Mythes israéliens et guerre: interview dIlan Pappé
Mythes israéliens et guerre: interview dIlan Pappé
Ilan Pappé est professeur dhistoire du Moyen-Orient à lUniversité dHaïfa. Cest lun des «nouveaux historiens» les plus réputés1. Ses travaux essentiels en anglais, ne sont pas disponibles en hébreu. Sa principale contribution, intitulée La guerre de 1948 en Palestine, est disponible en français (Paris: La Fabrique, 2000).
Pappé fait actuellement lobjet dune procédure dexclusion (suspendue en raison des protesta-tions internationales) pour avoir soutenu un étudiant, mis en cause parce quil avait révélé lampleur du massacre du village palestinien de Tantura en 1948. Sur le plan politique, il est membre du Hadash (Front démocratique pour la paix et légalité, issu du PC), même sil avoue ne pas se reconnaître dans les positions majoritaires de sa direction.
Nous avons traduit ici une large partie dun interview quil a accordée, le 11 septembre, à Joseph Cooper et Kristin Karlson, en marge dun débat public organisé à lUniversité de Manchester*.
Dans une première partie, non reprise ici, Ilan Pappé réfute trois mythes fondateurs du consensus politique israélien:
- La Palestine aurait été une terre sans peuple, lorsque les premiers colons juifs sy sont installés à la fin du XIXe siècle;
- Les Palestiniens auraient quitté volontairement les villes et villages du futur Israël en 1948;
- La résistance palestinienne à lOccupation de 1967 ne serait pas un mouvement de libération légitime, mais ferait partie dun plan arabo-musulman pour détruire lEtat dIsraël.
Il explique comment ces mythes ont été construits de toutes pièces et diffusés largement dans lesprit des masses israéliennes.
Dans la suite de cet entretien, traduit ci-après, il revient sur la négation de la Naqbah (nettoyage ethnique dont les Palestiniens ont été victimes en 1948), sur les relations entre la Naqbah et la première phase (pré-génocidaire) de la Shoah [1933-1940, ndlr.], sur le sens quil donne au boycott dIsraël, sur les dangers actuels de la «solution des deux Etats», enfin sur les conséquences prévisibles dune guerre US contre lIrak. (jb)
En parlant du mythe selon lequel il ny aurait jamais eu dexpulsion [des Palestiniens en 1948], vous avez parlé de «négation de la Nakbah»…
Absolument.
Et cela fait écho évidemment à la formule «négation de lHolocauste».
Absolument.
Et il y a dautre échos de la période nazie dans la situation actuelle; je pense que nous avons tous été interloqués par les numéros inscrits sur les bras à Tulkarem. Comment interprétez-vous ces échos du nazisme?
Je voudrais dire tout dabord, et cest important pour beaucoup de gens détablir de façon tout à fait claire quon ne devrait pas et quon ne peut pas mettre un signe dégalité entre un génocide et un nettoyage ethnique. Tous deux sont des choses terribles, mais, sans aucun doute, un génocide est un crime contre lhumanité beaucoup plus grave quun nettoyage ethnique. Et lon ne devrait pas comparer lHolocauste à la Naqbah. Je pense que cela devrait être très clair, ce qui nest pas le cas pour la plupart de mes amis palestiniens. Mais il y a un lien dialectique entre lHolocauste et la Naqbah. Ceci à deux niveaux.
Tout dabord, le fait quil y ait une chaîne de victimisation. Les Palestiniens sont les victimes des victimes de lHolocauste. Et lon aurait pu attendre des victimes de lHolocauste quils ne commettent pas de crime contre lhumanité. Et sans doute, lorsquon commence à observer précisément ce qui a été infligé aux Palestiniens, ce qui est infligé actuellement aux Palestiniens, on ne peut pas faire danalogie avec la phase génocidaire de lHolocauste. Je pense quil ny a pas de ressemblance avec cette phase, mais quil y en a certainement beaucoup avec la phase pré-génocidaire de lHolocauste. Parce quil y a aussi eu un nettoyage ethnique et une discrimination en Allemagne, avant lhorrible phase de lextermination.
Le deuxième niveau nest pas moins important. Cest ce que jappelle la «négation de la Naqbah» («négation de la catastrophe»). Je pense quil y a une «négation de lHolocauste» comparable du côté palestinien, et je suis profondément convaincu que, pour faire avancer les chances de réconciliation, il faut que sétablisse une sorte de lien, une association entre la capacité des Israéliens à arrêter de nier la Naqbah, et des Palestiniens daccepter que lHolocauste joue un rôle dans la vie des Juifs en Israël comme partout ailleurs. Je ne suis pas en train dinventer la roue, cela a dabord été mentionné par Edward Said (…), mais je pense que cest une bonne idée. Que nous sommes tous ici victimes aussi de lHolocauste, et non seulement de ce que nous nous faisons lun à lautre.(…)
Vous avez mentionné le parallèle possible avec lAfrique du Sud et, de toute évidence, beaucoup de gens pensent à cela en termes dapartheid, à cause du cadre légal dIsraël, etc. Cependant, durant cette période, il y a eu un large boycott économique de la part des syndicalistes au niveau international, et même les banques ont commencé à se retirer dAfrique du Sud. Vous avez dit que vous nentendez pas que le boycott aille si loin, mais pensez-vous que le mouvement syndical puisse jouer un rôle ici à léchelle internationale?
