Plongée dans les pratiques culturelles en Suisse

Plongée dans les pratiques culturelles en Suisse



L’Office fédéral
de la statistique vient de publier les résultats d’une
enquête menée en 2008 sur les pratiques culturelles en
Suisse. Sans surprise, ce sont le cinéma, les concerts et la
visite de monument qui constituent les pratiques les plus
récurrentes avec environ deux tiers des
sondé·e·s concernés. Contrairement à
ce que l’on peut penser, ce sont globalement les jeunes qui sont
les plus nombreux à répondre aux différentes
offres culturelles. Selon les statistiques, le sexe et la
nationalité n’ont que peu d’influence sur les
pratiques culturelles.

On retrouve néanmoins certaines conséquences de la
division des rôles imposée par la société
patriarcale. Ainsi, les femmes, confinées dans le domaine du
corps, sont plus nombreuses à assister à des spectacles
de danse, tandis que les hommes, prétendus détenteurs de
la logique, sont plus nombreux à visiter des musées
historiques et techniques.

Formation, revenu et résidence

Ce sont ces trois critères qui sont les plus influents sur les
activités culturelles. Et ceci pour chacune d’entre elles,
aussi bien pour des activités à forte connotation
élitiste comme la visite de musées d’art que pour
celles réputées être populaires comme les festivals
ou le cinéma : ainsi, la fréquentation des
festivals passe de 16 % pour quelqu’un
s’étant arrêté à l’école
obligatoire à 40 % pour le détenteur d’un
diplôme universitaire; et de 22 % pour un revenu annuel
brut du ménage de moins de 50 000 francs à
42 % pour un revenu de plus de 100 000 francs.

    Une autre donnée intéressante de cette
enquête est celle qui concerne les raisons qui poussent les gens
à pratiquer des activités culturelles. Si le
« divertissement » est très souvent
cité (60 %), il est tout de même
dépassé par « l’intérêt
actif » (68 %). Néanmoins, ces chiffres
cachent des disparités selon les classes sociales. Ainsi, les
classes aisées sont beaucoup plus nombreuses à citer
l’intérêt actif comme raison, faisant de la culture
un lieu de distinction élitiste. De leur côté, les
ménages au revenu plus modeste parlent plus volontiers de
divertissement, la culture jouant alors le rôle de reconstitution
de la force de travail, mais également de lieu où
l’on « se change les idées »
afin d’oublier la situation quotidienne dans ce qu’elle a
de révoltant.

    Les chiffres concernant les pratiques culturelles en
amateur montrent que ce sont la photographie, les beaux-arts et les
instruments de musique qui sont les plus répandus en Suisse,
étant pratiqués par environ un cinquième de la
population. Ici, de nouveau, la possibilité de s’y adonner
est logiquement déterminée par le revenu et la formation.

L’organisation sociale comme obstacle à la culture

Une dernière donnée de la recherche se rapporte aux
raisons invoquées par les sondé·e·s comme
obstacle à leur désir de culture. Or étonnamment
plus que les coûts, qui ne sont cités qu’entre 2 et
33 % selon les activités culturelles, c’est le
manque de temps qui est largement invoqué : entre 48 et
73 % ! C’est donc surtout l’organisation
sociale du temps qui joue le rôle de castratrice culturelle. Avec
un temps de travail hebdomadaire élevé et la
nécessité pour les plus précaires
d’accumuler plusieurs petits boulots, le temps libre manque de
plus en plus. Le travail prend toute la place et il ne reste plus que
très peu de temps pour se divertir et encore moins pour
s’épanouir.

La culture comme simple consommation

Ce qui choque à la lecture de ces statistiques, c’est
finalement la conception de la culture qu’elles impliquent.
L’enquête en choisit délibérément une
définition très restreinte : « une
série de lieux, d’institutions et
d’événements fréquentés à
l’extérieur de chez soi […] et
d’activités propres pratiquées en amateur. »
Cette définition est beaucoup plus limitée que celle de
l’UNESCO, qui est pourtant choisie comme référence
par l’Office fédéral de la culture. Cette
dernière inclut les modes de vie, les droits fondamentaux de
l’être humain, les systèmes de valeurs, les
traditions et les croyances. Quand l’enquête prétend
se centrer sur des pratiques, ce qu’elle fait, elle réduit
la culture à sa forme de consommation de biens. En
conséquence, ces chiffres ne nous parlent pas de la façon
dont les gens vivent la culture, mais de la façon dont ils la
consomment : combien de billets, de cédés
achètent-ils ? On ne saura jamais les valeurs
qu’ils attribuent à ces pratiques. Par suite, si certains
genres sont bien énoncés pour différencier
certains styles de musique (jazz, rock, techno), ceux-ci restent
volontairement larges et laissent de côté tout genre
alternatif, allant jusqu’à ne pas mentionner le hip-hop et
le reggae parmi les genres principaux. De même, la restriction de
l’électro à ses dimensions « dance,
house, techno » réduit ce genre à ses
caractéristiques festives, c’est-à-dire à
ses espaces de consommation que sont les clubs, pour occulter toute la
dimension expérimentale de l’électro. Le refus
partiel des genres proposés par les
sondé·e·s se traduit par le fait que plus de
20 % des personnes citent le genre
« autre » parmi leurs trois styles musicaux
préférés.

    Dans la même logique, cette enquête
n’envisage bizarrement la pratique artistique que sous sa forme
amateur. Ce qui revient donc à exclure les artistes des
pratiques artistiques ! De nouveau, ce qui est visé
c’est les loisirs comme consommation et non l’art comme
création. On cherche seulement à savoir qui achète
un appareil photo ou comment les gens occupent leurs
« temps morts », leurs temps hors du travail
utile.

Pierre Raboud