Le vagin industriel: vers une économie politique du sexe commercial mondialisée.

Le vagin industriel: vers une économie politique du sexe commercial mondialisée.

Professeure à
l’Université de Melbourne, la féministe radicale
Sheila Jeffreys approfondit avec son plus récent essai,
« The Industrial Vagina. The Political Economy of the
Global Sex Trade* », ses analyses sur l’oppression
des femmes, plus particulièrement sur l’exploitation
sexuelle à une échelle industrielle.

Avec talent, elle examine la croissance des industries du sexe au
niveau mondial et rend compte de leurs effets dommageables sur les
femmes et les fillettes qui y sont exploitées ainsi que sur les
relations entre les sexes. Cet essai universitaire de haute
volée a la qualité d’être écrit pour
que tous et toutes, spécialistes comme non-spécialistes,
puissent comprendre non seulement les raisons de cette croissance
importante, mais également les débats qui, depuis les
années 1980, divisent les universitaires, y compris celles se
réclamant du féminisme, sur ce qu’est la
prostitution et sur les politiques à promouvoir pour
l’abolir ou pour cautionner son expansion.

    Sheila Jeffreys vit et travaille en Australie, pays
dont plusieurs États et un territoire ont légalisé
le proxénétisme et réglementé la
prostitution. Elle est à même de tirer un bilan de cette
normalisation de l’exploitation sexuelle des femmes. Elle couvre
également une région — les îles du Pacifique
Sud — dont on n’est que très peu informé en
Amérique, où des transformations majeures dans les
mœurs chez les peuples autochtones, notamment en termes
d’essor de la violence sexuelle, sont dues, selon des recherches
récentes, à l’envahissement pornographique rapide
et à la banalisation de la prostitution. […]

    L’auteure fait des liens, à
l’occasion inédits, entre les différents secteurs
des industries du sexe et certaines pratiques
« culturelles » patriarcales. Elle donne des
explications éclairantes. Elle polémique avec force avec
le courant féministe libéral pro-prostitution ou
« pro-travail du sexe ». Elle
déconstruit avec efficacité son discours manipulateur qui
est, dans cette ère néolibérale, à la fois
séduisant et mensonger (nous y reviendrons). Enfin, elle propose
quelques pistes pour combattre l’industrie mondiale du sexe.
    Ses analyses s’appuient sur une somme de recherches universitaires impressionnante.

Une hypothèse à fouiller

Avant les années 1980, les féministes analysaient la
prostitution comme une institution d’oppression des femmes, de
toutes les femmes, et non seulement de celles qui étaient
prostituées. Selon Jeffreys, jusqu’à la fin des
années 1970, il y avait également un consensus au niveau
des gouvernements et des organisations internationales contre la
légalisation du proxénétisme et
l’organisation (réglementation) par les États de la
prostitution. Ces consensus ont pris fin à la suite des
« révolutions conservatrices » qui ont
permis aux politiques néolibérales de triompher, ce qui
évidemment a eu des conséquences majeures dans les
sociétés. Le business de la prostitution en bordels
était légalisé dans différents pays
capitalistes développés, les clubs de danse nue
devenaient des industries banales de loisir et de divertissement, et la
pornographie était promue par des multinationales comme General
Motors, qui y trouvaient une source de profits non négligeable.
L’activité proxénète était
transformée en un « secteur marchand
profitable » tandis que les maquereaux devenaient des
hommes d’affaires respectables « pouvant
adhérer au Rotary Club » (p. 2).

    Ces transformations radicales profitaient au crime organisé qui, depuis, fait des affaires d’or.

