Est-ce la fin du secret bancaire ?

Est-ce la fin du secret bancaire ?



Après les attaques des
Etats-Unis, de la France et du G20, c’est au tour de
l’Allemagne de brandir la menace de listes de clients ayant de
l’argent caché dans les banques suisses. Ces attaques
répétées contre le secret bancaire
signifient-elles que ses jours sont comptés ? Pour y voir
plus clair, notre rédaction s’est entretenue avec
Sébastien Guex, professeur d’histoire contemporaine
à l’université de Lausanne et spécialiste de
la place financière suisse.

Les attaques du gouvernement allemand menées ces derniers jours
contre le secret bancaire sont-elles à prendre au
sérieux ? Le fisc allemand détient-il
réellement des centaines de noms de clients de banques
suisses ?

Il est très difficile de faire la part des choses dans cette
véritable partie de poker menteur, autour de laquelle
règne une grande opacité. De même, il reste
très difficile de savoir si, en août dernier, la liste
détenue par le fisc français et comportant une
série de noms de clients de la succursale genevoise de la banque
britannique HSBC était réellement consistante. HSBC
prétendait que cette liste ne contenait que quelques dizaines de
noms; quant au ministre du Budget français, Eric Woerth, il
parlait de 130 mille noms ! Où est la
vérité ? Du reste, tout dépend du genre de
clients dont il s’agit : a-t-on à faire à
des petits clients (moins de 5 millions de fortune environ) dont la
perte pour les banques suisses ne serait pas très grave ou
à de gros clients (plus de 30 millions d’actifs sous
gestion), ceux précisément que se disputent avec
acharnement les banques du monde entier.

En tous les cas, ce qu’on peut dire en fin de compte c’est
que l’argent récupéré par le fisc
français est une somme misérable, quelques millions tout
au plus.

    Mais cette question n’est au fond pas la plus
importante. Ce qui n’était plus arrivé depuis bien
longtemps, c’est que les banques suisses et le Conseil
fédéral doivent faire face à une offensive
généralisée contre le secret bancaire. A peine
cela se calme-t-il sur le front étasunien que c’est au
tour de la France d’attaquer, puis de l’Allemagne, etc. De
plus, le Conseil fédéral et les banques doivent affronter
– ce qui est aussi relativement nouveau – des blocs de pays
coordonnés (G20, Union européenne, etc.). Cela rend plus
difficile la tactique utilisée de longue date par les
autorités helvétiques qui consiste à exploiter
à fond les contradictions de l’adversaire.

De plus, au sein de ces blocs, des pays qui sont moins sensibles aux
moyens de pression helvétiques, comme la Chine ou le
Brésil, jouent un rôle de plus en plus important.

Concrètement, quelles concessions la Suisse a-t-elle
été amenée à faire jusqu’à
présent à l’égard des fiscs
étrangers ?

Tout d’abord, en ce qui concerne les Etats-Unis, il faut se
rappeler qu’en février 2009, UBS était sous la
menace d’une plainte pénale. Situation
particulièrement périlleuse car cela risquait de
paralyser les activités de UBS sur le marché
américain et de précipiter la banque à la
faillite. Face à cette menace, le Conseil fédéral
– c’est là d’ailleurs une fonction du secret
bancaire que d’amener directement le gouvernement à jouer
un rôle de bouclier quand une banque suisse est menacée
à l’étranger – est monté au front et a
signé, en août 2009, un accord dans lequel la Suisse
s’engageait à livrer 4 500 noms au fisc
étasunien, ce qui représente la plus importante
brèche dans le secret bancaire depuis la fin de la
Deuxième Guerre mondiale. En revanche, UBS n’a dû
payer qu’une amende modique – environ 750 millions de
dollars – alors qu’il était question d’une
sanction de plusieurs milliards.
    Outre la relative modicité de l’amende,
l’accord a été assorti de trois clauses assez
avantageuses pour la Suisse. Primo, si les Etats-Unis finissent par
obtenir 10 000 noms de clients UBS par auto-dénonciation,
ils doivent suspendre toute recherche supplémentaire. Deuxio, si
l’accord est rompu par une des parties, les Etats-Unis peuvent le
renégocier mais le résultat des nouvelles
négociations ne doit pas comporter de préjudices
financiers pour UBS. Tertio, dans l’accord, le droit interne
suisse est respecté : c’est dire que les clients
américains peuvent encore faire recours en Suisse. Et
c’est dire aussi que la Suisse s’est réservée
ainsi la possibilité de revenir en arrière sur
l’accord, dans le cas où le rapport de force deviendrait
plus favorable. C’est peut-être ce à quoi on assiste
avec le récent jugement du Tribunal administratif
fédéral qui a considéré comme contraire au
droit suisse l’accord passé avec les USA en août
2009. Et de fait, le rapport de force s’est un peu
amélioré dans la mesure où UBS est revenue
timidement dans les chiffres noirs et que le Crédit Suisse, lui,
s’en sort très bien.

