La nouvelle bataille de l'Ebre

La nouvelle bataille de l´Ebre


Des guerres napoléoniennes à la guerre civile espagnole, le fleuve Ebre fut un haut lieu de résistance, célébré dans une chanson fameuse, El Ejercito del Ebre. Une nouvelle bataille se déroule sur ses rives pour repousser le Plan hydrologique national espagnol (PHN), qui prévoit de détourner une bonne partie de ses eaux. Ce projet gouvernemental, caressé par les socialistes, puis relancé par la droite du Premier ministre José Maria Aznar (Parti populaire) a déjà fait descendre dans la rue des centaines de milliers de manifestant(e)s, dans l’ensemble de l’Etat espagnol début 2002, et plus particulièrement en Catalogne (250000 personnes à Barcelone) à Madrid, dans l’Aragon (400000 personnes à Saragosse) et en Andalousie. Sachant que d’autres plans similaires sont envisagés ailleurs en Europe du Sud (Italie, Grèce, Turquie), l’issue de la lutte autour du détournement des eaux de l’Ebre possède de toute évidence une dimension internationale.


L’Espagne, qui détient déjà le record mondial du nombre de barrages par habitant et par kilomètres carrés, cherche à lancer ainsi le plus vaste chantier hydrologique européen. Le projet de loi prévoit la construction de 863 infrastructures différentes (grands barrages, transferts d’eau, canalisations de rivières, etc.). Mis à part le détournement éventuel d’une partie des eaux du Rhône vers Barcelone, le cœur du PHN est constitué par le transfert de 1050 Hm3/an de l’Ebre vers la Catalogne, mais surtout vers les régions de Valence, Murcia et Almeria. Coût total de la gâterie: 23500 millions d’euros.


A qui profite le crime?


Partant d’un constant évident, celui de la pauvreté relative des ressources hydriques du pays, le PHN ne fait qu’aggraver le type de développement qui est déjà, pour une bonne part, à l’origine des difficultés actuelles. Comme le constate le Réseau européen des rivières (ERN, qui publie la traduction française des documents les plus importants de la «Plate-Forme de Défense de l’Ebre» sur son site Internet : www.rivernet.org/Iberian). «Le PHN offre toujours plus d’eau pour l’urbanisation touristique des côtes du Sud-Est espagnol, pour l’irrigation du maïs sur les plateaux semi-arides de la Castille-La Manche, pour l’agriculture hyper-intensive de l’Andalousie. Ce sont des intérêts privés qui bénéficieront de cette catastrophe écologique annoncée. L’intérêt général n’apparaît pas clairement de la justification du PHN. La consommation des populations est suffisamment satisfaite et représente une part peu significative des futures attributions d’eau. Les intérêts privés dominent et réclament des subventions publiques européennes pour acquérir cette eau à bas prix.». Les secteurs ainsi privilégiés (agriculture, cultures maraîchères, tourisme) multiplient les emplois précaires et à bas salaires, ce qui n’a rien pour déplaire au gouvernement Aznar. Ils sont aussi capables de cultiver à la fois les fraises, les tomates et le racisme, comme on a pu le voir à El Ejido.


De nombreuses irrégularités ont accompagné la mise au point du projet: les budgets ont systématiquement été calculés à la baisse, les coûts de soumissions publiques ou des ouvrages réalisés atteignant quelquefois le double; les amortissements sont calculés sur 50 ans, ce qui est excessif; les prévision des besoins est des prix sont pour le moins… artistiques, etc. Plus grave encore, le gouvernement a mis sous le boisseau les rapports des experts indépendants défavorables au projet, bien qu’il ait en été le commanditaire. Le PHN a donc été voté en toute méconnaissance de cause. Peu suspecte de formalisme démocratique excessif, la Commission européenne s’étonne, un peu, et suppose, beaucoup: «Il est évident, à travers la lecture de la documentation fournie qu’il a été mené à bien un vaste processus de consultation. Cependant il ne ressort pas clairement quels documents ont été soumis à la consultation publique, quels délais ont été établis, et le type de procédure qui a été menée (…) En conséquence, il est supposé que certains commentaires ou réactions qui purent ressortir de cette consultation ont provoqué des changements ou des améliorations du texte original.» Utilisant le même art diplomatique de la litote, le document de la Commission («Questions envoyées le 23 mai 2002») révèle en creux une démarche gouvernementale espagnole assez originale. Ainsi de l’Etude environnementale stratégique (EAE, en espagnol): «La EAE fournit une idée globale des projets planifiés et des alternatives étudiées, mais ne spécifie pas les mesures prévues pour prévenir, réduire et compenser les impacts négatifs importants sur l’environnement. Ces dites mesures devraient être spécifiées dans les plans et les projets subséquents. (…) un point de départ clair des principes de l’EAE est le fait que cette étude fut réalisée après la complète approbation du PHN. En conséquence, cette évaluation environnementale représente une action rétrospective au lieu d’un instrument à prendre en compte dans l’étape de planification.» Autrement dit, on décide d’abord et on bricole ensuite une vague évaluation qui ne précise pas les mesures à prendre, histoire de ne pas ébranler le montage économico-financier du projet. Le reste du document est, après une lecture attentive, tout aussi révélateur.