Je pense que oui. Je pense quil faut juger sur pièces, quil faut agir vraiment prudemment et raisonnablement. Comme dans toute campagne de sanctions, vous ne pouvez pas être radical au début, il faut être graduel et voir si ça marche; si ça ne marche pas, il faut augmenter la pression. Et probablement, exercer plus de pression, cest toucher la sphère économique, la sphère commerciale. Oui, je pense que, malheureusement, comme je lai dit, il y aura des victimes en Israël, des victimes économiques, des victimes culturelles, mais si quelque chose comme ça nest pas fait, de nombreuses vies seront perdues, et peut-être, plus grave encore, la Palestine pourrait se voir simplement effacée de la mémoire collective, de notre conscience. Et ce serait une autre tragédie. Si nous pouvons lempêcher, nous devons faire tout ce que nous pouvons pour lempêcher.
Vous avez écrit récemment sur les tentatives de couper Israël de la Cisjordanie, de construire une barrière hermétique entre les deux. Et vous avez montré que quelques membres de la gauche israélienne, peut-être entre guillemets, soutiennent cette tactique.
Absolument.
Et vous avez écrit que cela occulte complètement la question de la viabilité économique de ce qui est de lautre côté de la barrière. Mais cela a aussi des conséquences pour les quelque 1 million de Palestiniens dIsraël.
Oui, jai écrit cet article, parce que je suis de plus en plus inquiet que les gens qui recourent au slogan d«une solution avec deux Etats» font appel aussi à un autre slogan. Et ce sont les gens de la gauche israélienne, du Camp de la paix israélien. Cet autre slogan, cest «nous somme ici et ils sont là-bas». Ils sont derrière la barrière. Ceci dit, ce nest pas une barrière: les Israéliens construisent un mur électrifié qui ressemble beaucoup plus au mur dune prison quà une barrière entre deux nations. Et cela signifie probablement, que quiconque nest pas un Juif israélien, doit se trouver de lautre côté de la barrière. Et je pense que quiconque, hors dIsraël, soutient une solution avec deux Etats, doit être très prudent, parce que parmi les gens qui, en Israël, soutiennent la solution de deux Etats, il y a le Premier ministre Ariel Sharon. Lui aussi soutient une solution avec deux Etats.
Parce que ce quils entendent, cest une solution basée sur deux Etats, où 90% de la Palestine historique reviendrait à Israël. Dans les 10% résiduels, il ne resterait que deux vastes camps de prisonniers, dans la Bande de Gaza et en Cisjordanie. Selon les circonstances, Sharon voudrait expulser le plus grand nombre possible de Palestiniens dans ces deux camps, en provenance du reste de la Cisjordanie, annexé par Israël, et dIsraël même.
Ainsi, cela pose toutes sortes de questions sur la viabilité de la solution des deux Etats, dont jai été moi-même un chaud partisan, comme le sont encore nombre de mes amis Palestiniens, spécialement ceux des Territoires occupés Je ne crois pas que la diaspora palestinienne la soutienne, contrairement aux Palestiniens des Territoires occupés. Je pense que ceux qui veulent vraiment voir se concrétiser une solution avec deux Etats doivent être extrêmement prudents en ce qui concerne leurs alliés. Je crois que nous devons repenser la solution politique.
Iriez-vous jusquà dire quil ny aura aucune solution tant que lEtat israélien nabandonnera pas son caractère sioniste?
Oui. Je lai écrit vraiment clairement. Je pense que la désionisation dIsraël est une précondition de la paix. Je nai aucun doute à ce propos. (…)
Venons-en à lIrak, je suis sûr que vous êtes opposé à la perspective de guerre.
Absolument, dune façon catégorique.
Si vous pouviez expliquer votre position et, en même temps, nous en dire plus sur les différents secteurs de la société israélienne, et bien sûr du gouvernement…
Je partirai du gouvernement, et ensuite, jen viendrai à la société. Cest intéressant. Aujourdhui même, jai entendu Ariel Sharon dire à la radio israélienne quil ny avait aucune différence entre le Hezbollah au Liban et Saddam Hussein en Irak. Il expliquait très bien, quen cas dattaque de lIrak, Israël aurait le droit dentrer au Liban pour le nettoyer des chiites du Hezbollah. Ainsi, je pense que vous avez un aperçu des plans israéliens si la guerre est déclarée.
