Religion

Lutter contre l'islamophobie et contre les intégrismes

La lutte contre l’islamophobie et contre les intégrismes religieux dans une perspective internationaliste, féministe et laïque nécessite un débat approfondi au sein de la gauche anticapitaliste. Nous avions publié à ce propos un premier Cahier émancipationS signé Catherine Samary et intitulé : « La laïcité n’est pas antireligieuse » (n° 128, 28 mai 2008), qui a aussi participé à la réponse collective à Wassyla Tamzali (no 163, 21 février 2010). Sur fond de propagande antimusulmane, le peuple suisse a interdit la construction des minarets et vient d’ adopter une loi raciste pour l’expulsion des « criminels étrangers ». C’est dans ce contexte que nous poursuivons la réflexion avec la même auteure sur la nécessité de combiner la lutte contre l’islamophobie avec le rejet des intégrismes religieux de tous bords. (JB)

Par Catherine Samary

Cahier émancipationS du journal solidaritéS numéro 179. Version complète et illustrée à télécharger (4 pages pdf, 380 Ko) en cliquant sur lien suivant : cahierS émancipationS

« Le tournant du siècle » a été marqué par le 11 septembre 2001. En France, le climat de peur irrationnelle (phobie) d’un danger islamiste a caractérisé le contexte de la loi du 15 mars 2004 contre le port du voile par les élèves de l’école publique (voir encart ci-dessous). Or cette phobie s’est notamment nourrie d’une tendance à identifier toute affirmation « visible » de l’islam (et revendication de droits à cet égard) à de « l’islamisme » (au sens d’un projet politique subordonnant l’Etat et ses lois à l’islam). Cette tendance est au cœur d’un débat d’ensemble qui a divisé la gauche radicale (et les féministes) en France, notamment l’ex-LCR puis le NPA.

La montée des intégrismes : une vision réductrice

Les divergences partent de la perception univoque qu’il y aurait une « vague de fond réactionnaire » qui se traduirait par une montée des intégrismes dans toutes les religions à l’échelle mondiale. Dans cette perspective, c’est elle qui « pousse dans le monde musulman de plus en plus de femmes à porter le voile, ou le voile intégral ». En réalité, une telle perception est aveugle aux  polarisations et résistances qui traversent toutes les sociétés, notamment musulmanes, même si nous ne vivons pas dans une situation marquée par des rapports de force favorables aux luttes d’émancipation, analogue à celle des années 1970.

    Un facteur est omis dans ce type d’interprétation d’ensemble unilatérale des dynamiques en cours : le nouvel ennemi « terroriste » qui a légitimé les guerres impérialistes après la fin de la guerre froide, et l’instrumentalisation de l’islamophobie, répandue après le 11 septembre.

    Dans la société française postcoloniale, « un racisme à peine voilé » s’est exprimé envers les populations de la plus récente immigration (massivement musulmanes), derrière l’hostilité à l’islam. Mais ceci s’est combiné avec plusieurs facteurs : la perception de tout affichage de différences comme contraire à l’universalisme républicain français; une connaissance primitive de l’islam, perméable à des présentations « savantes » sur l’impossibilité de réconcilier islam et laïcité; et la perception de toute acceptation du foulard comme contradictoire avec les libertés sexuelles et les droits des femmes, acquis depuis les années 1968 et toujours fragiles, voire comme une trahison de la nécessaire solidarité à l’égard des femmes résistant aux courants intégristes.

    La critique de ces perceptions et éventuelles théorisations fausses ne signifie pas adhérer à une perception symétrique, rejetant les préoccupations légitimes des défenseurs de la laïcité et du féminisme. Ainsi, la minorité de la LCR qui dénonçait l’instrumentalisation raciste des causes féministes le faisait dans le cadre d’un engagement féministe, laïque et internationaliste militant, de longue date.  

Ce que l’affirmation d’une « identité musulmane » peut vouloir dire

Il ne s’agissait donc pas de nier l’existence de courants intégristes et de se taire sur leurs violences : dans les collectifs que nous avons formés, nos nouveaux camarades, frérots et soeurettes musulmanes, nous aidaient au contraire à résoudre une difficulté majeure du combat contre l’islamophobie (dans une société où l’islam est une réalité nouvelle) : celle de discerner un barbu d’un autre, une femme voilée d’une autre, bref d’appliquer des grilles de lecture politiques, idéologiques aux musulman·e·s comme au commun des mortels !