Dégâts écologiques…


En proposant de détourner une partie des eaux de l’Ebre, le gouvernement Aznar ne fait pas seulement que poursuivre une politique qui a déjà amené une réduction de moitié du débit moyen du fleuve (en 1960: 16842 Hm3 par an, en 1990: 8235 Hm3 par an) à la suite de la surexploitation de l’eau et de la prolifération des retenues. Il va aggraver la situation écologique dans plusieurs cas:



  • le delta de l’Ebre, deuxième plus importante zone humide de l’Ouest méditerranéen après la Camargue, régresse, par l’effet des retenues. Actuellement seul 1% des sédiments descend le cours du fleuve, comparé à ce qui affluait il y a un siècle. La fragilité et l’instabilité de la ligne côtière du delta se sont ainsi considérablement accrues. L’affaissement (3mm par an) du delta n’est plus compensé par les sédiments; enfin, l’eau de mer, qui n’est plus repoussée par l’eau douce, remonte le delta et le fleuve devient de plus en plus salé vers l’amont.

  • les Pyrénées espagnoles verraient s’accroître le nombre, déjà élevé, de retenues, noyant des milliers d’hectare, détruisant des kilomètres de rives boisées et végétales. La modification du régime hydraulique (crues) portera une atteinte grave à la biodiversité. La région perdra son attrait de lieu de détente et de rencontres, formatée par la présence massive de l’industrie hydrologique.

  • les régions qui verraient affluer l’eau ainsi transférée connaîtraient elles aussi de profonds changements : le passage de zone de type semi-désertique à celui de zone irriguée entraîne une diminution de la bio-diversité de la faune et de la flore. Et, paradoxe de l’agriculture intensive capitaliste, l’apport d’eau supplémentaire entraîne une demande accrue, qui elle-même implique d’autres pompages et d’autres détournements, qui eux-mêmes, etc. Ainsi dans la région de Murcia (qui a du reste outrageusement gonflé, dans le PHN, les chiffres de ses besoins en eau), le détournement de la rivière Taje à la rivière Segura a notablement augmenté la spéculation sur la terre et les droits de l’eau, provoquant un accroissement de 40% des surfaces cultivées. Aujourd’hui, seul 4% du débit total de la Segura atteint la mer. Il faut donc aller chercher l’eau de l’Ebre, pour ne rien changer à cette logique destructrice, qui a déjà mis à mal les nappes phréatiques, surexploitées et en voie de salinisation, quant elles ne sont pas polluées par les nitrates et autres résidus provenant du recours massif aux engrais et aux pesticides.


…et sociaux


Les conséquences sociales du projet sont négatives elles aussi. L’agriculture traditionnelle de certaines régions devra s’effacer devant la puissance financière des spéculateurs de la terre et de l’eau, qui jouent habilement de la corruption. Des fonds de l’Union européenne prévus pour reboiser des forêts après leur destruction par le feu ont ainsi été utilisés pour transformer la zone dévastée en… champ de salades. A cette paupérisation de la petite paysannerie s’ajoutera la surexploitation de la nombreuse main-d’œuvre réclamée par les entreprises agricoles et horticoles, souvent immigrée et clandestine pour une bonne part. Ces nouveaux esclaves du «progrès» vivent dans des conditions désastreuses, comme dans la région d’Almeria (Andalousie).


Si l’on trouve classiquement derrière le PHN les intérêts des lobbies du béton et de l’hydro-électrique, il s’y ajoute aussi, depuis la loi votée par le parlement espagnol en 1998 et qui privatisait la gestion des eaux, les grandes entreprises françaises du secteur, très intéressées par les marchés d’eaux urbains et fortement engagées sur la côte méditerranéenne. L’urbanisation des rives de la Méditerranée suivrait donc la disparition de l’agriculture traditionnelle et la surexploitation actuelle de la main-d’œuvre saisonnière. Avec le déséquilibre environnemental que cela suppose. L’issue serait alors celle décrite par le président du gouvernement aragonais «demain 80 % du territoire espagnol, c’est à dire tout le centre, risque d’être transformé en une espèce de tiers-monde intérieur fournissant la matière première et la main d’oeuvre à un arc méditerranéen asphyxié par un développement trop intensif. Nous sommes en train d’assister à une désertification démographique de zone entière de l’Espagne»


ds