« De jeunes peigne-culs, Monsieur le Commissaire »

« De jeunes peigne-culs, Monsieur le Commissaire »

Ça n’a pas manqué : à peine le
mouvement lycéen avait-il rejoint les manifestations contre la
réforme de la retraite que les porte-flingues de
l’Elysée dégainaient et tiraient à vue
contre ces « irresponsables, manipulés par les
syndicats ». Avec un bel ensemble, Raymond Soubie —
conseiller de Sarkozy pour les questions sociales — puis Luc
Châtel, porte-parole du gouvernement, Eric Woerth, que l’on
ne présente plus, Nadine Morano, sous-ministre à la
Famille et à la Solidarité (!) et Jean-François
Copé, président du groupe parlementaire UMP, ont
entamé ce refrain. De quoi nous remémorer les trois
notaires de la chanson de Jacques Brel :


Et c’est en sortant vers minuit, Monsieur le Commissaire

Que tous les soirs, de chez la Montalant

De jeunes peigne-culs nous montrent leur derrière

En nous chantant :

Les bourgeois, c’est comme les cochons

Plus ça devient vieux, plus ça devient bête

Les bourgeois, c’est comme les cochons

Plus ça devient vieux, plus ça devient…

Bien sûr, il y a la détestation atavique du bourgeois
conformiste pour tout ce qui est jeune, s’ébroue un peu et
ne se contente pas de consommer. C’est un réflexe
récurrent. Lisez plutôt ce que ce bon citoyen vaudois
écrivait sous le coup de la trouille à propos des jeunes
manifestant.e.s de Lozâne Bouge : « je
dis bravo à M. Deppen, l’ancien directeur de la
police lausannoise, lequel a trouvé le terme qui convenait en
traitant de merdeux les manifestants du samedi après-midi
(…). Je pense qu’il n’y a pas d’autre terme
à utiliser à l’endroit de ces minables, qui sont
manipulés, comme des pantins, par des personnages peu
recommandables, drogués ou autres. 
»  (Tribune Le Matin, 9.11.80.)

    Trente ans plus tard, le même journal renvoie comme en écho : « Evénement
capital, ces manifestations de lycéens français contre la
réforme des retraites : il s’agit de la
première révolte ouverte des jeunes contre les vieux,
révolte orchestrée et manipulée par des syndicats
irresponsables […]. 
» (Le Matin, 15.10.10).

    Il ne viendrait évidemment pas l’esprit
de nos laudateurs de l’ordre établi et du désordre
capitaliste de considérer un seul instant que la jeunesse puisse
réfléchir et agir de manière indépendante.
Les mêmes, pourtant, devaient regarder la larme à
l’oeil le jeune Sarkozy, 20 ans à peine, les cheveux
jusqu’aux épaules, lors de sa première apparition
à la télé au nom des jeunes UDR en 1975, discutant
avec la lycéenne Clara (18 ans).

    Les mêmes, pourtant, n’ont pas
hésité à ramener en France la
responsabilité pénale des mineurs à 13 ans. En
Suisse, une peine privative de liberté peut intervenir
dès 15 ans. En France, l’apprentissage peut commencer
dès 14 ans, en Suisse dès 15 ans et dès 18 ans la
protection spéciale de la jeunesse ne s’applique plus. En
clair, dès 18 ans vous pouvez travailler de nuit ou le dimanche.
Bien avant 20 ans on peut donc être exploité ou aller en
prison, mais pas manifester !

    Il y a toutefois quelque chose de plus dans cette
mise à l’index de la jeunesse mal pensante. Il
s’agit — en évoquant la solidarité
intergénérationnelle, aussi paradoxal que cela puisse
paraître — de diviser jeunes et vieux. On explique ainsi
aux jeunes que si l’on n’allonge pas la durée de
cotisation des salarié.e.s âgés, les retraites
pèseront sur leur propre avenir. On explique aux vieux
qu’ils n’ont pas le droit de vivre ainsi à
crédit sur le dos de leurs enfants. Or, cette scission entre
jeunes et vieux, qui permet d’opposer des intérêts
catégoriels prétendument contradictoires, est
artificielle. Non seulement parce qu’elle fait disparaître
comme par enchantement la question des sources de financement des
retraites. Non seulement parce que nous avons tous été
jeunes et que nous serons tous vieux un jour. Mais aussi parce que le
vivre ensemble des générations ne se résume pas
à un flux financier unilatéral. Marx soulignait
déjà, dans L’Idéologie allemande, la
continuité forte existant entre les générations,
dans quelque société que ce soit : « L’histoire
n’est rien d’autre que la succession des
générations dont chacune exploite les matériaux,
les capitaux, les forces productives légués par toutes
les générations précédentes ; c’est
pourquoi chaque génération continue, d’une part,
l’activité transmise dans des circonstances
changées, et, d’autre part, elle modifie les anciennes
circonstances par une activité complètement
différente.
 » D’une
génération à l’autre, les échanges
sont constants et ne cessent de s’entrecroiser. Isoler une
catégorie d’âge pour la dresser contre
l’autre, ce n’est jamais que poursuivre sous une autre
forme, le vieux et sale travail de division des salarié.e.s.

Daniel Süri