    Si la montée du port du foulard islamique était effectivement – en partie – associée à l’offensive de courants dits « salafistes » (minoritaires en France, mais très présents dans certains milieux et quartiers), il était essentiel de comprendre d’autres facteurs qui poussent à l’affirmation publique d’une « identité musulmane ».

    Pour ne parler que de la France, il faut souligner la croissance de cette population (qui est passée d’un à plus de six millions de personnes en trois décennies), avec le regroupement familial après l’arrêt de l’immigration – qui augmentait statistiquement le nombre de femmes voilées. Parallèlement émergeaient trois causes d’affirmation identitaire « réactives », au potentiel progressiste et conflictuel avec les courants « salafistes » :

A. Alors que ces derniers poussaient au repli communautariste, y compris avec le port de la burqa, une nouvelle génération née en France aspirait à la concrétisation des droits républicains proclamés.   Le constat des  discriminations au faciès et au prénom à l’embauche, pour le logement et dans la vie quotidienne, quelles qu’aient été les volontés de leurs parents d’être « discrets » comme musulman·e·s, les incitaient à assumer une « identité » à facettes multiples dans un « repli d’ouverture » se battant pour l’égalité des droits.

B. D’autre part, dans le contexte de l’après 11 septembre, on voyait aussi s’exprimer une affirmation identitaire musulmane (individuelle et/ou associative), à la fois critique des attentats d’al-Qaïda et de la montée d’une islamophobie arrogante, légitimant les guerres impérialistes contre « le terrorisme ». Dans ce cadre, le refus d’une assimilation de la résistance palestinienne au « terrorisme » s’accompagnait d’une démarche politique : elle était (à nouveau) en conflit, à la fois avec les courants visant « l’islamisation de la Palestine » et avec l’islamophobie qui rejetait la légitimité du Hamas comme composante de la résistance.

C. Enfin, la loi de 2004 a produit des polarisations : d’une part, des interprétations abusives de plus en plus restrictives de la « laïcité », au nom de laquelle des femmes voilées se faisaient agresser et/ou exclure de divers espaces publics; ce qui poussait à l’extension réactive du port du foulard au nom des libertés laïques.  

    En même temps, bien des analyses (se réclamant même du marxisme ou de l’anarchisme) tendaient à une vision « essentialiste » de la religion, et surtout de l’islam. Elles ont renforcé la tendance à rejeter (comme islamistes) tout courant s’assumant explicitement comme musulman (donc les femmes voilées) – même quand ceux-ci/celles-ci se rapprochaient de l’altermondialisme, voire en France, se revendiquaient de la laïcité et de l’égalité des droits entre hommes et femmes, rejetant également les violences intégristes et « toute contrainte en islam », notamment en ce qui concerne le port du voile.

    Paradoxalement, des courants qui disent (à juste titre) qu’il ne faut pas établir de hiérarchie dans la lutte contre toutes les oppressions ont montré un grave défaut d’empathie en ne tolérant pas que des musulman·e·s veuillent se battre sur plusieurs fronts à la fois, et l’afficher ! En fait, derrière l’insistance sur le binôme féminisme et laïcité, on a assisté à une interprétation fort discutable du débat.

Lutter contre les oppressions croisées sans oublier l’islamophobie

Les positions (au sein de la gauche radicale) en défense des femmes voilées ont été assimilées à une « thèse de l’ennemi principal » qui, au nom de l’antiracisme (ou de l’anti-impérialisme) sacrifierait le féminisme ou mettrait des bémols relativistes aux luttes féministes et contre l’homophobie pour gagner des allié·e·s musulmans.

Ce débat existe. Mais outre qu’il est souvent caricaturé, cette thèse n’a jamais été exprimée dans les positions collectives de la minorité, abusivement présentée comme « pro-voile », ni de l’ex-LCR ni du NPA. Aucune « formule » ne remplace l’analyse concrète des situations concrètes – la France n’est pas le Pakistan : et s’il est légitime d’avancer un « ni impérialisme, ni talibans » en Afghanistan ou au Pakistan, cela ne justifie certainement pas de défendre en France un « ni Loi de 2004, ni voile », hostile aux femmes voilées, dans un contexte d’Etat postcolonial et de population musulmane largement discriminée !

    Enfin, il faut distinguer le débat sur les fronts de lutte conjoncturels (et qui peuvent être ciblés) et l’enjeu des bases programmatiques durables de l’engagement dans un parti.  

