« Strange Fruit »: aux origines de la « Protest Song »

« Strange Fruit »: aux origines de la « Protest Song »

Depuis l’élection de
Barack Obama, les violences à caractère raciste sont en
augmentation au Etats-Unis. Alors que la crise sociale fait rage, la
réactivation des groupes suprématistes blancs
s’affirme. Un danger à ne pas sous-estimer, dans un pays
où le lynchage des gens de couleur était pratique
courante durant la première moitié du 20e siècle,
où la conquête des droits civiques remonte aux
années 60, et où l’égalité sociale
est toujours loin d’être acquise… Aujourd’hui
plus que jamais, il est temps de se souvenir que l’une des
premières « Black Protest Songs »
avait pour cadre la lutte contre le lynchage…

Février 1939 – New York – Greenwich Village :
au Café Society, des portiers en haillons reçoivent les
spectateurs dans un décor parodiant la haute
société américaine, le mépris de classe et
la discrimination raciale. Fondé par Barney Josephson en 1938,
ce club est le premier à ne pas pratiquer la
ségrégation raciale. Au bar, le public, composé
essentiellement de militant·e·s de gauche et
d’artistes, blancs et noirs, retrouve les anciens combattants de
la guerre civile espagnole qui font le service du soir.

    La lumière s’éteint et le visage
d’une jeune femme coiffée d’un gardénia
paraît dans le halo des projecteurs. Un accord de piano et ces
vers chantés : « Les arbres du Sud portent un fruit
étrange. Du sang sur les feuilles et du sang à la racine.
Des corps noirs se balancent dans la brise du Sud. Etrange fruit
suspendu au peuplier. Scène pastorale du Sud
héroïque. Les yeux exorbités et la bouche
déformée. Senteur de magnolia douce et fraîche.
Puis l’odeur soudaine de chair qui brûle. Voilà un
fruit que les corbeaux picoreront. Que la pluie recueillera. Que le
vent aspirera. Que le soleil fera pourrir. Qu’un arbre laissera
tomber. Voilà un fruit bien étrange et
amer ».

    A 24 ans à peine, Billie Holiday vient
« de contribuer à créer la musique
d’un mouvement » [C.T. Vivian, pasteur, ancien
militant pour les droits civiques, interviewé dans Strange
fruit : une chanson pour l’espoir, documentaire de
Joël Katz, Oniera Films LLC, 2002].

Black Protest Song

Strange fruit est sans doute la première Black Protest Song.
Bien sûr, Black and Blue d’Andy Razaf,
interprétée par Louis Armstrong en 1929, ou Supper Time
d’Irving Berlin avaient lancé le mouvement. Mais
jusqu’à Strange Fruit, aucune chanson n’avait aussi
clairement dénoncé la pratique du lynchage,
répandue essentiellement dans le Sud des Etats-Unis. Moyen de
terreur pour « juguler une communauté
accusée d’outrepasser ses limites », il
prétend souvent venger le viol d’une femme blanche [Farah
Jasmine Griffin, interviewée dans Strange fruit : une chanson
pour l’espoir, documentaire déjà cité]. La
victime est rouée de coups, mutilée, pendue puis
brûlée, sous le regard complice d’une
communauté blanche, des hommes et des femmes ordinaires,
indifférente ou « profitant du
spectacle ».

    Le pouvoir évocateur de Strange Fruit
n’échappe pas à Billie Holiday qui, dans un premier
temps, hésite même à l’interpréter.
Dans certains milieux de la gauche américaine, on craint
qu’elle ne favorise une nouvelle flambée de lynchage.
A l’inverse, la chanson met mal à l’aise un
artiste communiste afro-américain comme Paul Robeson, qui
s’inquiète d’y voir montrer la communauté
noire en victime impuissante. Des producteurs et radios refusent de la
diffuser. A la fois, chant de protestation et chant de deuil, Strange
Fruit accompagne pourtant dès lors l’activisme de la
communauté noire américaine pour les droits civiques.
Synthèse artistique d’une campagne politique contre le
lynchage, la chanson « place les éléments de
protestation et de résistance au cœur de la musique noire
contemporaine » [Angela Davis, Blues Legacies and Black
Feminism, Vintage Book, 1999].

Chasse aux sorcières et combat pour les droits civiques

« J’ai écrit Strange Fruit, parce que je hais
le lynchage, je hais l’injustice et je hais les gens qui la
perpétuent », écrira en 1971
l’enseignant juif new-yorkais d’origine russe Abel Meeropol
(alias Lewis Allan). Strange Fruit est immédiatement
associé par les autorités au communisme. Tout se passe
comme si la lutte contre le lynchage était
considérée comme une activité
« anti-patriotique ». C’est bien
d’ailleurs sur cette base, qu’en 1940, Abel Meeropol est
interpelé par une commission chargée
d’enquêter sur les activités subversives dans les
écoles. Militant du syndicat des enseignants, il publie pour la
première fois les paroles de Strange Fruit en 1937, dans les
pages de l’organe de presse de cette organisation ; membre du
Parti communiste, il se bat pour l’Espagne républicaine.
En plein maccarthysme, avec son épouse Ann, il adoptera les
enfants de Julius et Ethel Rosenberg, exécutés pour
activités d’espionnage présumées en faveur
de l’URSS, en 1953.

    En 1945, il compose The house I live in, sorte de
préfiguration poétique de ce qu’il aimerait que les
Etats-Unis deviennent, établissant un lien étroit entre
la lutte pour l’égalité des droits entre noirs et
blancs et le combat antifasciste. Cette chanson a été
reprise récemment dans le cadre de la campagne
présidentielle de Barack Obama. Strange Fruit, en revanche,
n’est plus guère interprétée. Inspiration
musicale des mouvements pour les droits civiques et contre le racisme,
reprise par Nina Simon, UB40 ou Sting, Strange Fruit demeure un
brûlot au plus profond de la conscience états-unienne.

Stéfanie Prezioso