Günter Wallraff et Florence Aubenas en immersion sociale

Günter Wallraff et Florence Aubenas en immersion sociale

Il y a plus de trente ans paraissait
« Tête de Turc », l’ouvrage de
Günter Wallraff qui allait populariser un style de reportage
particulier, où le journaliste s’immerge dans la
réalité sociale dont il veut témoigner. Sous les
traits d’un travailleur immigré turc, il
révélait le racisme quotidien en Allemagne.
Aujourd’hui, Wallraff récidive, alors qu’en
Basse-Normandie, Florence Aubenas plonge dans le monde des
précaires du nettoyage.

Wallraff ne fait pas les choses à moitié. Lorsqu’il
se transforme en Noir dans une société allemande
où les Africains sont peu nombreux, il va carrément se
mêler à la foule des supporteurs enivrés du FC
Energie Cottbus et prend ensuite le train, seul, au milieu des fans du
Dynamo Dresde. Une caméra cachée va réaliser un
documentaire – récemment diffusé sur Arte – sur cette
confrontation extrêmement tendue, où le Somalien
joué par Wallraff risque à chaque instant le passage
à tabac. « L’Allemagne aux
Allemands » est un des slogans les plus accueillants
entendus.

« Le monde est sorti de ses gonds »

Devenu SDF et Blanc, c’est en plein hiver qu’il va passer
des journées et des nuits glaciales à Cologne.
Accepté, enfin, par un autre groupe de sans-abri sur les grilles
d’aération des caves de la radio WDR, il reste tel
qu’en lui-même. Alors que ses compagnons d’errance,
deux Polonais et un Russe, ont visiblement cherché le
soulagement dans la vodka et la bière, à la question
« Toi, Allemand ? » il répond
franchement « Pas vraiment, je suis
internationaliste » et se fait recevoir… on ne peut plus
fraternellement, ce qui lui vaudra cette confidence au milieu de la
nuit du jeune Russe : « Le monde est sorti de ses
gonds. J’ai tout perdu. Mon tracteur, ma femme, mes enfants.
J’avais du travail ici sur un chantier – douze heures par jour, 5
euros de l’heure. Mais je n’ai pas touché mon
salaire pour mes trois derniers mois. Là où je tombe, je
m’endors. »

    Engagé dans une boulangerie industrielle,
sous-traitante de la grande chaîne de maxidiscompte Lidl,
là où les bras des travailleurs sont aussi souvent
brûlés que les petits pains – pour cause de
sécurité du travail inexistante et de cadences infernales
–, il profite d’un moment de répit pour siffloter
L’Internationale. Poussé par un travailleur turc, un
chariot de plaques de cuisson vides passe devant lui. Le pousseur, se
retourne, vérifie qu’il n’y a personne et
lève le poing !

    L’enfer peut aussi être psychologique.
Il en fera l’expérience en trouvant un emploi dans des
centres d’appels téléphoniques qui se tournent de
plus en plus vers la télévente. L’ambiance de
travail y est particulièrement sympathique. Parole de chef
d’équipe à propos de ses collaborateurs :
« On ne leur dira jamais assez qu’ils sont de la
merde. C’est seulement comme ça qu’ils donnent le
maximum. »

«Vous êtes plutôt le fond de la casserole, Madame »

Journaliste, Florence Aubenas s’est fait connaître par son
enquête sur l’affaire d’Outreau, qui démonta
la thèse officielle de ce futur scandale judiciaire.
Lorsqu’elle veut se confronter au travail précaire et
intérimaire, aux marges du salariat, elle se rend rapidement
compte qu’il lui faudra d’abord trouver un emploi.
Prétendument sans formation, ni expérience
professionnelle récente, au milieu de la quarantaine, elle est
plutôt « le fond de la casserole »
comme lui dit, gentiment, un employé d’une agence
intérimaire.

    Elle trouvera néanmoins quelques heures dans
le nettoyage des ferries qui accostent à Ouistreham. Le temps
est compté, c’est celui de la rotation du navire.
Même si les équipes comptent aussi des hommes, c’est
aux femmes qu’il revient toujours de nettoyer les toilettes, les
« sanis ». Démonstration:
« Mauricette […] se précipite dans
l’espace minuscule où s’imbriquent quatre couchettes
superposées et un cagibi de toilettes, comprenant lui-même
un lavabo une douche et des WC. Elle se jette à terre si
brusquement que je pense d’abord qu’elle a
trébuché. Je veux la relever, mais sans même un
coup d’œil derrière elle s’ébroue pour
me repousser et, à genoux sur le carrelage, se met à tout
asperger avec un pulvérisateur du sol au plafond. Puis toujours
accroupie, elle chiffonne, sèche, désinfecte, astique,
change le papier-toilette et les poubelles, remet des savonnettes et
des gobelets en une rangés impeccable au dessus du lavabo,
vérifie le rideau de la douche. Tout a duré moins de
trois minutes. C’est le temps imparti. » Mal
payé, ce genre de boulot exige souvent deux fois plus de temps
de transport que de temps de travail. Pour vivre, il faut tenter de les
multiplier. Les journées s’allongent vite et
l’épuisement physique guette rapidement. Aux portes de la
misère, on ne va plus soigner ses dents. Trop cher : on
attend qu’elles soient toutes gâtées pour les
arracher en une seule fois.

Et lorsqu’on se syndique, il faut encore lutter contre le
machisme et le corporatisme méprisants des
« camarades syndiqués »…

    Florence Aubenas a sobrement intitulé son
livre « Le Quai de Ouistreham » (Ed. de
l’Olivier, 2010). Günter Wallraff, lui, annonce la couleur
avec ironie : « Parmi les perdants du meilleur des
mondes » (La Découverte, 2010).

Daniel Süri