 2001.
Genève, le 4 juin 2002«Larticle paru dans solidaritéS du 17 avril 2002 nest pas seulement étonnant par son contenu mais aussi comporte plusieurs inexactitudes autrement dit des informations erronées. Propos recueilli par Erik Grobet reflète parfaitement létat desprit qui règne dans certain milieu.
Nous publions cette lettre en respectant l´orthographe et la syntaxe de ses auteur-e-s (red) |