Irlande: une brutale régression sociale

Irlande: une brutale régression sociale

100 000 à 150 000
manifestant-e-s, ce samedi 27 novembre, dans un pays qui compte un peu
plus de deux millions de salarié·e·s, ce
n’est pas rien. Il faut plus que doubler ce chiffre si on veut le
rapporter à la Suisse. Mais la tâche sera rude pour la
population de l’ancien « tigre
celtique », tant les mesures annoncées par le
gouvernement de Dublin sont brutales.

Selon l’Irish Republican News du 24 novembre, le plan
présenté par le premier ministre irlandais Brian Cowen
relève de la purge sociale la plus radicale. Avec, par exemple,
des coupes dans la sécurité sociale de 2,8 milliards
d’euros, des réductions de salaire dans la fonction
publique de 1,2 milliard et une augmentation de la TVA de 2 %.
Le salaire minimum diminue d’un euro pour passer à 7,65
euros de l’heure. Les effectifs de la fonction publique seront
une nouvelle fois réduits. Les frais de scolarité
prennent l’ascenseur (+ 33 %). Ces mesures font suite
à deux précédents plans
d’austérité, qui avaient conduit à la
suppression de 33’000 emplois publics, à des
premières baisses de salaires des fonctionnaires et à une
diminution des indemnités de chômage.

    Une bonne nouvelle toutefois pour les
délocalisateurs (Microsoft, Google, Apple, Hewlett-Packard,
Intel, Merill Lynch, Bank of America, etc.) l’impôt sur les
sociétés ne change pas et reste à 12,5 %.

L’Europe au secours des… banques européennes

Provisoirement satisfaits, les institutions européennes et le
Fonds monétaire international (FMI) ont octroyé en
contrepartie un plan d’assistance de 85 milliards d’euros
sur trois ans, dont 35 milliards iront directement au sauvetage du
secteur bancaire irlandais et 50 au traitement des
« problèmes budgétaires
irlandais ». Ceux-ci trouvent leur source d’une part
dans les effets déflationnistes des mesures
d’austérité prises auparavant, qui ont
diminué les rentrées fiscales, et d’autre part dans
l’énorme effort de soutien au secteur bancaire
(près de 60 milliards), avec la
« nationalisation » de l’Anglo Irish
Bank comme emblème.

    Daniel Cohn-Bendit, qui n’est pourtant pas un
expert financier ni un économiste, n’est pas tombé
dans le panneau, lorsqu’il a expliqué à la
télévision française qu’il s’agissait
non pas d’aider le peuple irlandais des 26 comtés, mais
bien les banques européennes et d’abord les banques
allemandes et françaises, qui se sont engagées aussi bien
auprès des banques irlandaises que de l’Etat. Si la banque
la plus exposée est la Royal Bank of Scotland (ce qui explique
l’ « aide » bilatérale de 4
milliards d’euros de Londres), les banques allemandes arrivent
juste derrière les créditeurs anglais. Plus de 100
milliards d’euros — dont 40 pour les banques irlandaises
— ont ainsi été avancés par la place
financière allemande (Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22.11.10)
La France est principalement représentée par BNP Paribas
(engagée par exemple dans la banque postale irlandaise),
même si le gouverneur de la Banque de France a tenté de
nier l’exposition du secteur bancaire de son pays, la
déclarant « limitée » tout en
avouant ne pas disposer de chiffres !

Du tigre celtique au tigre en papier

Célébrée il y a quelques années pour sa
gestion budgétaire par le FMI lui-même, l’Irlande a
longtemps fait office de bon élève du
néolibéralisme. Pourtant, comme l’Espagne ou les
Etats-Unis, elle avait aussi financé son développement
à travers un fort endettement et une bulle immobilière
spéculative, qui a vu les prix de l’immobilier être
multipliés par 2,5 entre 1997 et 2006. Les opérations de
sauvetage du secteur bancaire ont propulsé le déficit
public à 32 % du PIB (chiffre que le FMI veut ramener
à 3 % en 2015 !) et l’endettement public
à 100 % du PIB. La crise des marchés
américains et européens à fait le reste.
L’emploi s’est alors effondré (plus de 14 %
de chômage) et, pour la première fois depuis les
années 1990, l’Irlande est redevenue une terre
d’émigration (plus de 60’000 départs entre
avril 2009 et 2010).

Assommer
les peuples et aggraver la crise
Réfléchissant sur les politiques économiques
européennes, Michel Husson montre les risques et les enjeux de
ces offensives contre la population laborieuse :
« Pourquoi ce tournant brutal vers
l’austérité ? La pression des marchés
financiers est souvent invoquée. Mais cette pression
n’existe que dans la mesure où les gouvernements
européens n’ont rien fait pour la tuer dans l’oeuf.
[…] Mais la crise est surtout l’occasion et le
prétexte d’une thérapie de choc visant
à  la fois à faire payer la crise à ceux qui
n’en sont pas les responsables, mais aussi à
dégraisser une bonne fois pour toutes l’Etat social.
[…]
    Un rapide tour d’Europe montre que les
gouvernements de gauche et de droite ne se distinguent en rien dans ce
projet qui consiste à assommer les peuples, tout en leur
expliquant qu’il n’y a pas d’alternative. Une telle
régression sociale, d’une violence inédite,
enclenche un processus de dé-
structuration des sociétés, et conduit à la
dislocation de l’Union européenne. Elle risque bien de
déboucher sur une nouvelle récession, à moins que
les résistances sociales ne forcent les gouvernements à
reculer (Politis, 18.11.2010). Traditionnellement, les marches de
protestation à Dublin se terminent devant le bâtiment
central de la poste, qui fut le premier immeuble libéré
par les nationalistes lors de la guerre d’indépendance
contre l’Angleterre. Depuis les premières manifestations
contre l’austérité en 2009, une autre lutte de
libération a commencé en Irlande du Sud.

Daniel Süri