La violence des « Autres »: sexisme et racisme main dans la main

La violence des « Autres »: sexisme et racisme main dans la main

Si l’on doit certes se
réjouir que le phénomène des violences faites aux
femmes ne soit plus systématiquement passé sous silence
dans la sphère médiatico-politique, il y a cependant de
quoi s’interroger sur la manière dont ce sujet est
abordé à l’heure actuelle.

Ainsi, à en croire les médias et à entendre les
politicien·ne·s (à droite comme à gauche),
le sujet à l’ordre du jour en Suisse serait la lutte
contre les mariages forcés, les mutilations sexuelles, les
crimes d’honneur, etc. Ces formes de violence contre les femmes
(bien réelles et évidemment condamnables) occupent le
devant de la scène, comme si le problème essentiel pour
les femmes vivant en Suisse ne résidait pas dans les formes de
violence « ordinaires » et quotidiennes que
sont le viol, les violences conjugales, le harcèlement sexuel au
travail, l’inceste, etc. (Ceci sans parler des discriminations
structurelles qui subsistent en matière d’emploi, de
salaires, de répartition des tâches domestiques, de
l’accès aux postes de pouvoir, etc).

    Quelle est donc la signification de cette
focalisation sur des formes de violence bien réelles mais
« exotiques » par rapport à la
réalité vécue par la majorité des femmes en
Suisse ?

La « culturalisation » de la violence sexiste

Alors que le féminisme s’est efforcé
d’analyser le problème de la violence contre les femmes en
termes de rapports sociaux (patriarcaux), le discours qui se
répand aujourd’hui tend à présenter la
violence de genre comme un problème
« culturel ».

Il est frappant d’observer, notamment dans les procès pour
viol ou violences conjugales, que lorsqu’il s’agit
d’auteurs « blancs », l’acte est
attribué à une pathologie individuelle (un
« dysfonctionnement » par rapport à la
norme), alors que pour les « non-blancs »
c’est la « culture » qui devient le
facteur explicatif principal. Ce discours révèle
l’étroite imbrication entre racisme et sexisme :
d’une part la question des droits des femmes est manipulée
à des fins racistes par la construction de
stéréotypes et de préjugés attribuant la
domination masculine à l’Autre (le Noir, l’Arabe, le
Musulman, etc) ; d’autre part cette opération
permet de relativiser voire de rendre invisible la domination masculine
chez nous.

    La « géographie du
sexisme » qui attribue aux
« Autres » la palme si ce n’est le
monopole de la violence sexiste, a un contenu manifestement raciste,
mais également antiféministe, puisque ce discours
alimente l’idée que « la violence sexiste ne
peut être qu’accidentelle chez nous parce que le patriarcat
est localisé ailleurs ».

Point de vue néocolonialiste et instrumentalisation des droits des femmes.

Un des effets de la focalisation sur des formes de violence
« exotiques » est de créer dans
l’opinion un lien entre « violence contre les
femmes » et « immigration ». Les
femmes migrantes deviennent la métaphore de la femme soumise et
opprimée (par opposition à la femme
« émancipée » que serait la
femme suisse), et les hommes migrants (Noirs, Arabes, Musulmans, etc.)
sont présentés comme intrinsèquement sexistes et
violents (par opposition aux hommes suisses qui ne le seraient que
« par accident »). Une telle perspective ne
peut qu’évoquer le discours colonialiste qui
légitimait la domination coloniale par la « mission
civilisatrice » de l’Occident, et en particulier la
nécessité d’apporter
« l’émancipation » aux femmes
des pays colonisés. (Et tant pis si, à la même
époque, les femmes en Occident n’avaient pas le droit de
vote…). De même, on se souviendra de la manière
éhontée dont la « cause des
femmes » a été utilisée pour
légitimer la guerre impérialiste US en Afghanistan.

    Ainsi, le discours dominant (plus agressif à
droite, plus « bien-pensant » à
gauche) en matière  
« d’intégration » des
étrangers, qui accorde une place centrale à la question
de « l’émancipation des
femmes », a des relents néocolonialistes frappants.
Il se fonde en effet sur l’idée que les différences
culturelles des migrant·e·s constituent un
problème et un «déficit» par rapport à
la norme qui serait, prétendument, le respect de
l’égalité entre les sexes dans notre
société.  En attribuant la violence contre les
femmes à la « culture » (des Autres),
voire à un « déficit
d’intégration », on sous-entend la
supériorité de notre société
« moderne » sur les sociétés
dites « traditionnelles » (au mieux) ou
« barbares » (au pire) dont seraient
issu·e·s les migrant·e·s.

Pour un féminisme antiraciste

De même que la question de la domination des femmes ne peut
être dissociée des rapports de classe, elle ne peut
l’être davantage des rapports « de
race ». Dans un contexte caractérisé par une
(re)montée de la xénophobie et du racisme, il est de la
responsabilité des forces qui se réclament du
féminisme de débusquer et de contrer toutes les
tentatives d’instrumentalisation des « droits des
femmes » à l’appui d’un discours
néocolonial de stigmatisation des
« Autres ». A défaut, la cause des
femmes risque d’être utilisée comme une arme dans la
« guerre des civilisations » et dans les
politiques migratoires discriminatoires et xénophobes. La
solidarité avec les femmes qui, ailleurs, luttent contre les
formes spécifiques d’oppression qu’elles subissent
est évidemment nécessaire. Mais de grâce, ne
joignons pas notre voix à ceux et celles qui
s’érigent en donneurs de leçons en matière
de respect du droit des femmes, alors qu’il y a encore bien
à faire ici même dans ce domaine !

Anne-Marie Barone