Questions politiques en débat
Questions politiques en débat
Il revient à Ricardo Petrella le mérite davoir été parmi les premiers, dans les pays francophones, à tirer la sonnette dalarme en publiant son ouvrage Le Manifeste de leau*. et en lançant conjointement le Contrat mondial de leau. Dressant un constat sans appel quant à la situation actuelle, caractérisée par les trois situations critiques majeures que sont le non-accès à leau potable pour 1,4 milliard de personnes en quantité et 2 milliards en qualité, la destruction ou la détérioration de leau en tant que ressource fondamentale et laffaiblissement du contrôle public sur la ressource, Ricardo Petrella et le Contrat mondial navançaient toutefois des propositions daction que très classiquement institutionnelles (sensibilisation et mise sur pied dun Parlement mondial de leau) avec en arrière-fond lidée dune loi-convention mondiale protégeant leau et lexcluant des traités commerciaux, type OMC. Evidemment, les membres du Comité promoteur de linitiative, comme lancien président de la République portugaise Mario Soares, lancien président de la République argentine Raul Alfonsin ou encore S.A.R le prince Laurent de Belgique ne risquaient pas de sortir des limites de la bienséance revendicative. Dautant plus quici ou là, lanalyse des raisons de loffensive néo-libérale se faisait un peu branlante. Peut-on vraiment affirmer que «la transformation de leau en ressource marchande comme on la fait pour le pétrole, constitue une dérive de léconomisme aujourdhui prédominant auprès des classes au pouvoir, qui réduit tout à une marchandise et toute valeur à la valeur déchange marchand» (p. 71), comme sil sagissait dune mode ou dune erreur et non pas dun choix politique correspondant à des besoins daccumulation et de mise en valeur du capital?
Certaines formulations du Manifeste de leau pour un contrat mondial contenaient aussi des ambiguïtés à lever: «Nous soutenons, bien entendu, un partenariat local/national/mondial, public/privé réel, fondé sur le respect des diversités, où les multiples logiques et cultures en présence peuvent équitablement contribuer à la gestion intégrée, solidaire et durable de leau». On a vu en effet comment, au Sommet de Johannesburg, le partenariat public/privé (le PPP) est devenu le cheval de bataille des entreprises de léconomie de leau.
Porto Allegre: première clarification
Heureusement, les débats de Porto Allegre permettront une première clarification. La Coalition mondiale contre la privatisation et la marchandisation de leau désignera plus nettement ses adversaires et le communiqué de presse faisant suite à sa première réunion mondiale (mai 2002 à Créteil, dans le Val-de-Marne) indiquera quatre axes de lutte:
- assurer le droit à leau pour tous et faire reconnaître ainsi leau comme patrimoine commun de lhumanité et ressource fondamentale de la biosphère;
- préserver leau pour la vie et pour les générations futures en mettant fin à lactuelle utilisation démocratique non soutenable (par exemple par les grands barrages et lirrigation intensive) et non démocratique de leau;
- lutter contre la privatisation et la marchandisation de leau par les multinationales promues par les institutions internationales et pour un retour au service public local;
- mettre en place un modèle innovateur de service public au niveau mondial, en promouvant et en valorisant des régimes publics et démocratiques de la propriété, de la gestion et du contrôle de leau.
En resserrant ses revendications, la Coalition mondiale a ainsi gagné en clarté dans ses objectifs. Restent toutefois quelques problèmes, dont deux nous semblent importants pour lavenir.
Leau comme droit?
Si la proclamation du droit à leau pour tous est incontestablement un bon moyen de sensibilisation et de propagande politique (au sens noble du terme), il sera nécessaire darriver rapidement à en donner une traduction concrète. Sans quoi, il se répétera assez systématiquement ce que lon a pu voir lors du Deuxième forum mondial de leau de La Haye en mars 2000, où la Commission mondiale de leau a défini leau comme un «besoin humain et social de base» sous-entendu «à satisfaire à un juste prix par les multinationales du secteur» obligeant ses adversaires à mener un obscur combat sémantique dans lequel le «besoin» était opposé au «droit». Ce qui évidemment passe largement au-dessus de la tête du citoyen lambda, pourtant concerné au premier chef et nécessite un long et fastidieux travail dexplication, pour justifier, en quelque sorte, le rejet de la formulation en terme de besoin au profit de celle de droit, alors que le sens commun lie les deux, considérant que là où il y a besoin, il doit y avoir un droit.
Circonscrire le thème?
