Thaïlande: un bain de sang et après ?
Thaïlande: un bain de sang et après ?
Mercredi 19 mai, le gouvernement
dAbhisit Vejjajiva a finalement donné lassaut au
camp des Chemises rouges dans le quartier de Rachaprasong
[officiellement 81 morts et 200 blessés]. Les
télévisions du monde entier ont diffusé les images
brutales de chars dassaut détruisant les barricades de
bambous et de pneus et des soldats armés de fusils de guerre
tirant des balles réelles sur les manifestants.
La disproportion entre les images de guerre et les visages de
manifestant·e·s, pour la plupart des
paysan·ne·s et des ouvrier·e·s urbains, est
frappante. Les médias ont longuement disserté sur les
éléments violents parmi les Chemises rouges, ce qui est
profondément abject quand on voit les moyens employés par
les militaires pour « nettoyer » le quartier.
[
]
Pourtant, il était encore possible à
la veille du 19 mai déviter ce coup de force militaire et
les morts qui sen suivirent. Une cinquantaine de
sénateurs étaient en discussion avec les dirigeants de
lUDD (le Front uni de la démocratie contre la dictature)
pour organiser une trêve. Mais cette tentative a
été écartée par Abhisit. Dès le
début, il faisait partie des membres du gouvernement qui
poussaient à la répression plutôt quà
louverture de négociations. [
]
Le gouvernement a été renforcé
dans sa détermination par la position prise par les Nations
Unies. Après plusieurs jours daffrontement entre le 13 et
le 16 mai, la représentante du Haut Commissariat aux droits,
Navi Pillay, expliquait dans un communiqué :
« pour prévenir dautres pertes en vie
humaine, jen appelle aux manifestants pour quils fassent
machine arrière, et aux forces de sécurité pour
quelles agissent avec le maximum de retenue selon les
instructions données par le gouvernement ».
Cétait on ne peut plus clair, le gouvernement
était dans son « bon droit » pour
utiliser la force
[
]
Au niveau international, le silence a dominé.
La Thaïlande nest pas la Chine, lIran ou le
Venezuela. Massacrer des paysan·ne·s et des
ouvrier·e·s dans les rues de Bangkok ne soulève
pas autant dindignation que de tuer des
manifestant·e·s sur la place Tiananmen. [
]
Un répit, sans plus
Avec lécrasement du camp de Rachaprasong, les
élites traditionnelles ont peut-être obtenu un
répit, mais la lutte est loin dêtre finie. Les
racines de la crise thaïlandaise sont profondes : des
inégalités sociales croissantes et parmi les plus fortes
dAsie, une justice à deux vitesses, un régime de
plus en plus autoritaire. La rage et la haine emplissent le cur
des Chemises rouges, mais aussi des sympathisant·e·s de
leur cause et plus fondamentalement de tous ceux, et ils sont
majoritaires dans le pays, qui aspirent à la démocratie.
La Thaïlande nest sans doute pas une dictature, mais la
démocratie « version thaï » est
une démocratie autoritaire. Les libertés
démocratiques y sont conditionnées à la soumission
à lordre établi et cela se fait à grand
renfort de censure, de lois dexception et de coups
dÉtat militaires ou judiciaires qui renversent les
gouvernements qui ne plaisent pas aux élites.[
]
La société thaïlandaise est pour
linstant dans une impasse. [
] Les
Thaïlandais·es ne croient plus que des élections
réellement démocratiques puissent être
organisées pour contribuer à résoudre la crise.
Dun côté, des « élites
éclairées » pensent quelles seules
savent ce qui est bon et nécessaire pour la
société et ses citoyen·ne·s
« sans éducation et non
civilisés ». Elles sont sûres de perdre les
prochaines élections. Doù ce choix par une partie
dentre elles de réprimer pour se maintenir au pouvoir.
Dun autre côté, la majorité de la
société, qui aspire à une véritable
démocratie et au respect des urnes. Leur combat est
handicapé par le fait quil ny a pas de
véritables partis représentants leurs
intérêts. Leur vote a été utilisé par
lancien premier ministre évincé Thaksin, pour
asseoir son pouvoir et faire prospérer ses
intérêts, au prix de nombreux abus.
La royauté ébranlée
Enfin, le vieil ordre politique thaïlandais reposait sur la
fonction symbolique du roi, « garant de
lunité » et détenteur du pouvoir en
dernier ressort. [
] Dans un pays où les portraits du roi
sur la place publique sont omniprésents, leur absence dans le
camp des Chemises rouges à Rachaprasong est
révélatrice de lampleur de leur désillusion
envers la monarchie. Leurs appels répétés à
un arbitrage du roi Bhumibol sont restés sans réponse et
lidée quil soutient le régime en place est
de plus en plus répandue même si elle ne peut être
débattue ouvertement. Lun des obstacles à une
véritable démocratisation du pays réside
précisément dans le rôle attribué à
la monarchie constitutionnelle. Pour contrer lidée
apparue à la fin des années 90 que « la
souveraineté émane du peuple », les
royalistes ont opposé lidée que « la
souveraineté appartient au peuple »
bien
quen dernière instance elle réside dans la
monarchie. La succession de Bhumibol par son fils Vajiralongkorn,
détesté par la population, pourrait précipiter une
nouvelle période de conflits et de remise en cause de
lordre établi si des mobilisations ne surviennent pas
avant.
Les élites ont peut-être gagné
une bataille, mais elles nont pas gagné la guerre et
lhistoire ne va pas dans leur sens. Ou comme le dit le proverbe
thaï, « qui échappe au tigre rencontre le
crocodile »
La plupart des dirigeants des Chemises rouges se
sont rendus durant lassaut pour éviter que le bilan ne
salourdisse. Ils risquent la peine de mort sils sont
inculpés pour terrorisme ou au minimum une peine de 3 à
15 ans de prison pour crime de lèse-majesté. Des
centaines de manifestant·e·s ont
été arrêtés et sont détenus par
larmée. Leur sort est pour le moins incertain. Leur seul
crime est davoir contesté lordre établi.
Nous devons apporter notre soutien à tous les manifestants et
dirigeants détenus et organiser durgence une campagne de
solidarité pour obtenir leur libération immédiate
et larrêt des poursuites.
Danielle Sabai
Journaliste indépendante ; la version complète de
cet article ainsi que dautres publications sur la crise en
Thaïlande se trouvent sur son blog: http://daniellesabai.wordpress.com et sur europe-solidaire.org.
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