Dialogue de Pierre et Satan en enfer sur le « cas Marx »

Dialogue de Pierre et Satan en enfer sur le « cas Marx »

Le 20 avril 2007, un rapport de la « commission
théologique du Vatican » a conclu à
l’inexistence des limbes, où étaient censés
demeurer éternellement les enfants morts hors du baptême.
Cette révision théologique
« capitale » a suscité ce commentaire
amusé du philosophe marxiste catalan Antoni Domènech,
éditeur de la revue SINPERMISO*…

De nombreux lustres s’étaient écoulés sans
communication officielle entre le ciel et l’enfer. La
décision terrestre de Benoît XVI d’abolir les limbes
a coupé court à cette vénérable tradition.
Aussitôt après que Marx fut sorti des limbes de
l’oubli pour rentrer en enfer, Pierre a reçu ce message
urgent de Satan :

« Le cas Marx. – Situation insoutenable en enfer. Ce
fils de pute a détruit en peu d’années notre paix
et notre ordre social ancestral. D’abord, il organise la lutte
des diablotins producteurs de soufre et de charbon, de ceux qui
alimentent le feu, des travailleurs des fabriques de biens – ou
plutôt de maux – d’équipement, et même
des tortionnaires et des geôliers, lesquels par des moyens
inédits et inacceptables, par des grèves, des
assemblées, des pamphlets et des graffitis
irrévérencieux, ont obtenu des journées de travail
beaucoup plus courtes et des salaires si élevés
qu’ils mettent sérieusement en danger la
compétitivité et la productivité des usines
infernales.
Stimulés par l’exemple et
régénérés sans doute par les suspensions
continuelles de leurs châtiments mérités, les
condamnés aux tourments éternels se sont aussi
organisés : d’abord dans la lutte pour les droits
humains universels, passant ensuite tout de go à une critique
dévastatrice et subversive de la dite
« économie politique de
l’enfer ». Une critique qui vise le fonctionnement
même de notre civilisation infernale, mettant en question le sens
de son économie productive ultramoderne – combustibles
fossiles et nucléaires, engins de torture, moyens divers de
désolation et de destruction, médicaments de pointe pour
potentialiser la douleur et empêcher toute rémission,
drogues sophistiquées pour inhiber la réflexion et la
compassion, technologies diverses de dévastation chimique,
bactériologique et radioactive, instruments financiers
raffinés générant la servitude éternelle
pour dette et moyens non moins raffinés de désinformation
massive. Son objectif est clair : mettre en question notre
façon de produire tout cela – des marchés libres
totalement dérégulés avec l’essor
incontrôlé de, des sociétés toutes
dominées par un Dominus ab legibus solutus [maître
n’étant tenu par aucune loi, NDT], des marchés
spéculatifs de produits à terme habilement conçus
pour faire enfler la bulle des prix des aliments et tourmenter par la
faim la foule infernale, etc.

    Dans son incroyable audace, Marx en est venu
à suggérer que l’atmosphère magnifiquement
irrespirable de l’enfer, loin d’être un
phénomène naturel décrété par le
ciel, appartient aux conditions mêmes de notre monde
inférieur, qu’elle est un simple sous-produit historique
du réchauffement et du changement climatiques induits par des
pratiques productives irrationnelles et inhumaines, spéculatives
et publicitaires de nos entreprises infernales. Il ne se prive pas non
plus de me discréditer de façon humiliante, affirmant
sans cesse que moi-même, Satan, je ne suis qu’un
« pauvre diable », un laquais politique, en
somme, des intérêts de ces entreprises, coopté de
façon non démocratique par elles. Presque personne ne
croît plus ici que je suis le « chef de
l’enfer par la grâce de Dieu ». Et
voilà qu’une assemblée générale est
convoquée qui devrait réunir des diables salariés
et des condamnés aux tourments éternels, avec le mot
d’ordre : « Il y a aussi de l’espoir en
enfer : un autre monde non infernal est parfaitement
possible ». Je n’ai pas les moyens de la
réprimer. Mais je te dis, Pierre, que notre civilisation
infernale courre un grave danger. J’attends des instructions
célestes. »

    Olympien et célestement froid, mais conscient
du danger, Pierre se contenta de transmettre à l’enfer un
ordre d’admission de Marx au ciel :
« Qu’il monte ! ».

    Le temps a passé et, chose insolite, Pierre
est descendu personnellement en enfer pour s’entretenir en secret
avec le même Satan :

    « Je vois d’emblée
qu’en enfer les choses sont revenues à la normale, Satan.
Mais la situation là-haut est insoutenable. Ce fils de pute
s’occupe maintenant du ciel. Il commence à agiter les
âmes béates pour qu’elles se vouent aux plaisirs
charnels et aux autres jouissances terrestres. Non content de cela, il
a lancé une campagne – de
« désaliénation », dit-il
– parmi les anges pour qu’ils retrouvent un sexe, puissent
choisir celui qu’ils désirent et le pratiquent même
comme ils l’entendent. Dans sa démagogie perfide, il ne
s’est pas même privé de comparer de façon
méprisante notre paradis céleste et ses âmes
bienheureuses avec les aspects férocement charnels et
l’hédonisme du paradis musulman. Et il appelle maintenant
à une assemblée générale céleste aux
relents clairement populistes pour mettre un terme à des
hiérarchies établies depuis des temps immémoriaux,
et réorganiser démocratiquement tout cela du bas vers le
haut. La démesure de ce bougre ne connaît pas de
limites : il donne à entendre que le ciel traite
l’enfer comme une colonie, qu’il l’exploite,
l’opprime et vit à ses dépens ; de surcroît,
que vous êtes en enfer, précisément parce que
c’est notre colonie, et non en raison de vos fautes. Satan,
imagine ce qui pourrait se passer, par exemple, si cette
assemblée distribuait de façon démagogique les
gigantesques paquets d’actions que quelques âmes patronales
béates et probes détiennent dans les entreprises
infernales, pour leur plaisir céleste bien mérité.
Ce qui m’horrifie, c’est de penser que de cette
assemblée puisse sortir une « Critique de
l’Économie Politique du Ciel et de
l’Enfer ». Le fait est, collègue Satan, que
nous n’avons pas là-haut de possibilités de la
réprimer. J’ai essayé de dissuader Marx par tous
les moyens, y compris en le menaçant de façon
voilée d’un renvoi en enfer. Mais je te confesse que
j’ai dû interrompre ces conversations au moment difficile
où l’éloquence et – tu me pardonneras –
le pouvoir de persuasion diabolique de ce juif de merde
commençaient à me faire vaciller. »

    – Si ce que tu suggères, Pierre,
c’est le renvoi de Marx en enfer, je m’y refuse
carrément. Car la destruction de l’enfer serait encore
plus dangereuse que la destruction du ciel. Il faut chercher une autre
solution. Je te suggère d’organiser un sommet au plus haut
niveau avec Dieu et moi. Si tu le juges nécessaire, tu peux
même inviter Allah ; je n’y verrais pas
d’objections. Que décides-tu ?

– Dieu ? Allah ? Pauvre diable ! Ils n’existent pas.

* Notre traduction de l’espagnol d’après le site www.antroposmoderno.com.