Sans exiger que le mouvement de lutte contre la privatisation et la marchandisation de leau dispose dun programme général de revendications, on ne peut que constater la difficulté à livrer bataille sur le thème de leau en limitant laction à cette question. Prenons lexemple du nuage brun asiatique, désigné par son acronyme anglais, ABC (pour Asian Brown Cloud), et, hélas, promis à une belle célébrité. Cette gigantesque masse de smog de trois kilomètres dépaisseur, qui se déplace sur une vaste zone du Sud-Est asiatique (de lInde à la Corée) modifie le régime des pluies de mousson donc le régime hydrographique ainsi que laccès à leau douce de la région. Les modélisations laissent supposer son influence, avec dautres facteurs, comme la déforestation, dans les sécheresses en Afghanistan comme dans les pluies diluviennes du nord de la Chine. Il est composé daérosols soufrés, doxydes de carbone et dazote, de poussières diverses et dimportantes quantités de suie provenant de la combustion incomplète du charbon (industrie et centrales thermiques) et de la biomasse, ainsi que des émissions des moteurs diesel. Ce pur produit du «développement» capitaliste accéléré de la région diminue la lumière qui parvient au sol et donc les rendements agricoles comme il provoque la mort prématurée de dizaines de milliers de personnes. Disposer deau douce en quantité et en qualité suffisante dans la région implique davoir des propositions à avancer pour lutter contre lABC. Cela ne peut se faire évidemment en se limitant à laspect hydrologique de la question, mais suppose au contraire un véritable plan daction touchant aussi bien les normes de production (environnementales et sanitaires), léconomie forestière, la gestion hydraulique, la lutte contre la paupérisation des campagnes et les concentrations urbaines qui en découlent, le remplacement du bois de chauffe, etc.
Le transfert massif de technologies de lOccident, sil nest pas accompagné de mesures permettant aux populations locales den avoir la maîtrise effective – si par exemple le mouvement ouvrier ne peut contrôler une série de conditions de travail et de production voire même intervenir pour réorienter la production vers des usages socialement et environnementalement utiles (comme la production de matériel permettant le recours aux énergies alternatives) épuisera rapidement ses effets. Pour reconquérir les pluies de la mousson, on ne pourra faire limpasse sur la question du pouvoir de décision économique. Qui décide? En fonction de quels intérêts et pour quels objectifs? Et comment sy opposer? Le problème de lalliance sociale et politique à nouer pour combattre le pouvoir économique et politique en place se posera alors Dans une région comme celle-ci, il est inimaginable dagir sans mobiliser les masses paysannes. Pour ce faire, laxe de la défense des usages traditionnels des ressources, généralement plus respectueux à leur égard que le productivisme agricole intensif des «révolutions vertes», est un biais nécessaire. Mais lorsque lon sait que la modernisation des campagnes chinoises à la sauce OMC risque de jeter 500 millions de ruraux à la rue dans les années à venir, le problème de la terre se trouvera à nouveau brutalement posé dans cette partie du monde.
Face à ces questions cruciales pour le développement futur de la société humaine, deux courants semblent prédominer actuellement. Le premier est celui des aménagistes du pire et le second celui de la décroissance. Passons les rapidement en revue.
Verts et Rouges: questionnements croisés.Parce quelle introduit un domaine de connaissances et daction qui était resté pour le moins marginal dans la théorie socialiste (les rapports société/nature), lécologie politique questionne le «Rouge» et la pensée marxiste. Mais parce quelle est intrinsèquement liée au fonctionnement de nos sociétés, lécologie politique questionne aussi le «Vert», en particulier sil rejette la référence marxiste: avec quels outils conceptuels et en rapport avec quel projet politique pense-t-il la nécessaire transformation sociale? Pierre Rousset, Lécologique et le social: combats, problématiques, marxismes. Contribution au congrès international Marx 98. |
Les aménagistes du pire
Ancien conseiller national socialiste, président dequiterre («partenaire pour le développement durable», auparavant Société suisse pour la protection de lenvironnement), René Longet, donnera un interview à lhebdomadaire Coopération. Sous-titre : «René Longet participe au Sommet mondial du développement durable à Johannesburg. Son credo : un monde plus équitable grâce à de nouvelles technologies.» Et il ne sagit pas dune interprétation bâclée par un journaliste trop pressé. Dans le corps même de lentretien, René Longet expliquera: «Lindividu désire un monde plus équitable: il faut maintenant lui faire comprendre quon peut y aboutir grâce à des nouvelles technologies»1.
