Quand le rêve américain tourne au cauchemar

Quand le rêve américain tourne au cauchemar

Dans la première puissance économique et politique du
monde, la crise économique plonge de larges secteurs de la
classe travailleuse dans une situation catastrophique. Si les
gouvernements Bush, Obama et la Banque centrale américaine (FED)
ont débloqué plus de 1500 milliards de dollars pour
secourir les banques et leurs actionnaires, ils n’ont pas
montré le même empressement pour sauver les emplois. De
fait, bien que nombre d’éditorialistes et de politiques
prédisent une reprise imminente, l’économie
américaine a encore détruit 263 000 places de
travail en septembre, contre 200 000 en août. Le taux de
chômage officiel s’élève dès lors
à 9,8 % (15,4 % dans la population noire et
12,7 % chez les Latino-Américains).

    Ici, le terme « officiel »
a son importance, tant l’information lâchée au
détour d’une conversation par Dennis Lockhart, un des
responsables de la Banque centrale, semble plus proche de la
réalité : « Si l’on prend en compte
les gens qui voudraient un emploi mais ont cessé d’en chercher
un et ceux qui travaillent un nombre d’heures inférieur à
ce qu’ils souhaiteraient, le taux de chômage passerait des
9,4 % officiels à 16 % » (Le Monde,
26 août 2009), soit près de 25 millions de personnes. Sans
compter une fraction des quelque 12 millions de clandestins non-compris
dans les statistiques ; les 2,5 millions de
prisonnier·e·s (1 % de la population active); ou
encore les chômeurs·­euses qui sont allés
renforcer les 1,5 millions d’hommes et de femmes que compte
l’armée américaine, envoyés pour certains
dans les bourbiers sanglants d’Afghanistan et d’Irak, sous
la houlette du dernier prix Nobel de la Paix.

    Si le taux de chômage réel aux
Etats-Unis n’est peut-être pas aussi élevé
qu’aux pires moments de la Grande Dépression, en 1933, il
n’est plus tellement éloigné des taux atteints lors
de la première phase de la crise des années trente. Or,
aux Etats-Unis, être au chômage signifie à plus ou
moins brève échéance une chute dans la
pauvreté, voire, pour les plus
défavorisé·e·s, dans la
misère : près de deux tiers des sans emploi
officiellement comptabilisés dans les statistiques n’ont
droit à aucune allocation de chômage ; et celles et ceux
qui en touchent une ne reçoivent en moyenne que 35 % de
leur dernier salaire. En 2005, en pleine période de croissance
économique, 12,6 % de la population vivait dans une
situation de pauvreté, soit 37 millions de personnes, en
augmentation de 5,4 millions depuis 2000. La crise est en train de
faire exploser cette statistique.

    Pour le patronat américain,
l’envolée du taux de chômage est une aubaine, car il
permet de réduire les salaires de celles et ceux qui ont la
chance d’avoir conservé leur place de travail,
obligés d’accepter de se serrer la ceinture, dans la
mesure où des dizaines de chômeurs attendent de prendre
leur place en cas de refus. Ainsi, plusieurs grandes entreprises telles
General Motors ou Hewlett Packard ont procédé à
des baisses généralisées de salaires et des
pensions, auxquelles vient s’ajouter le chômage partiel.
Pourquoi les patrons embaucheraient-ils dès lors qu’ils
peuvent produire plus avec moins
d’employé·e·s ? Selon le Bureau des
statistiques du travail, la productivité a bondi de quelque
6,5 % en rythme annuel au deuxième trimestre 2009. Ces
gains impressionnants ne sont évidemment pas dus principalement
à des améliorations technologiques, mais surtout à
la pression croissante qui s’exerce sur les salarié-e-s
dans un contexte de hausse massive du chômage. Une chose est
sûre, les gains de productivité ne viennent pas
récompenser le travail, mais servent à rétablir
les dividendes des actionnaires.

    L’effritement des revenus, combiné
à la crise des subprimes, a conduit à l’expulsion
de nombreux habitant·e·s de leur domicile. Le nombre de
sans-abri à l’échelle du pays atteint
900 000 personnes. Dans une ville comme Detroit,
sinistrée par l’effondrement de l’industrie
automobile, les sans domicile frôlent les 2 % de la
population, qui s’entassent dans des tentes à la sortie
des villes ou squattent des immeubles désaffectés.
Là encore, la comparaison avec la Grande Récession et ses
deux millions de sans-logis ne paraît plus totalement hors de
propos.

    Cependant, il y a une différence, et de
taille, entre la crise économique actuelle et la crise des
années 30. C’est qu’aujourd’hui, un acteur
social fait pratiquement défaut : le mouvement ouvrier,
qui à l’époque avait contraint le président
démocrate Roosevelt à adopter certaines mesures sociales
élémentaires. Aujourd’hui, le mouvement syndical a
été largement défait dans un de ses bastions
historiques : l’industrie automobile, située dans
le Nord du pays (dans le Michigan notamment). Quant à la gauche
politique et associative, elle peine à se remobiliser
après la gueule de bois infligée par les promesses non
tenues d’Obama : toujours aucun assouplissement des lois
antisyndicales, un projet d’assurance maladie de plus en plus
vidé de sa substance, des milliers de nouveaux soldats
envoyés en Afghanistan, etc. Pourtant, la recherche de
convergences locales et nationales entre les luttes ouvrières,
certes rares et émiettées, mais existantes – de
même qu’existent des luttes spécifiquement
portées par les sans-logis ou par l’immigration – et
une gauche politique en phase de recomposition, représente sans
doute pour les classes populaires aux Etats-Unis le seul espoir de
résistance face à la régression sociale.

Hadrien Buclin