Je pense que ce que le gouvernement Sharon compte faire dans les Territoires occupés, en cas dattaque états-unienne contre lIrak, est encore plus réalisable. Ce quils font tous les jours de façon lente et calculée, il vont le faire dun seul coup. Je veux parler des expulsions, de la diminution de la population ou de la destruction des maisons sur une large échelle, etc. Ainsi, je pense que le gouvernement israélien, et cela me rappelle beaucoup 1948, nest pas réellement préoccupé par une attaque irakienne. Je pense quil sait parfaitement que les chances dune sérieuse attaque irakienne contre Israël sont extrêmement minces. Je ne dis pas quelles nexistent pas, bien sûr. Mais je pense quil nest pas vraiment inquiets. Soit il estime que les Irakiens nen ont pas les moyens, soit alors, quIsraël a toutes les cartes en main pour prévenir cela. Il est beaucoup plus concernés par ce quil va faire, «de bon droit», comme le dirait Ariel Sharon, pour exploiter ce moment historique au mieux de ses possibilités.
Maintenant, les gens cest une autre histoire. Je pense quils sont terrorisés. La presse israélienne est pleine dhistoires horribles sur la peste qui va sabattre sur nous du ciel. Ils sont vraiment terrifiés. Et je pense que cest fait exprès. Je pense que le gouvernement israélien semploie à terroriser sa propre population afin de créer une atmosphère qui justifierait ses actions futures. Ainsi, on peut observer un soutien total à lattaque états-unienne contre lIrak, bien que, dans le même souffle, les mêmes gens puissent vous dire dans la rue: «nous soutenons lattaque américaine contre lIrak, mais nous sommes très inquiets des armes apocalyptiques que les Irakiens détiennent». Ce qui nest pas très logique, mais apporte de leau au moulin du gouvernement.
En ce qui concerne les différentes perspectives au sein de la gauche israélienne, comment sexpriment-elles à ce propos?
Je ne pense pas quil y ait vraiment une gauche israélienne.
Bon, daccord, mettons cela entre guillemets.
Cest malheureux… Ils y a certaines questions comme la guerre en Irak, comme la question des réfugiés pas lOccupation, mais la question des réfugiés où il ny a pas de gauche. Il y a un mouvement contre lOccupation. Il y en a un et il ne faudrait pas le sous-estimer. Et il y a des gens au sein du camp sioniste qui considèrent lOccupation comme un facteur de corruption de la société israélienne. Cest pourquoi il y a une certaine opposition à lOccupation. Mais cela nest pas un mouvement en faveur de la paix, ils ne veulent pas vraiment se réconcilier avec les Palestiniens, cest pourquoi je pense quils soutiendraient volontiers la solution du mur ou de la barrière, que nous avons évoquée.
De la même façon, sur lIrak, ils soutiennent la position US. Vous devez réaliser quen Israël, et cest une chose qui me paraît vraiment difficile à expliquer aux gens en dehors dIsraël, les Etats-Unis sont perçus comme les précurseurs dinitiatives hardies en faveur de la paix. Les Etats-Unis ont reconnu lOLP cinq ans avant Israël. Les Etats-Unis ont parlé de colonies illégales dix ans avant Israël. Cest pourquoi, si les Etats-Unis partent en guerre, ce sont encore eux qui veulent la paix. Et sils décident de faire la guerre – cest ainsi que la chose est perçue en Israël – cela signifie quils ont vraiment épuisé tous les autres moyens.
Durant la première guerre contre lIrak, je pense que le nombre de Juifs israéliens opposés à la guerre aurait pu tenir dans ce tout petit bureau.
Mais aujourdhui, le nombre de gens qui ont défié certains mythes, qui ont par exemple contesté le blocus en allant dans les Territoires occupés, est plus important. Comment ces gens ressentent-ils la guerre qui vient?
Il y des groupes importants de gens qui soutiennent et aident la population de Cisjordanie et de la Bande de Gaza, mais nous parlons de 100 à 150 personnes sur une population de six millions. Et je peux évaluer que la moitié de ces gens seraient contre la guerre. Je ne sous-estime pas leur importance. Mais, je pense quil faut être réaliste à ce propos, parce que cest ce qui ma amené, après de nombreuses hésitations, à soutenir lidée du boycott et des sanctions, lorsque je suis arrivé à la conclusion quil ny avait pas assez de forces de lintérieur qui puissent changer la politique du gouvernement. Cest pourquoi je reviens au fait que le nombre de dissidents israéliens, de voix dissidentes, est extrêmement réduit. (…)
* Extraits et traduction de notre rédaction daprès «Ilan Pappé: Israeli Jewish Myths and the Prospect of American War» (www.labournet.net/world/0209/pappe1.html).
- Voir Dominique Vidal, Le Péché originel dIsraël. Lexpulsion des Palestiniens revisitée par les «nouveaux historiens» israéliens, Editions de lAtelier, Paris, 1998.