Jeffreys constate une industrialisation et une mondialisation de la
prostitution. La traite à des fins de prostitution et le
tourisme de prostitution ne sont que des facettes de
l’industrialisation mondialisée de la prostitution. Cette
industrialisation a plusieurs racines, dont les guerres. La soumission
sexuelle des femmes aux soldats et l’exploitation de leur
prostitution par les armées ont créé les
infrastructures prostitutionnelles en Asie et en Europe, notamment dans
l’ex-Yougoslavie, sur lesquelles ont prospéré
l’industrie de la prostitution et ses extensions
internationales : la traite à des fins
d’exploitation sexuelle et le tourisme de prostitution (chap. 5).
Les politiques néolibérales du Fonds monétaire
international (FMI) et de la Banque mondiale sont l’autre racine
de l’expansion sans précédent de la prostitution.
Dans tous les cas, il n’y aurait pas eu une telle expansion si on
n’observait pas dans les sociétés un retour en
force des pratiques patriarcales, dont la prostitution d’autrui
n’est qu’une expression.
    Une hypothèse avancée dans cet ouvrage
mérite une attention particulière. S’appuyant sur
différentes recherches, Jeffreys émet l’idée
que le décollage économique capitaliste du Japon
(accumulation première du capital) est en partie lié
à l’exploitation sexuelle des femmes par un système
florissant de prostitution dès le XIXe siècle. Ce qui
permet également d’expliquer l’ampleur de la
prostitution dans ses colonies (Corée et Taiwan) pour
« satisfaire » ses ressortissants, et le
phénomène pendant la guerre du Pacifique, dans tous les
pays conquis, des « femmes de
réconfort » au profit des officiers et des soldats
japonais, ainsi que l’organisation massive de la prostitution des
Japonaises au profit des troupes états-uniennes
d’occupation à partir de 1945. Aujourd’hui encore,
la prostitution représente environ 3 % de produit
national brut (PNB) du Japon.
    Dans les années 1970-1980, des
économistes tentaient de comprendre l’essor industriel de
la Corée du Sud, de Taïwan, de Hongkong et de Singapour
(les petits dragons de l’Asie). Ils concluaient que les traits
culturels propres à ces pays permettaient seuls de saisir ce
décollage singulier, ce qui est une explication fort peu
convaincante. En aucun temps, les rapports de sexe
n’étaient intégrés à leur ana-
lyse. L’industrie de la prostitution, source d’accumulation
de capital, y était pourtant très importante — en
Corée du Sud, elle a représenté
jusqu’à 5 % du PNB. L’hypothèse
d’une accumulation primitive de capital par l’exploitation
sexuelle massive des femmes et des fillettes explique peut-être
davantage l’essor industriel de ces pays que des traits culturels
plus ou moins bien définis et fort variables.
    Or, ce modèle d’accumulation a
été reproduit par d’autres pays asiatiques, ceux
notamment qui ont servi de bases aux troupes états-uniennes dans
la guerre contre le « communisme »
vietnamien. C’est notamment le cas de la Thaïlande et des
Philippines. Il faut sacrifier une génération de femmes
au profit du développement économique, affirmait un
Premier ministre thaï. Ce que relayait à leur façon
les organismes internationaux comme le FMI et la Banque mondiale, qui
étaient à tout le moins complices sinon
générateurs de ce type de
« développement économique »,
et d’autres organisations comme l’Organisation
internationale du travail qui, dès 1998, recommandait dans un
rapport sur les pays du Sud-Est asiatiques la reconnaissance officielle
de la prostitution comme une activité lucrative comme une autre.
Depuis, l’OIT ne prend en compte la traite des êtres
humains que lorsqu’elle implique un « travail
forcé », la prostitution
« forcée » étant une forme de
« travail forcé ». Ce sont donc les
modalités de la traite qui sont mises en évidence, non
ses buts. Ce qui a pour conséquence de minorer l’ampleur
de la traite des humains à des fins de prostitution.

