Quand l’Egypte ébranle le monde

Quand l’Egypte ébranle le monde

Vendredi 11 février, Moubarak
abandonne le pouvoir après avoir placé deux hommes du
sérail, proches des Etats-Unis, à la tête de
l’Etat. Le pays est désormais dirigé par le Conseil
suprême des forces armées, qui dissout le parlement,
suspend la Constitution et annonce des élections dans 6 mois,
sans pour autant mettre un terme à l’état de
siège. La révolution a pris tout le monde de vitesse,
même si elle avance désormais en terrain miné.

Après 18 jours de protestation populaire, le principal
allié des Etats-Unis dans le monde arabe a été
décapité. L’un des appareils policiers les plus
puissants du monde (1,5 million d’hommes), secondé par des
nervis, n’a pas pu empêcher la chute de Moubarak et de sa
clique. Avant de s’incliner, le raïs avait
désigné le général Osman Souleyman (chef
des services secrets et tortionnaire notoire) à la
vice-présidence et le général Ahmed Chafik
(ministre de l’Aviation civile) au poste de Premier ministre.

    Les manifestant·e·s ont fait preuve de
courage (plus de 300 morts). Ils ont montré des capacités
d’organisation surprenantes, qui ont pris au dépourvu les
forces de répression. Quant à l’armée
(450 000 hommes), elle s’est tenue en réserve,
comme ultime rempart de l’Etat néocolonial. Affronter le
peuple aurait risqué de la diviser, voire de réveiller de
vieux démons nationalistes parmi ses jeunes cadres (en 2009,
selon Brookings Inst., Hugo Chávez était le leader
étranger le plus populaire au Moyen-Orient).

Une révolution démocratique

La révolution égyptienne est d’abord
démocratique, portée par la jeunesse (70 % de la
population a moins de 30 ans), notamment par des
diplômé·e·s chômeurs. Elle est aussi
animée par de nombreuses femmes, dont le rôle de premier
plan – sur la Toile, dans les associations et dans la rue –
n’a échappé à personne.

    Elle revendique l’abrogation de
l’état d’urgence et de la justice d’exception,
la libération des prisonniers politiques, la dissolution de
l’Assemblée (élue frauduleusement en
décembre 2010), du Sénat et des conseils locaux, ainsi
que la reconnaissance des libertés de presse et
d’organisation syndicale. Il est question de réviser la
constitution avec l’opposition modérée, avant de la
faire ratifier par le peuple. D’où l’importance de
l’appel à une Assemblée constituante
démocratiquement élue.

    L’idée d’un ordre politique et
judiciaire indépendant des autorités religieuses a fait
son chemin, en réaction à l’alliance du Parti
national démocratique (PND) avec de larges secteurs de
l’islam conservateur (cheiks d’Al-Azhar, Grand Mufti,
milieux salafistes, etc.) et de l’Eglise copte. Quant aux
Frères musulmans, ils disposent de prérogatives à
la télévision, dans l’éducation et la
justice, qui expliquent sans doute leurs réticences à
s’engager, au début du mouvement.

Un puissant moteur social

La révolution égyptienne est inconcevable sans la
protestation ouvrière et syndicale qui se développe
depuis plus de 10 ans, en dépit d’une forte
répression (2 millions de salarié·e·s ont
pris part à 3000 grèves, sit-in et manifestations depuis
1998). Celle-ci combine des revendications salariales (salaire minimum
– le salaire mensuel de base du textile est de 70 $) et
sociales (droit à l’emploi, à des indemnités
chômage, à la retraite, au logement, à des soins
médicaux, à une éducation gratuite, etc.).

    Elle aspire à la formation de syndicats
indépendants, qui se sont fédérés le 30
janvier dernier (la structure officielle dépend de
l’Etat). Dans les grèves récentes, des formes
d’auto-organisation se sont développées. Avec les
manifestations de soutien au peuple palestinien et contre la guerre en
Irak, les salarié·e·s du textile, de la fonction
publique (des impôts) et de certains services (transports) ont
ainsi tracé la voie au soulèvement démocratique en
donnant espoir à la nouvelle génération.

