Lettre d’Alger d’une femme en colère

Lettre d’Alger d’une femme en colère

Wassyla Tamzali, issue d’une
famille algérienne de tradition musulmane, avocate et
féministe, adresse dans son livre « Une femme en
colère » une « Lettre d’Alger
aux Européens désabusés », qui
auraient oublié les combats menés jadis en commun avec
les colonisés.

Entraînés dans des dérives culturalistes,
défendant un « islam
modéré » ou la
« laïcité ouverte », ils
s’engagent dans un débat, au bout duquel les seuls
gagnants risquent d’être les islamistes, aux dépens
des principes démocratiques fondamentaux tels que
l’égalité des sexes et la liberté de
conscience.

    Née en 1941 à Alger, Wassyla Tamzali a
connu dans sa famille un islam doux, qui posait certaines règles
de conduite, mais laissait des marges de manœuvre à la
personne restée libre de l’importance qu’elle
voulait donner à son implication religieuse. Son père
était engagé pour la libération du pays. Wassyla a
appris à connaître la violence aveugle, quand il est
tué en 1957 par une jeune recrue du FLN. Après avoir
pratiqué comme avocate à Alger, elle a travaillé
pendant 20 ans à l’Unesco, principalement pour les droits
des femmes. Elle vit aujourd’hui en Algérie et partage son
temps entre l’écriture et l’activité
militante.

    Son livre évoque avec émotion la lutte
de libération de l’Algérie et la rencontre entre
Simone de Beauvoir et la résistante Djamila Boupacha. Il y a
quelques années encore, elle était fière de se
dire algérienne et d’avoir fait partie de ces femmes au
visage découvert, éclatantes de joie à la
libération du colonialisme, « symboles d’un
tiers-monde triomphant, au coude à coude avec leurs
hommes ». Aujourd’hui, elle est amenée
à se demander, qui elle est, et finit par se désigner
comme « innommée », ne se
reconnaissant pas dans « l’identité toute
faite, emballée dans la religion » qu’une
Algérienne reçoit d’interlocuteurs
européens, qui ne voient à la place des féministes
du Sud que des « femmes musulmanes ».

Quelle « laicité »?

Aujourd’hui, le ressentiment de l’immigré
maghrébin ou du Français d’origine
maghrébine exposé en Europe au racisme, crée un
terrain favorable au sentiment d’identité communautaire et
à l’islamisme, et ce ne sont pas les « longs
sanglots de l’homme blanc », qui y changeront
quelque chose, surtout quand celui-ci se préoccupe en premier
lieu de préserver la « diversité
culturelle » et d’échapper à
l’opprobre d’islamophobie.
L’épistolière en colère reproche à
ses
« amis-européens-intellectuels-de-gauche-pour-la-plupart »
leur aveuglement devant les « islamistes
modérés », quand ils se font avec ceux-ci
les chantres de la démocratie et de la laïcité, en
oubliant qu’il s’agit d’une démocratie sans
égalité des sexes et sans liberté de conscience,
l’islam considérant l’apostasie comme un crime. Du
moment que la notion de laïcité tend à être
dénaturée en « respect de toutes les
religions » et à perdre son sens de liberté
de conscience, les islamistes se révèlent être les
meilleurs défenseurs de la laïcité…

Un piège identitaire

Lors de l’affaire du foulard en France, la commission
préparatoire à la loi ignorait le principe
constitutionnel de l’égalité des sexes. Les
féministes furent exclues du débat et le voile a
été interdit en tant que signe religieux, sans faire de
cas de sa fonction de ségrégation sexuelle.
L’écrivaine considère que les femmes qui se voilent
pour affirmer leur identité de « Françaises
musulmanes » tombent dans un piège. Comme sous le
colonialisme, lorsqu’elles étaient
« l’ultime refuge de l’identité des
populations contre l’occupant étranger », on
demande de nouveau aux femmes musulmanes de « porter les
signes d’appartenance à leur
société ». Elles sont ainsi amenées
à se soumettre, souvent sans mesurer toute la portée de
leur geste, à une société patriarcale, dans
laquelle « les règles de mariage, de divorce, de
copulation, sont des règles sacrées »,
dictées par le Coran et les dits du prophète.

    Selon les recherches de l’historienne
tunisienne Latifa Lakhdar, les premières
révélations de Mahomet étaient exemptes de
misogynie ; mais afin de rassurer les soldats de la nouvelle
religion, le prophète s’est vite ravisé et a
sanctifié le pouvoir mâle sur les femmes. L.
Lakhdar : « les hommes des premiers temps de
l’Islam faisaient de la virilité et de la libido
dominantis leur capital symbolique. Cet éros
théologisé à outrance a conditionné et
continue de le faire, l’éthos islamique ». W.
Tamzali constate que dans une société, où la femme
est ainsi identifiée par une morale sexuelle, le voile, loin de
la protéger, prend une fonction érotique ;
à l’augmentation du nombre de femmes voilées
correspond celle des crimes sexuels, du harcèlement sexuel dans
les universités et sur les lieux de travail, de la prostitution.

Pour un féminisme universel et laïc

Face aux applications barbares de la charia, depuis la dissolution
forcée de mariages parce que l’un des conjoints ayant
osé critiquer l’islam est convaincu d’apostasie,
jusqu’à la lapidation d’une jeune femme qui a eu le
tort d’être enceinte par suite d’un viol, Mme Tamzali
attend de l’intelligentsia musulmane une condamnation ferme de
ces pratiques. Tariq Ramadan la déçoit lorsque, au sujet
de la lapidation, il propose juste un moratoire. Par ailleurs,
l’auteure soupçonne les stratèges politiques de
vouloir utiliser l’islamisme modéré pour faire
barrage à une iranisation des pays à majorité
musulmane, en intégrant les islamistes modérés
à ces régimes despotiques. « Aux uns les
fioritures arabo-islamiques, et au passage la consolidation de la
morale sexuelle bédouine – ça arrange tout le monde
–, aux autres l’argent, le pétrole et le
pouvoir. »

    Selon Wassyla Tamzali, la tâche du
féminisme dans les pays musulmans est de poser clairement la
question tant aux responsables politiques qu’aux islamistes,
nationalistes et intellectuels: « Les femmes sont-elles
des individus à part entière, libres et
égales ? » Sans vouloir être
négative d’emblée, il lui paraît difficile,
qu’un féminisme musulman puisse garder son
autonomie ; elle reste persuadée qu’un
féminisme universel et laïc a encore un rôle à
jouer dans son pays, et s’étonne que pour certaines
féministes européennes, qui considéraient
naguère le droit à la liberté et le droit à
l’égalité comme inaliénables, ceux-ci soient
brusquement devenus conjoncturels, comme si le droit de penser
était aussi réservé à l’Occident.

Anna et Urs Spillmann