Après Johannesburg, il va tirer un bilan assez positif du Sommet (sous langle: le pire a été évité et nous avons progressé) et se félicite de lengagement des entreprises dans le secteur de lenvironnement: «Le monde du business a aussi progressé, sans que les positions du World Business Council for Sustainable Developpement (par exemple lappel commun avec Greenpeace de ratifier le protocole de Kyoto) ne soient majoritaires. Cest cette mobilisation qui sera désormais décisive.» (Le Courrier, 13.9.2002). Autrement dit, plus les entreprises considèrent que la protection de lenvironnement est une activité rentable, ce qui suppose quun marché de la pollution existe et se renouvelle, mieux la Terre se portera! Au-delà des illusions profondes que cette position nourrit à propos des raisons dagir des entreprises le World Business Council for Sustainable Developpement, le Conseil mondial des entreprises pour le développement durable a comme président dhonneur Stephan Schmidheiny, rejeton de lindustrie du fibrociment et de lamiante, dont le sens de la responsabilité sociale et environnementale ne va tout de même pas jusquà indemniser les victimes de ce produit -, les déclarations de Longuet sont emblématiques de tout un courant socio-environnementaliste, Entre la détérioration de lenvironnement et lindividu (ou les hommes), il ny a rien. Les atteintes ne sont pas le fait structurel dun système économique particulier, mais dériveraient en quelque sorte dun manque dinnovations technologiques et dune absence partagée de conscience ou de morale. Léquité pour ne pas parler dégalité – devient ainsi un problème de techniques et de bonne volonté.
Une version très protestante de cette approche est illustrée par Saint-Moritz lui-même, grand prêcheur devant le Conseil fédéral: «Le monde est injuste et leau est répartie de manière inégale sur la terre. Mais cest la gestion désastreuse de leau plus que rareté qui nous a amené à la crise actuelle. Les activités des hommes polluent leau et la gaspillent, abattent les arbres, assèchent la terre. (…) Un espoir surgit, un chemin se dessine, il porte un nom: lhydro-solidarité. Autrement dit, la solidarité entre les populations qui vivent en amont et celles qui vivent en aval des points deau. Pour avoir assez deau, les populations vivant des les régions en aval, en bas, devraient compenser les services de gestion durable rendus par les populations qui habitent les écosystèmes en amont, dans les forêts de montagne, par exemple. Nous ne sommes quau début du chemin. Il faudra convaincre, façonner des outils politiques, créer des systèmes de compensation économiques, seuls à même de résoudre la crise. Comme le dit ce proverbe chinois, il faut boire leau en pensant à la source...»2 Il y a donc des hommes, des populations, qui vivent tantôt en amont, tantôt en aval des points deau. Capitalisme, surexploitation des ressources et des populations laborieuses, pillage environnemental: quels vilains mots, propre à salir le joli paysage de lhydro-solidarité, qui présente limmense avantage dêtre indéfinie et, à vue dhomme, inatteignable. Nous ne sommes quau début du chemin dit Moritz. Et bien que droite, la route est longue et pentue, ajouterait Raffarin.
Small is beautifull
Un autre courant fait lui aussi limpasse sur le capitalisme réellement existant et sexprime dans la revue LEcologiste (adaptation française de The Ecologist). Son fondateur, Edward Goldsmith, déclarait récemment, face aux dégâts écologistes du capitalisme: «Il faut revenir aux économies locales, à la coopération mutuelle entre les communautés. Il faut revenir à Gandhi, qui voyait lInde comme une association de villages…»3. Son neveu, codirecteur de la revue, Zac Goldsmith, faisant quant à lui un vibrant éloge de lautarcie régionale: «la distance entre le producteur et le consommateur serait réduite : cela signifie des produits frais, moins démissions polluantes et plus de rentrées financières pour le paysan. Les économies locales et le petit commerce sen trouveraient dynamisés et les gens pourraient enfin travailler près de chez eux.»
Quelle économie pour le climat?
Dans le dernier numéro, laffirmation se fait encore plus précise: «Si nous voulons survivre sur cette planète, il faut nous inspirer des sociétés traditionnelles: vivre dans des villages presque autosuffisants, se consacrant à la production de leur propre nourriture et à la manufacture dobjets techniquement simples.»4 Opposant lâge industriel doublement caractérisé comme totalement aberrant et nécessairement éphémère, Teddy Godlsmith se lance dans un éloge du bon vieux temps: «nous savons en tout cas que nos ancêtres savaient très bien résoudre les leurs [problèmes] et lon sait également pourquoi. Toutes les sociétés, jusquà très récemment, étaient fondées sur la famille étendue et la communauté: ceci nest certainement pas un hasard!»5 Plus loin, on apprend que «jusquà récemment, les gens pouvaient se nourrir convenablement et se maintenir en bonne santé sans argent». Et dans ce havre de paix supposé, la déliquance et la drogue nexistaient évidemment pas.
