Trotski et la psychanalyse

Trotski et la psychanalyse



Trotski a été l’un
des rares révolutionnaires qui, toute sa vie, s’est
intéressé à la psychanalyse. Lors de son exil
à Vienne en 1910, il s’était lié
d’amitié avec Adler qui était militant socialiste,
psychanalyste et proche collaborateur de Freud jusqu’en 1911.

Mentionnons aussi Adolf Ioffé et Karl Radek, des responsables
bolcheviques proches de Trotski, qui ont fait une analyse lors de leur
exil viennois et qui étaient de fervents défenseurs de la
psychanalyse.

L’intérêt de Trotski pour la psychanalyse

Après la révolution bolchevique, Trotski essaya
d’intégrer la psychanalyse dans
l’épistémologie marxiste, à savoir le
matérialisme de Marx. En 1923, il s’adressa à
Pavlov, prix Nobel de médecine en 1904 et icône
incontestée du monde scientifique et du pouvoir
soviétique en raison de ses expériences sur les chiens,
expériences qui montraient l’influence de
l’environnement sur le fonctionnement sécrétoire de
l’estomac. Trotski espérait que Pavlov pourrait montrer
comment la psychanalyse pouvait être intégrée dans
le système des réflexes conditionnés, et ainsi
devenir compatible avec l’épistémologie marxiste
telle qu’il l’entendait. Nous ne connaissons pas la
réponse de Pavlov, mais savons seulement qu’il estimait
que Freud creusait en haut alors que lui creusait plutôt en bas,
des démarches qui font appel à des méthodologies
fondamentalement différentes.

L’intérêt de Trotski pour la psychanalyse est assez
particulier. En effet, tout en ayant lu certains ouvrages de Freud, sa
compréhension de la psychanalyse demeure plutôt lacunaire.
Il donne l’impression que son intérêt est
basé sur sa grande ouverture d’esprit et un sentiment
profond, mais vague, en faveur de la psychanalyse, presque une sorte
d’intime conviction qu’il doit y avoir quelque chose de
vrai et de pertinent dans cette théorie.

Enfin, lors de la rédaction du 2e manifeste surréaliste
en 1938, André Breton s’est rendu chez Trotski, dans son
exil mexicain, pour lui soumettre son projet. Il était question
de psychanalyse et Trotski l’a défendue au nom de la
vérité artistique et de «la fidélité
inébranlable de l’artiste à son moi
intérieur».

Les difficultés du freudo-marxisme

Avec le recul, force est d’admettre que la psychanalyse
n’était pas intégrable dans le marxisme de la
première moitié du siècle dernier.

1. A ce moment, le marxisme se voulait radicalement
« scientifique » dans le sens des
« sciences exactes », basées sur des
faits objectivables et leur l’expérimentation, une
conception qui s’est nettement assouplie aujourd’hui avec
des théoriciens comme Daniel Bensaïd ou Michaël
Löwy. Même si Freud était matérialiste et a
gardé toute sa vie le projet de pouvoir intégrer la
psychanalyse dans les sciences de la nature, sa technique
d’investigation de l’inconscient – moyennant la
technique des associations libres – n’est pas compatible
avec la méthode des « sciences
exactes ».

Les révolutionnaires bolcheviques avaient la prétention
de créer un homme nouveau et la conviction de posséder,
avec le matérialisme dialectique, une méthode
scientifique permettant d’aborder l’ensemble des
problèmes de l’homme et de la science. Il s’agit
indiscutablement d’une théorie à vocation
totalisante, une démarche très proche des méthodes
scientifiques actuelles, basées exclusivement sur la
quantification et l’expérimentation.

2. Un débat toujours actuel concerne la primauté, voire
l’exclusivité de
« l’environnement », plus
particulièrement du facteur social. Cette
prééminence entre en contradiction avec la conception
freudienne du fonctionnement mental basé essentiellement sur la
conflictualité intrapsychique, les désirs, la
« pulsionnalité » ou encore la
sexualité infantile insérés dans le biologique,
voire le génétique, une approche qui accorde une place
centrale au caractère singulier et unique de l’individu.

3. On peut également mentionner la conception
« dialectique », au sens
hégélien du terme, avec la tendance à la
suppression de la contradiction fondamentale de l’être
humain grâce à l’avènement d’une
société sans classe. Un tel dépassement
dialectique est difficilement compatible avec la conflictualité,
une notion centrale de la théorie freudienne pour comprendre le
fonctionnement psychique.

4. Enfin, le « climat dogmatique » qui
régnait dans la plupart des courants marxistes était peu
compatible avec la liberté totale de pensée
qu’implique un travail psychanalytique. Même du temps de
Lénine et de Trotski, tout était soumis au critère
« pour ou contre la révolution » avec
une certaine « restriction de penser », un
critère au demeurant compréhensible dans une situation de
très grande tension sociale, mais incompatible avec le principe
de la libre association psychique.