    Mais on ne peut se taire – quand on se revendique de la lutte contre les oppressions croisées – sur la forme nouvelle que prend le racisme, qui a fait basculer des intellectuel·le·s et courants se réclamant de « l’égalité homme-femme et (de) la république sociale » comme la revue « Riposte laïque » vers la plus sordide extrême droite : les musulman·e·s y sont stigmatisé·e·s avec les mêmes ressorts et images, qu’hier les juifs et les juives. Parallèlement, des alliances jusqu’alors taboues entre droite « classique » et Front national sont désormais envisagées : l’islamophobie est partout devenue un terrain de nouvelles convergences. Les causes homosexuelles et féministes se découvrent de nouveaux défenseurs quand il s’agit de diaboliser l’islam. La campagne sarkozyste sur « l’identité nationale » n’a pas évité ces « dérapages ».

    En France, on n’a pas surmonté deux écueils : soit des mobilisations marginales contre l’islamophobie; soit des manifestations contre le racisme (réagissant par exemple à juste titre aux expulsions de Roms), sans intégrer la dénonciation de toutes les opérations de division et de boucs émissaires visant à détourner des luttes communes contre la casse sociale – notamment l’islamophobie. Ceci implique en effet de clarifier nos enjeux féministes et laïcs.

Luttes contre l’imposition du voile et contre son interdiction

La position « ni loi, ni voile » de l’ex-LCR a été justifiée au nom de la « non-banalisation » du voile et de sentiments légitimes : la solidarité avec les femmes auxquelles des régimes intégristes imposent de porter le voile; la peur de pressions conduisant à des régressions de droits et libertés acquis par les femmes.

Mais quasiment toutes les femmes victimes de violences qui ont bénéficié de campagnes qui les sortaient de l’anonymat avaient… un prénom musulman. C’est dire que s’il est juste de « ne jamais abandonner les Rayhana, Sadia, Hina, Fatima…  », comme le rappelait Pierre Rousset dans solidaritéS (n° 167), on doit aussi questionner la finalité de ce type de campagne sélective : c’est bel et bien l’association de victimes de tous bords dans ce type de campagne, qui seule, peut éviter les silences réactifs.

    Mais surtout, la « non-banalisation du voile » s’est traduite (dans la majorité de l’ex-LCR et chez beaucoup de féministes) par un rejet de tout militantisme avec des femmes voilées, indépendamment de la plateforme politique mise en avant, et de ce qu’elles avaient à dire : le foulard « parlait » pour elles– ou bien encore, les personnes « libérées » qui les rejetaient « savaient » quel sens avait le voile… Les femmes concernées sont en fait considérées soit comme mineures et soumises à un barbu, soit comme de dangereuses islamistes.

    C’est l’effet désastreux d’une sorte de « fétichisme » du signe, ou d’une approche « essentialiste » du voile, comme de « la » religion, indépendante des contextes et des êtres humains impliqués dans la diversité de ce qui détermine leur « choix ».

    Or le même vêtement peut être imposé aux femmes ou « choisi », sous des pressions diverses, et même éventuellement à contre-courant d’un interdit ! Et les vêtements sexués ne sont pas en eux-mêmes signe d’oppression – pas plus que le pantalon ne signifie la fin de l’oppression.

    Certes, le voile musulman n’est pas un simple vêtement, mais un signe religieux. Et les courants les plus réactionnaires ou conservateurs l’imposent. Mais cela ne supprime pas davantage la diversité des dynamiques « sous » le voile, plus précisément au sein de l’islam aujourd’hui. Les doctrines et pratiques dominantes associent le voile à un rapport de contrôle et de domination du mari sur la femme et à une division des rôles légitimée par des différences physiques « naturelles ». Mais il s’agit aussi d’un rejet du traitement de la femme comme « objet sexuel » avec des approches fort différentes de la sexualité dans les diverses religions : l’islam se distingue nettement du catholicisme sur la contraception et plus généralement sur la sexualité féminine hors procréation.

Ecouter et dialoguer avec le « féminisme musulman »

Ainsi, l’exigence de mise en contexte et d’interprétation, revendiquée comme « coranique » par les courants réformateurs non littéralistes, s’accompagne aujourd’hui de l’émergence et du développement international d’un « féminisme musulman » – un phénomène hétérogène, désormais de plus en plus étudié, bien qu’encore ignoré par certaines féministes ! Il est associé à la scolarisation massive des femmes et à leur accès croissant aux savoirs religieux. La remise en cause du monopole des hommes sur l’interprétation des sources est ainsi de plus en plus légitimée (comme dans l’accès de plus en plus large de femmes aux formations islamiques de l’Université al-Azhar en Egypte). En même temps, les violences et les inégalités pratiquées au nom de l’islam sont contestées par des mouvements, non seulement sur des bases séculières et laïques, mais de l’intérieur de la religion (cf. Sisters in Islam en Malaisie) ce qui ouvre l’espace de fronts de lutte recomposés entre courants féministes (cf. la campagne « un million de signatures » en Iran qui réunit des femmes croyantes ou non pour modifier la Constitution en ce qui concerne les droits des femmes).