En quoi le retour des banques suisses dans les chiffres noirs
est-il si important pour l’appréciation du rapport de
force entre la Suisse et les Etats-Unis ?

Cela permet par exemple à une banque suisse, en cas de poursuite
lancée contre un de ses gros clients par le fisc
américain (rappelons qu’aux Etats-Unis, une fraude peut
aller jusqu’à entrainer des peines de prison) de
s’engager à prendre en charge tout ou partie des frais de
justice, des arriérés d’impôts et
d’intérêts voire de l’amende qui menacent le
client en question. Autant de bons arguments pour convaincre le client
de rester à UBS – d’ailleurs un riche a toujours
avantage à régulariser son argent car il peut ainsi le
dépenser sans risque – arguments qu’UBS pouvait
beaucoup plus difficilement avancer lorsqu’elle était dans
la panade financière totale de l’année
dernière.

Et qu’en est-il des autres fronts, outre les Etats-Unis, sur lesquels la Suisse doit batailler ?

Outre les concessions à l’égard des Etats-Unis, la
Suisse a dû partiellement céder à l’offensive
du G20 contre les paradis fiscaux, qui visait à supprimer la
distinction entre fraude et évasion fiscales. La Suisse a
dû s’engager à signer 12 conventions de double
imposition sous peine de sanctions économiques et d’une
mise sur liste noire.
    Rappelons que jusqu’à la signature de
ces accords, la Suisse accordait l’entraide judicaire seulement
si le fisc étranger avançait des soupçons
étayés – ce dernier adjectif a son importance
– de fraude fiscale (Steuerbetrug), c’est-à-dire
d’une dissimulation de revenus ou de fortune reposant sur des
faux dans les titres, une fausse comptabilité ou quelque autre
faux document. La soustraction dite simple n’étant pas
considéré en Suisse comme un délit pénal.
Du coup, les fiscs qui demandaient l’entraide judicaire de la
Suisse étaient le plus souvent pris dans un cercle
vicieux : demandant l’entraide, ils se voyaient
répondre par la Suisse que celle-ci ne leur serait
accordée qu’en cas de soupçons
étayés, alors que précisément,
c’était pour étayer leurs soupçons que les
fiscs étrangers demandaient l’entraide à la
Suisse…

Donc désormais, l’entraide peut être
accordée en cas d’évasion fiscale
également ?