Complémentarité entre marxisme et psychanalyse

Si on laisse chaque théorie s’occuper de son champ
d’étude sans conférer à l’une ou
l’autre  la prétention d’être une
théorie totalisante et unifiée, la
complémentarité entre marxisme et psychanalyse peut
être fructueuse. Cela signifie que la psychanalyse s‘occupe
de l’individu dans son environnement affectif, avec sa propre
méthodologie, et le marxisme analyse les groupes sociaux dans
leur environnement socio-économique, politique, institutionnel,
etc., également avec sa propre méthodologie. Il
s’agit probablement aussi d’admettre que les deux
théories font davantage appel aux méthodes des sciences
humaines qu’aux méthodes des sciences
expérimentales et statistiques, ce qui était pourtant
l’intention et l’objectif de Marx et de Freud.

La complémentarité entre psychanalyse et marxisme peut
être illustrée en partant de notre compréhension du
développement humain, et plus particulièrement de son
développement mental.  

Dans la mesure où l’on quitte la psychanalyse,
centrée exclusivement sur le développement intrapsychique
(conception prédominante de la psychanalyse francophone jusque
dans les années 1980), et l’on accorde à
l’entourage réel un rôle central dans le
développement psychique, la problématique change et se
complexifie. Ainsi, le développement mental devient le
résultat d’une interaction constante entre la perception
de l’entourage par le sujet et son fonctionnement mental du
moment, une interaction qui commence dès la naissance, voire
même avant. En effet, chaque enfant naît avec son propre
potentiel de croissance défini génétiquement, un
potentiel qui sera développé dans le cadre des relations
que l’enfant arrive à établir avec son entourage et
la réponse que l’entourage donne aux attentes de
l’enfant.

Interroger l’entourage

L’entourage du petit enfant est conditionné par les
personnes qui s’occupent de lui, généralement sa
mère et son père. Par conséquent, les conditions
socio-économiques, telle que la qualité du logement, le
niveau socioprofessionnel de la famille, la situation financière
ou encore la disponibilité psychique et matérielle des
parents pour leurs enfants jouent un rôle central dans la
qualité de la relation qui s’établit entre
l’enfant et ses parents ou ses substituts parentaux. C’est
dans le cadre de cette relation, en articulation avec la
pulsionnalité de l’enfant, que se construit son
fonctionnement psychosexuel, les schémas relationnels ou encore
la sexualité du futur adulte.

L’entourage se manifeste également dans le domaine
idéologique, un domaine qui influence l’intégration
des règles, la formation des idéaux, les rapports
homme-femme, les projets professionnels etc. La capacité
financière de la famille peut jouer un rôle important,
particulièrement lors de l’adolescence, quand il peut
s’avérer utile de pouvoir offrir un certain
éventail de possibilités en matière de formation.
Enfin, à l’âge adulte, l’étayage
socioculturel peut jouer un rôle central pour
l’équilibre somato-psychique des personnes dont le
fonctionnement psychique manque de souplesse et de solidité, un
manque d’étayage qui est particulièrement visible
chez les requérant·e·s d’asile.

Cette complémentarité créative et stimulante entre
un marxisme non totalisant et une psychanalyse tenant compte de la
réalité objective de l’entourage ne doit pas cacher
le fait que le but final de ces deux
« praxis » est différent. Pour le
marxisme, il s’agit d’aller à l’essentiel pour
agir et pour la psychanalyse de complexifier pour penser. Le but du
marxisme consiste à déboucher sur des actions
collectives, des actions qui nécessitent des choix et finalement
une pensée avec une dynamique aboutissant à des
résultats concrets permettant d’agir. Le but de la
psychanalyse consiste à diminuer la souffrance et à
augmenter la créativité, ce qui nécessite
d’accroître les possibles en complexifiant la pensée.


Andras Saurer*

* Après avoir exercé comme médecin
interniste, A. Saurer s’est progressivement tourné vers la
psychosomatique et travaille actuellement comme psychothérapeute
– psychanalyste; il est affilié à la
Société Suisse de psychanalyse. Sur le plan politique, il
a milité pendant une quinzaine d’années dans le
cadre de la LMR et du PSO avant de rejoindre les Verts avec lesquels il
entretient actuellement des rapports complexes. Son
référentiel politique reste fortement
imprégné par son expérience trotskiste. La
pensée de Philippe Corcuff avec ses réflexions autour de
notions telles que « le sujet » et
« l’individu », et surtout celle de
Daniel Bensaïd avec ses notions de « lente
impatience » et de
« mélancolie » pour combattre aussi
bien « la dérive cynique » que
« la foi inébranlable » lui sont
particulièrement proches. Le texte qui précède
s’inspire du live de Jacquy Chemouni, « Trotski et
la psychanalyse », Paris, éd. in press, 2004.