    Le développement de mouvements gays musulmans ne manque pas de commencer à converger avec celui des féministes musulman·e·s dans un bouleversement des lectures du Coran, où la prise en compte des savoirs acquis et de l’évolution des contextes est revendiquée comme une fidélité aux préceptes coraniques. Même les différences « naturelles » sont réinterprétées dans le cadre d’un concept de « genre » (socialement construit et analysé) – et débouche, parmi les croyant·e·s comme en dehors de la religion, sur une critique de rapports de domination sociaux patriarcaux, l’exigence d’aide mutuelle dans les tâches domestiques, la liberté du divorce (impliquant une autonomie financière et donc le droit de travailler).

    Mais tout cela est ignoré ou minimisé par des formules atemporelles sur « les religions monothéistes » ou « le voile », qui sont à l’arrière-plan de l’injonction de « ne pas banaliser le voile ». L’arbre de la burqa cache en outre aujourd’hui la forêt des voiles « non banalisés ». Or, si la burqa implique une fermeture de l’action militante, tel n’est pas le cas des autres types de foulards et voiles musulmans dont le port est associé, aussi bien au repli qu’à l’engagement associatif, professionnel et politique. En pratique, si la non-banalisation du voile a un sens clair, il ne peut être malheureusement qu’exclusif (un traitement « à part » des femmes qui le portent, « le signe » prenant le dessus sur l’être humain). C’est pourquoi il faut définitivement remettre en cause ce type de formule. Mais non pas banaliser… les violences, et les rapports sous-jacents qui se rattachent à l’ensemble des combats féministes.

    Il faut donc mettre l’accent sur les droits universels, contre les violences et les rapports de domination – sous tous les cieux et régimes, exprimer haut et clair notre solidarité avec les femmes musulmanes victimes des intégrismes – sans avoir une approche sélective des violences et régimes.

    Il s’agit alors de dénoncer toutes les idéologies et pratiques de contrôle par les pouvoirs patriarcaux, religieux ou athées, des choix vestimentaires des femmes. Il faut bien entendu y intégrer pleinement la façon dont le voile a été utilisé sous diverses formes et à diverses époques par les trois monothéismes comme instrument de soumission des femmes et reste imposé aujourd’hui par certains régimes et courants intégristes. Avec toutes les femmes musulmanes qui revendiquent leur autonomie de choix et de jugement, y compris dans leurs pratiques religieuses, cette imposition du port du voile doit être combattue avec la même vigueur que le dévoilement forcé des femmes visant à donner une couleur « émancipatrice » à des politiques racistes ou néocoloniales.

Ce sont les résistances croisées à diverses oppressions subies par les femmes qui font du port comme du retrait du voile des choix complexes pour chaque femme concernée, selon les contextes. On ne peut donc « désigner » globalement « le » sens du port du voile de façon univoque et indépendante de l’ensemble de ce qu’expriment les femmes qui le portent.

Une laïcité islamophobe ?

Il est indispensable de défendre la laïcité contre des attaques venant du pape et de courants intégristes. De même, nous devons nous opposer aux approches relativistes qui voudraient, sous couvert de défense des droits religieux, interdire la critique des religions – ou de leurs pratiques.

    En revanche, en France, on ne peut le faire sans dénoncer en même temps clairement la Loi de 2004, qui a ouvert les vannes au racisme antimusulman et tendu à exclure les jeunes filles de l’école publique, quitte à les rejeter vers l’école privée (subventionnée par l’Etat !). En même temps, il faut affirmer clairement que le port du voile dans l’espace public n’est pas contradictoire avec la laïcité. Ceci est d’autant plus important que certains courants de gauche, notamment au sein du NPA, estiment à tort que la laïcité impose à la religion de rester « privée ».

    Mais notre tâche, comme défenseurs de la laïcité, est aussi de lutter pour l’application égale des droits laïcs à l’islam, devenue deuxième religion en France, et principale religion des nouvelles populations immigrées depuis les années 1970. Or, il n’est pas rare d’entendre présenter comme antilaïques et « islamistes » des revendications de longue date accordées aux autres cultes, et des droits de base (comme des lieux décents de prière ou des carrés musulmans dans les cimetières).