Déconstruction

Au-delà de l’analyse des différents secteurs
exploitant sexuellement les femmes et les fillettes, Jeffreys
échafaude ses thèses en déconstruisant
systématiquement les arguments des organisations et de leurs
alliées universitaires qui sont favorables à la
prostitution d’autrui et qui la réduisent à un
travail choisi rationnellement et librement, dont les seules
conséquences nuisibles seraient les infections sexuellement
transmissibles (IST) et l’usage de la force. La reconnaissance de
la prostitution au titre de travail comme un autre permettrait de
façon magique d’éliminer de pareilles
conséquences. Ne sont pas prises en compte, chez les
avocat·e·s de la prostitution d’autrui, les
multiples conséquences pour la santé physique et mentale
de l’activité prostitutionnelle. Pourtant, ces
conséquences sont fort bien documentées. Tout comme est
passé sous silence le fait que le recrutement dans la
prostitution s’effectue très majoritairement à un
âge mineur, ce qui met à mal l’idée
d’un choix libre et rationnel.
    Jeffreys connaît de façon approfondie
la littérature produite en langue anglaise par les
avocat·e·s de la prostitution d’autrui. Elle
discute de façon intelligente leurs propos et montre les
faiblesses de leurs analyses, si ce n’est leur négation de
la réalité des dommages intrinsèques causés
par l’exploitation sexuelle quotidienne. Elle discute de
façon éclairante des euphémismes qui sont devenus
des pivots centraux de ce courant, dont le concept de
« stigmatisation » (stigma en anglais). Elle
explique que cette idée suggère que les dommages
causés dans la prostitution sont le fait non pas de sa pratique
quotidienne, mais des attitudes négatives qui stigmatisent
l’activité et les femmes prostituées. Autrement
dit, les dommages pour la santé des femmes prostituées ne
sont pas dus aux proxénètes et aux prostitueurs [clients
des prostituées ; on trouve aussi prostituteurs, ndlr] qui
les exploitent en tant que marchandises, mais seraient le
résultat de la stigmatisation sociale (p. 167-169). Une
normalisation de la prostitution en tant que travail résoudrait
ces problèmes. Cette normalisation légaliserait le
proxénétisme et conférerait aux prostitueurs une
impunité totale, ce qui leur donnerait un pouvoir
légitime accru. En réduisant la question des dommages
pour la santé des personnes prostituées à la
stigmatisation, on met de côté les rapports de domination
en faveur des hommes, qu’ils soient proxénètes ou
prostitueurs, qui s’exercent dans la prostitution au profit
— ce qui est très grave — d’un renforcement de
leur pouvoir. D’où la négation par les
féministes libérales de ce courant de la prostitution en
tant qu’institution d’oppression des femmes. […]

Droits humains

Jeffreys propose de comprendre l’exploitation sexuelle comme une
atteinte aux droits humains fondamentaux. Elle montre que ces pratiques
vont à l’encontre desdits droits. Elle met en
évidence le modèle suédois qui, depuis son
adoption, essaime un peu partout dans le monde, de la Norvège
à l’Afrique du Sud. Ce modèle analyse la
prostitution comme une violence faite aux femmes. Conséquemment,
les femmes prostituées ont accès à tous les
services existants pour les femmes victimes de violence. Elles ont
accès également à des services pour quitter la
prostitution, ce qui est pratiquement inexistant dans les autres pays,
notamment dans ceux qui considèrent cette activité comme
un travail comme un autre. L’autre originalité de ce
modèle est la pénalisation des prostitueurs. Ils sont
considérés responsables de la prostitution d’autrui
et donc coupables de violence prostitutionnelle. Enfin, des moyens
importants d’information publique en général et
dans les écoles en particulier ont été mis en
œuvre. Ils ont eu pour effet non seulement un appui
généralisé de la population suédoise
à la loi, mais surtout un frein substantiel du recrutement des
jeunes filles comme prostituées et des jeunes hommes comme
prostitueurs.

    Pour Sheila Jeffreys, la prostitution est une
pratique culturelle dommageable et nuisible (cultural harmful
practice). Elle doit donc être abolie et non pas être
aménagée au profit des prostitueurs et des
proxénètes. C’est, en effet, la seule voie possible
d’émancipation.

Richard Poulin

 sociologue


* Sheila Jeffreys, The Industrial Vagina. The Political Economy of the Global Sex Trade, Routledge, 2009.