Nina Power, critique d’un féminisme unidimensionnel
Nina Power, critique dun féminisme unidimensionnel
Nina Power enseigne la philosophie à lUniversité
de Roehampton en Angleterre. Elle vient de publier un livre
« La femme unidimensionnelle »* qui critique
un certain « féminisme » contemporain
présentant la situation des femmes comme étant excellente
dans le cadre du capitalisme actuel. Quelques extraits dune
interview dont on retrouvera loriginal sur le site
féministe australien de radio en ligne www.womenontheline.org.au.
Pouvez-vous expliquer votre titre ?
Nina Power : Cest évidemment un hommage au livre dHerbert
Marcuse datant des années soixante « Lhomme
unidimensionnel » [
] jy reprends
dailleurs lidée de Marcuse selon laquelle certains
aspects de ce qui semble relever de la liberté sont des formes
de répression.
Lidée du livre est quon a
aujourdhui lillusion dune
émancipation des femmes, alors quen fait la
situation concrète de la vie des femmes sest
dégradée. Votre livre met en évidence ce
phénomène. Pouvez-vous commenter cette déconnexion
entre faits et réalité ?
Il y a eu nombre de livres ces dernières années montrant
que ce qui apparaît comme une émancipation sexuelle serait
en fait une autre forme doppression. Lidée
quil y aurait quelque chose de libéré dans le
strip tease ou le pole dancing est ainsi critiquée. Il y a un
peu de ça dans mon bouquin mais je voulais aller bien
au-delà en examinant le changement de situations dans le monde
du travail
Lidée notamment de la
« flexibilité » du travail et de la
« liberté » des agences de travail
temporaire, vendue comme une indépendance nouvelle, jeune et
dans le coup, permettant daller « où on
veut ». Il sagit de libertés
prétendues particulièrement pernicieuses pour les femmes
et très avantageuses pour le capitalisme actuel.
Ce nest pas un livre joyeux
Pouvez-vous développer les sujets dinsatisfaction qui vous ont poussé à lécrire ?
Cest un livre court et je ne suis pas obsédée par
tous les différents sujets que jaborde. Mais je lis
beaucoup de matériel féministe et jai
commencé à être particulièrement
irritée et frustrée par un certain type de
féminisme étatsunien, systématiquement et
unilatéralement « positif », mettant
en avant constamment lidée que le féminisme doit
être axé sur lindividu, sur la libération
individuelle de chacune, sur lautosatisfaction
personnelle
un discours
« féministe » ressemblant de plus en
plus aux pubs pour shampooings
Dun autre
côté, jétais insatisfaite par un certain
« féminisme » vulgaire ambiant qui
na pas été au bout de la réflexion sur des
questions importantes, comme par exemple le rapport
entre grossesse(s) et travail
Des problèmes quon
na de loin pas résolu. Ainsi la vie peut être
fantastique pour certaines jeunes femmes jusquà ce
quelles aient un enfant, après quoi leur rapport au
« marché du travail » change
complètement
Dans une phrase de votre livre vous dites que limagination
politique du féminisme contemporain est au point mort
Le problème nest pas nouveau
Il est en effet
difficile de parler de ces questions importantes, sans parler de
léconomie et du fonctionnement densemble de la
société. Quand des livres féministes
saccrochent à un « angle »
particulier de loppression des femmes et il y en a
beaucoup concernant par exemple la montée du porno
ou critiquant les carcans limitant lexpression des femmes dans
la culture dominante… si vous ne vous posez pas la question
des causes plus larges de ces phénomènes, ces
problèmes apparaîtront comme des questions de morale ou
desthétique.
Ainsi par exemple, historiquement, le débat
féministe sur la « pornographie » est
devenu largement
unidimensionnel. Les gens prennent parti en
condamnant ou en défendant le porno, comme bon, mauvais,
émancipatoire, manifestant de manière dégradante
la domination masculine sur les femmes, devant être
réprimé ou non, etc. Jai voulu parler dun
contexte économique et historique plus large, autour de cette
question et dautres comme celles que jai
évoquées en relation avec le travail pour voir
quels éclairages et dimensions cela pouvait
révéler par rapport à la vie et aux débats
actuels.
Vous mettez en lumière notamment des visions de ce que le
féminisme entendait accomplir et de modes de vies alternatifs
proposés, qui ont semblé dépérir et se
retrouvent absents des discussions contemporaines. Est-ce ce
dépérissement qui fait apparaître le champ
féministe actuel comme stagnant ou sest-il juste par trop
adapté à des tendances qui, en fait, sopposent aux
intérêts des femmes ?
Le contexte historique est important, comme le fait de revenir à
des projets supposés utopiques ou
« irréalistes » comme ceux, par
exemple, de Shulamith Firestone et son féminisme technologique
radical. Ce genre de choses fait comprendre combien stagnantes et
limitées sont les débats du féminisme actuel. On
nest pas obligé dadopter à 100% les
idées de Firestone, mais le fait daccepter quil y
a dautres manières denvisager la question des
naissances, du soin des enfants, etc. est de nature à enrichi la
réflexion sur ce qui se passe aujourdhui
[
]
Vous êtes aussi critique par rapport à une variante
superficielle de féminisme qui voit dans laccès de
femmes à des postes « de pouvoir »
politique une mesure de progrès
Cest un féminisme promu notamment par les médias
qui tend à mettre en avant des femmes-alibi, avec
larrivée desquelles « au
pouvoir » on présente la cause des femmes comme
ayant progressé, alors quavec lascension
dune femme particulièrement détestable comme
Margaret Thatcher par exemple, quest-ce qui a réellement
progressé ?
Il y a si lon veut une progression dans un
registre purement symbolique, mais par rapport au vaste spectre de ce
qui devrait être accompli pour améliorer les conditions
dexistence de toutes les femmes, qua-t-on
gagné ? [
]
Coupes et traduction par notre rédaction
* One Dimensional Woman, Zero Books, 2009