«Elles sont notre aqueduc»Lors dun festival, à Turin, on demanda au responsable dun groupe dogon, qui présentait les danses et le masques de son peuple, pourquoi il ne comprenait aucune femme. La réponse: «Les femmes ne peuvent pas venir, car elles sont notre aqueduc. Sans elles, leau narriverait jamais jusquaux puits des villages.» Lapprovisionnement en eau est en effet, dans nombre de sociétés traditionnelles, la charge des femmes. Charge au sens fort du terme, puisque le transport, souvent sur de longues distances, des li-tres deau quotidiens (40 à 60), finit par provoquer des maladies chroniques. Cette fonction allonge aussi la journée de travail des femmes du Sud, qui peut compter jusquà 17 heures. Elle maintient également les fillettes en marge de la scolarisation, renforçant ainsi les inégalités et repoussant leur émancipation. |
Comment survivre?
Cette glorification dun paradis perdu évacue totalement les différenciations sociales marquées qui existaient chez «nos ancêtres», le poids de lobscurantisme et des traditions, qui ont longtemps permis à nombre de ces communautés de considérer, par exemple, que les femmes étaient plus proches de la bête de somme que de lêtre humain. Une pesanteur qui peut même aller jusquà bloquer les réponses adéquates aux situations de crise. Ainsi, en Inde, dans ce pays de villages, les récentes inondations dans lEtat du Bihar ont noyé les terres, les recouvrant de sédiments déposés par les rivières, Le retour à une situation normale prendra des années. Les fermiers nont donc ni récoltes futures et plus de réserves. La pêche dans les terres inondées? Reservée à la caste des pêcheurs, ravis de laubaine et qui défendront leur bien sans concession. La culture dans les sédiments déposés? Seuls des «hors castes» le bas de léchelle sociale qui ont lhabitude de vivre sur les rives des fleuves connaîtraient les techniques nécessaires à la culture de certains légumes dans les terres sablonneuses. Mais leur savoir se diffusera très lentement, les barrières sociales faisaient fortement obstacle à leur diffusion.6 La stratification sociale et sa rigidité jouent ici un rôle fortement négatif. Les communautés traditionnelles, ce nest pas à chaque fois Astérix et Obélix dans leur petit village qui résiste encore et toujours à lenvahisseur.
Si, avec Jean-Marie Harribey «On comprend (…) la critique radicale qui consiste à dire que le développement ne serait pas la solution, mais le problème. Parce que le type de développement dévastateur socialement et écologiquement qui prévaut dans le monde est celui qui prévaut en Occident, impulsé par la recherche du profit en vue daccumuler du capital», il faut en même temps souligner quil ny aura pas dissue à la crise globale que nous vivons sans certaines formes de développement : «Pourtant on aurait tort de rejeter lidée de développement. En effet, les besoins primordiaux dune bonne moitié de lhumanité restent insatisfaits. Les pays pauvres doivent donc pouvoir connaître un temps de croissance de leur production. Car pour faire disparaître lanalphabétisme, il faut bâtir des écoles; pour améliorer la santé, il faut bâtir des hôpitaux et acheminer leau potable; pour retrouver une large autonomie alimentaire, il faut encourager lindustrie vivrière. Léchec du développement du XXe siècle est davantage le produit des rapports de force qui ont tourné à lavantage exclusif des nantis que léchec du développement lui-même. Il faut donc se dégager des pièges du «développementisme», de ceux de l»anti-développementisme» et du consensus mou autour de la durabilité.»7
Les pistes seraient alors à chercher dans le sens dun développement différent quant à ses objectifs, à son déploiement dans lespace et dans le temps, pour établir des priorités en fonction des besoins de la population et de la qualité des productions. En un mot, permettre la croissance pour les plus pauvres et obtenir la décélération de celle-ci pour les plus riches. Un développement radicalement différent pour quun autre monde soit réellement possible.
Daniel Süri
- Coopération, no 34, 21.8.2002
- Moritz Leuenberger, SOLIDARITé, Journal de lOSEO, no 4, 2002
- Le Courrier, 2.8.2002
- LEcologiste no 7, vol. 3, no 1. juin 2002
- LEcologiste no 8, volume 3, no2, octobre 2002
- Le Courrier, 29.8.02
- Une contradiction insurmontable, Le Monde Diplomatique, décembre 2002)
* Ricardo Petrella Le Manifeste de leau.(Pour un contrat mondial, Bruxelles, Ed. Labor, 1998)