    Le Mouvement du 6 avril sur le net, à
l’origine des premières manifestations de janvier, est
né de la solidarité avec les grèves du textile de
Mehalla-el-Koubra (delta du Nil) en 2008. Le 9 février, le Wall
Street Journal notait ainsi que la « mise en mouvement
[des ouvriers] pourrait donner un réel coup de fouet aux
manifestations antigouvernementales ». Deux jours plus
tard, les métallurgistes appelaient à converger vers la
place Tahrir. Depuis, le mouvement de grève a fait tache
d’huile, touchant de nombreux secteurs. Des foyers de
révolte embrasent aussi la campagne et les bidonvilles, de Suez
à Assiout, contre les autorités locales.

Les options des classes dominantes

La mise en cause des privilèges exorbitants de la mafia au
pouvoir et de sa fortune colossale (40 à 70 milliards de dollars
pour le clan Moubarak) est certes une opportunité pour les
classes dominantes, mais la révolution doit avant tout
être stoppée.

    Avec le soutien des Etats-Unis et de l’Union
européenne, dont les intérêts économiques et
géostratégiques ne sont plus à démontrer,
elles vont s’employer à moderniser leur appareil de
domination pour faire face à une crise explosive. Dans ce sens,
elles doivent coopter des fractions de l’opposition et
redéfinir avec elles les modalités du contrôle
social et de la répression (maîtrise de
l’information, redéploiement de la police,
légitimité de l’armée, etc.).

    Quels sont les instruments à leur
disposition ? Les sommets des forces armées, qui dirigent
des secteurs importants de l’économie, et le soutien
politique et financier massif des Etats-Unis. Mais aussi l’accord
de larges secteurs islamistes (des salafistes aux Frères
musulmans) et démocratiques (du parti Wafd à el-Baradei)
avec une politique néolibérale. Aucune de ses forces
n’appuie les revendications du mouvement ouvrier.

    Il est certes trop tôt pour prédire
l’attitude des Frères musulmans, principale force
d’opposition, dont l’évolution récente est
controversée. Accepteront-ils un compromis durable avec un Etat
laïc à la turque, revendiqueront-ils un Etat islamique
à la pakistanaise, ou défendront-ils une voie
intermédiaire ? Aucune de ces formules n’est
incompatible avec la poursuite de la politique économique
actuelle, et du partenariat étroit avec Israël et les
Etats-Unis.

Une nouvelle donne internationale

La révolution égyptienne a un immense impact dans toute
la région et au-delà (voir la note de notre correspondant
à Mexico, ci-contre). D’abord en Palestine,
où elle fragilise la position pro-occidentale du
président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud
Abbas. Son témoignage de
« solidarité » à Moubarak est
un dernier faux pas!

    En même temps, les mobilisations populaires se
succèdent au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Libye, en
Jordanie, en Syrie, au Yémen, à Bahrein et au
Kowaït. « Chaque village, chaque quartier populaire,
chaque Arabe, note Fawaz Gerges, directeur du centre du Moyen-Orient
à la London School of Economics, aussi pauvre, déchu et
marginalisé soit-il, a désormais un sentiment de force et
de renaissance » (Christian Science Monitor, 11
fév. 2011).

    Tariq Ali peut ainsi réévoquer
aujourd’hui les vers prémonitoires du grand poète
syrien Nizar Kabbani, écrits après la
débâcle de 1967 : « Enfants arabes,
épis du futur, vous romprez nos chaînes. Vous
détruirez l’opium qui embrume nos esprits. Vous
détruirez les illusions. […]Ne nous imitez pas. Ne nous
acceptez pas. N’acceptez pas nos idées. Nous sommes une
nation de roués et de tricheurs. Enfants arabes. Pluie de
printemps. Epis du futur. Vous êtes la génération
à qui il reviendra de dépasser la
défaite ».

Jean Batou