La mémoire historique du féminisme se perd
La mémoire historique du féminisme se perd
Après un peu plus dun
siècle dexistence, le féminisme perdure en
Amérique latine et dans le monde, mais sa vie en tant
quidéologie de revendication des femmes ressemble
à une mer houleuse, avec des points de crête et des chutes vertigineuses.
Cest ainsi que lanthropologue et féministe
mexicaine Marcela Lagarde définit cette « critique
persistante de la modernité » qui, au début
du 21e siècle, vit un moment particulier, par la
diversité générationnelle de ses militantes, et
son extension, au travers des « études
genre », à dautres espaces sociaux,
académiques et de production scientifique.
« Le féminisme ne mord pas »
souligne cette professeure à lUniversité Nationale
Autonome de Mexico, et lune des initiatrices de la Loi
générale pour laccès des femmes à
une vie sans violence, en vigueur depuis le 2 février 2007,
ainsi que de lintroduction du délit de
« fémicide » dans le Code
pénal. Lagarde, Présidente du Réseau de
chercheuses pour la vie et la liberté des femmes, sest
entretenue avec Dalia Acosta, de lagence de presse IPS, pendant
son séjour à Cuba (août 2010).
Quelles sont les causes de la
permanence des préjugés à légard du
féminisme, y compris au sein des mouvements de femmes ou dans
les pays comme Cuba qui promeuvent des politiques en faveur de la
population féminine ?
Il ny a pas eu de continuité dans la transmission
du rôle du féminisme dans la culture moderne. Il semble
quil y a des étapes où la mémoire
historique se perd, et ensuite il faut la récupérer.
Comme le féminisme est une critique de la société
patriarcale, il a été perçu comme dangereux par
celles et ceux qui approuvent ou qui considèrent comme
inévitables la société, la culture et le pouvoir
patriarcaux.
Le féminisme fait la critique du patriarcat
en tant que construction métapolitique qui traverse les
sociétés et les époques, et il propose des
alternatives concrètes. Le pouvoir patriarcal est un pouvoir
monopolisé par les hommes. On utilise aussi dautres
valeurs et alternatives qui peuvent être perçues comme
dangereuses, qui « mordent », parce
quelles sont destinées à éliminer la
domination de genre.
Celles et ceux qui ne sont pas daccord font
ce que lon fait toujours dans la lutte politique :
fantasmer lennemi, en lespèce les femmes et les
féministes. Ils leur attribuent des caractéristiques et
particularités dangereuses, et beaucoup de choses fausses. Cela
dans le contexte dune culture passablement misogyne, sexiste,
machiste. A cette misogynie sociale sajoute la misogynie
politique quest lantiféminisme.
Comment définissez-vous lantiféminisme ? Quelle est son ampleur ?
Il sagit de la délégitimation de ce que le
féminisme a apporté à lhumanité. Il
se diffuse maintenant auprès des femmes comme des hommes, parce
que les femmes, dans les sociétés patriarcales, ont
été éduquées et socialisées pour
fonctionner de manière conforme au patriarcat. Certaines femmes
deviennent féministes, mais cela implique une connaissance
différente pour critiquer notre propre culture, notre
identité et condition de genre, qui sont fortement
influencées par le patriarcat.
Toute cette ignorance
généralisée contribue à nourrir
lantiféminisme. Le pouvoir dominant mène
constamment une politique antiféministe vaste et extensive. Nous
reproduisons des préjugés qui nont jamais
été prouvés, mais qui font partie de notre
idéologie et de la culture dans laquelle nous baignons.
Lhumour est porteur de misogynie et de
misogynie politique, avec ses comparaisons permanentes que les gens
répètent, et fait partie de la culture de masse. Nous
navons pas la force culturelle pour y répondre chaque
fois avec un discours propre.
Qua signifié pour les femmes daujourdhui linvisibilité du féminisme ?
Des groupes de femmes se créent ou se développent avec
des acquis déjà obtenus par le féminisme du 18e
siècle, mais ils ne les apprécient pas parce quils
en disposent déjà : léducation,
laccès au monde du travail, à lemploi, aux
revenus, ou la participation politique.
Nous avons dû nous instruire au sujet du
féminisme, en menant nos propres recherches pour connaître
lhistoire, car cela ne senseigne pas dans les
écoles ou les universités. Il ny a pas de
transmission dune génération à
lautre comme pour les connaissances techniques ou scientifiques.
Ce schéma très androcentrique provoque
une énorme ignorance chez les femmes et les hommes au sujet du
féminisme et de sa contribution à la modernité.
Actuellement nous sommes en train dobtenir que ce savoir soit
transmis dans les universités, mais il nexiste pas dans
léducation primaire ou secondaire. Dans de nombreux
pays ce nest quau stade du
« postgrade » quil existe des
enseignements, des séminaires, des chaires de genre et de
féminisme.
Et quen est-il dans la pratique ? Peut-on parler du
féminisme comme dun changement de vie et dune
alliance entre femmes ?
Il aide à combattre la misogynie à lencontre des
autres femmes et de soi-même, il favorise le rapprochement et
léchange didées sur ce que chacune a pu
réaliser dans sa propre vie. Les femmes féministes nous
avons beaucoup appris des autres femmes par notre méthode de
travail.
En plus du monde académique, nous avons beaucoup despaces
de rencontres personnelles entre femmes, où nous apprenons les
unes des autres et nous soutenons mutuellement. Tout ce formidable
soutien nous donne du pouvoir, car il développe une force
intérieure puis sociale très importante : une
force daffirmation de genre qui te légitime et te
valorise en tant que femme dans un monde qui nous attaque tout le temps.
Traduit de lespagnol par notre rédaction.
Article original sur http://ipsnoticias.net