De surcroît, l’ignorance de l’islam est exploitée par une « islamophobie savante » qui s’inscrit dans la pseudo « guerre des civilisations » et présente la séparation de la religion et de la politique, ou la démocratie, comme incompatibles avec « l’essence » de l’islam ou produits de la seule « civilisation occidentale ». Le travail (notamment pédagogique) de contestation de ces présentations se heurte bien sûr à l’évidence médiatisée de comportements et régimes islamistes réels présentés comme « preuve » d’une thèse essentialiste.

    Mais rien ne remplacera l’apprentissage direct de « l’autre » par les rencontres et le militantisme…

Des chemins multiples vers l’émancipation

Le mouvement altermondialiste, la Marche mondiale des femmes, le syndicalisme, les partis anticapitalistes doivent permettre des luttes communes pour des droits qui s’universalisent, à partir de cheminements différents – croyants agnostiques, athées – sans établir de police des consciences.

    Il est légitime de traiter « en soi » la question du parti – dont les bases programmatiques sont plus délimitées que celles de fronts ad hoc. L’adhésion de femmes voilées dans les partis politiques, notamment au NPA, est et sera un produit des transformations de la société et des polarisations qui la traversent. Au sein de la gauche radicale, les approches de la religion sont différenciées, y compris parmi les marxistes. Aucun courant du NPA (qui se veut pluraliste) ne veut interdire l’adhésion de croyant·e·s. Mais c’est la visibilité de la religion qui pose problème. Avec quels arguments ?

    Parce que, pour une certaine tradition du mouvement ouvrier français, « la religion » et, en fait, son pouvoir ont été vaincus quand elle a été ramenée à des choix privés. Comme on l’a indiqué, la nouvelle visibilité comme « le voile » est identifiée aux seules offensives réactionnaires, et parfois, « par essence », aux doctrines religieuses dominantes et aux approches littéralistes – et donc en contradiction avec un programme émancipateur. Le risque est de passer d’un scepticisme (contestable, mais légitime) quant à l’engagement des croyant·e·s à changer l’ordre existant, à des interdits aberrants, ce que permet l’ambivalence du verbe « pouvoir » : on ne « peut pas » être à la fois anticapitaliste, féministe, laïque et voilée ? Et surtout, le défaut est de ne pas permettre une pleine intégration, visible, des croyant·e·s dans le combat pour des droits et libertés, assortis de luttes contre toutes les discriminations et inégalités, pour l’autonomie des choix des femmes…

    La remise en cause des dictatures, athées ou religieuses, l’affirmation du libre arbitre individuel, la contestation des privilèges de savoirs, de pouvoir et d’argent, l’aspiration à une justice sociale qui éradique la pauvreté, les discriminations, les rapports d’oppression… ce sont là des motivations d’engagements militants qui peuvent être vécues comme fidélités à une foi religieuse.

    L’expression de buts communs, sociaux, politiques, n’est alors pas affaiblie, mais enrichie par la visibilité de la diversité des cheminements vers la conquête de droits universels.

Catherine Samary*

* Maître de conférence en économie à l’Université de Paris-Dauphine, spécialiste des Balkans, en particulier de l’ex-Yougoslavie, membre du NPA en France, mais aussi des collectifs « Féministes pour l’égalité » et « Une école pour tous ».

La loi et la jurisprudence concernant la laïcité en France (Loi de 1905) interdisent les signes religieux dans les institutions de l’Etat et imposent une obligation de « neutralité » vestimentaire aux fonctionnaires – donc aux enseignant·e·s. Mais ces mesures, qui concrétisent une volonté de séparation de l’Etat et de toute religion, s’accompagnent de la reconnaissance et protection par l’Etat des libertés religieuses, non seulement au plan individuel (privé), mais « sociétal » donc public (droit de constituer des associations et partis se revendiquant d’une religion, libertés d’expression publique des convictions et pratiques religieuses pour les usagers·ères et citoyen·nes).

    D’où une distinction souvent confuse, dans la présentation courante de la laïcité française, entre trois domaines (et non pas deux – privé/public) : le privé, l’espace public (sociétal, démocratique) et les institutions publiques. La loi de 2004 interdisant les signes religieux des élèves est donc une restriction par rapport à cette conception. Elle ne s’applique néanmoins pas dans les écoles privées ni à l’université – encore moins dans le reste de l’espace public. Un parti peut donc présenter des femmes voilées aux élections sans contredire la laïcité.