Oui. Mais – et ce mais montre bien que le secret bancaire est
loin d’être mort – les soupçons doivent 
toujours être précisément étayés pour
que l’entraide soit accordée. Il ne suffit pas pour un
fisc étranger de dire : « Nous
soupçonnons M. Dupont de frauder notre fisc grâce
à un compte dans une banque suisse, merci de nous transmettre
toute information s’y rapportant ». Cela
correspondrait aux procédés dit de fishing expedition que
la Suisse veut à tout prix éviter, pour ne rien dire de
l’échange automatique d’information sur lequel les
milieux bancaires suisses, malgré les bourdes verbales de H.-R.
Merz, ne veulent pas entrer en matière. Pour que
l’entraide soit accordée par la Suisse, le fisc
étranger doit par exemple être en mesure
d’affirmer : « Nous soupçonnons que M.
Dupont, fraude le fisc de notre pays au moyen d’un compte dans
telle ou telle banque ». Voici pourquoi les fiscs
étrangers sont si friands des listes volées et contenant
des noms de clients. Et on peut les comprendre quand on sait la
difficulté qu’il y a à étayer des
soupçons d’évasion fiscale. Ainsi par exemple, les
banques n’hésitent pas à louer au nom d’un de
leurs employés des domiciles fictifs en Suisse pour leurs
clients, et multiplient les intermédiaires entre le client et la
banque, ce qui rend particulièrement malaisées les
enquêtes des fiscs étrangers visant à étayer
leurs soupçons.
    La Suisse cherche donc systématiquement
à ce que les conditions d’octroi de l’entraide,
même à présent qu’est supprimée la
distinction entre fraude et évasion, soient les plus
restrictives possibles. C’est par exemple tout l’enjeu de
la supension actuelle des négociations avec la France concernant
une nouvelle Convention de double imposition. Les négociateurs
suisses avaient accepté un premier projet selon lequel les
autorités françaises n’auraient pas
forcément été obligées de donner le nom de
la banque souçonnée. En prenant prétexte de
l’affaire des listes volées à HSBC, Berne essaie de
revenir en arrière sur ce point.

La Suisse signe des accords avec l’étranger. Mais qu’en est-il de son propre fisc ?

Vous mettez là le doigt sur un aspect particulièrement
choquant de l’affaire. C’est que pour le fisc suisse, la
distinction entre fraude et évasion demeure. La Suisse est plus
coopérative avec les fiscs étrangers qu’avec son
propre fisc qui bénéficie donc de moyens moins
étendus pour lutter contre la fraude fiscale !
D’ailleurs, les banques suisses ne se privent pas
d’exploiter cette faille en proposant à certains riches
fraudeurs étrangers de devenir suisses ! je doute cependant
que cette distinction puisse être maintenue longtemps.
C’est quand même trop choquant. Quoique en Suisse, on ne
sait jamais…

Et qu’en est-il de la possibilité que les accords avec
les fiscs étrangers soient combattus en
référendum ?

Cette possibilité que s’est réservée la
Suisse en signant les accords mais en ne les ratifiant pas encore
s’inscrit dans une stratégie qui là encore
n’est pas nouvelle : il s’agit de gagner du temps.
Pour deux raisons au moins : d’une part, en
espérant, comme je l’ai dit, que le rapport de force
s’améliore parce que, par exemple, UBS s’est refait
une santé  ou parce que la crise économique est
derrière nous.
    D’autre part et surtout, la bourgeoisie et le
gouvernement helvétiques se rendent bien compte que le
modèle actuel de secret bancaire est de plus en plus
fragilisé. Tout en essayant de conserver aussi longtemps que
possible un secret bancaire aussi étanche que possible, les
milieux dirigeants helvétiques cherchent un système
alternatif. En fait, l’hypothèse la plus vraisemblable est
que pour conserver leurs clients fraudeurs, ces milieux tentent
d’adopter, en l’adaptant, le modèle anglo-saxon du
trust.

De quoi s’agit-il ?

Le principe est très simple. Il s’agit d’un montage
juridique dans le cadre duquel les millionnaires et les milliardaires
cèdent leur fortune à une sorte de fondation. Du coup, le
client n’est plus propriétaire de sa fortune mais
n’en est plus que l’usufruitier. Cela présente un
double avantage de taille : le client peut, tout à fait
légalement, diminuer massivement sa charge fiscale et son
anonymat est garanti.  Seulement, la mise en place d’un tel
système, difficilement compatible avec le système
juridique continental, nécessite du temps, sans doute une bonne
décennie : il faut former des centaines de juristes et de
banquiers à cette nouvelle donne juridique.
    Mais la Suisse s’y attelle
sérieusement. Des masters spécialement consacrés
à la législation des trusts fleurissent dans les
universités suisses. Et en 2007, le Parlement a ratifié
la Convention de La Haye sur les trusts en faisant
bénéficier ces derniers de dispositions
particulièrement libérales. Ainsi, contrairement à
d’autres pays, ceux-ci ne seront pas imposés du tout en
Suisse.